Une fois à l’intérieur de l’enceinte des palissades, je tirai Épona au beau milieu de l’enclos et, comme à l’accoutumée, je lui imposai de faire des exercices. Je lui ordonnai d’aller au pas, au trot, au galop, à l’amble, au reculer et au saut, des allures naturelles qu’elle pouvait aussi réaliser, lorsque je m’absentais, selon son bon vouloir. Puis, remontèrent en moi de vieilles méthodes d’entraîneur aguerri qui me poussèrent à lui imposer des allures uniquement acquises par le dressage : le passage, l’issu du trot, le pas d’école, le pas espagnol, le piaffer (trot sur place), etc. A la voir ainsi danser sous mes yeux au moindre geste que je faisais ou au moindre mot que je disais, elle me faisait songer à la docile monture de Marc-Aurèle, philosophe stoïcien mais surtout empereur à la poigne de fer, qui fut célébrée par l’érection d’une statue à Rome. En fait, elle flottait plus qu’elle ne dansait, elle voletait dans l’espace infini de l’amour du Maître que j’étais pour elle. Brutalement, un remord me mordit à nouveau le cœur. C’était la première fois que cela m’arrivait à l’intérieur de l’enclos, saint des saints de mes fantasmes assouvis.
Sous le scintillement d’un soleil montant lentement vers son zénith, je la laissais s’ébattre quelques instants en songeant à elle. Elle avait cinq ans, une charmante adulte déjà, et il lui restait environ vingt à vingt-cinq ans à vivre. Tout un univers de plaisir… pour moi. Je savais que le cheval était un animal grégaire, pourtant je n’accordais à Épona, du haut de ma clémence putride de seigneur envers son serf, qu’une vie solitaire avec ma personne comme seule compagnie. Elle était une jument destinée aux activités de loisirs et donc non-reproductrice. De mâle, elle ne verrait jamais que des hongres, chevaux châtrés, et nuls poulain ou pouliche elle n’enfanterait ; elle ne serait jamais une poulinière, elle serait toujours… à moi ! Et je déployais tout l’éventail de son amour sur moi. Je la sifflai. Ayant l’ouïe très fine, elle m’entendit immédiatement, se rapprocha rapidement de moi et fit un fleshmen en retroussant sa lèvre supérieure tout en relevant la tête pour mieux analyser mon odeur. Je l’aimais. Elle était tout à moi. Pour moi, elle n’était pas une rosse qu’on délaissait au fond d’une arrière-cour, un bourrin qu’on bourrait rageusement de coups, un canasson à qui on faisait tracter une charrette, une carne destinée à la boucherie du quartier. Non, elle était ma passion, ma raison d’exister. Point une haridelle maigrie et peu vigoureuse, mais un cheval puissant, noble et élégant qui faisait ma fierté. J’étais son propriétaire ! Une vive douleur me saisit au bras gauche.
Alors qu’elle attendait fébrilement que je lui donnasse un ordre quelconque, je me mis à regarder le ciel innocent au centre duquel le soleil trônait en maître sans partage. Je fus tellement ébloui par la clarté vive qu’en rebaissant les yeux, je crus voir Épona entouré d’un halo de feu. Elle me fit songer au magnifique poème de Jacques Prévert, Le cheval rouge, où mon animal préféré pérégrinait dans un univers onirique aux fragrances indicibles d’amour. La lueur s’estompa rapidement au profit d’une réalité non moins savoureuse tant je la trouvais belle de corps. Ses lointains ascendants avaient été de fiers chevaux orientaux, grands, légers, adaptés aux climats chauds et secs du Moyen-Orient. Ceux-ci donnèrent finalement naissance à une nouvelle race, celle des sangs chauds (les Akhal-Teke, barbes, et autres) qui étaient des êtres vifs, agiles, rapides, physiquement raffinés, à la peau mince, à la silhouette longiligne, aux jambes longues et disposant de capacités cognitives très élevées. Et parmi ces sangs chauds, il y avait ton espèce, celle des purs-sangs arabes, crées par diverses tribus perses, qui disposaient d’une grande nervosité et d’une énergie indescriptible, sans compter la majesté qui émanait de leur plastique étourdissante. Je t’aimais pour ta matière. Je ressentis brusquement comme un mystérieux vertige de l’âme.
Je me mis à t’admirer comme jamais je ne l’avais fait auparavant. De tes crins et de tes poils scintillaient une étrange lumière de ténèbres, tu avais une robe superbe d’un noir de jais rare et enivrant. Tu me fis songer à mon précédent amour, un alezan fauve dont la robe allait même jusqu’à tirer vers le bai cerise. Ce fut avec une émotion vive que je me souvins de sa chute sur des escaliers qu’il grimpait à mes côtés afin de recevoir le trophée du Tsar récompensant la plus belle monture. Je dus, à contrecœur, l’abattre tant il souffrait et tant j’éprouvais une passion exacerbé pour lui. Je me mis à te regarder de plus près de mes yeux énamourés. Tu étais un galion fantastique dont la poupe était ton arrière-main, la proue ton avant-main et la voilure ton corps qui battait aux quatre vents de mes désirs assouvis.
Contrairement aux autres animaux si bêtes, tu n’avais pas de pattes mais… des jambes si bien proportionnées et très sensibles… que je me mis à caresser de bas en haut. Tes pieds mignons, à la surface portante développée, étaient constitués de sabots à la pince solide, à la couronne majestueuse, au paturon fragile et au boulet rond et puissant. Ce dernier tirait vers le fanon puis le canon afin d’exploser en mille éclats de beauté sur ton grasset puis ton large jarret tous deux magnifiques. Et ton genou solide aux articulations fortes supportait le reste de ton corps élancé, telles des colonnes aux gravures subtiles soutenant un énigmatique et envoutant temple antique. Tes membres élégants m’amenèrent à penser à cette statue émouvante, crée par Léonard de Vinci, que j’avais vue à l’hippodrome de San Siro à Milan, qui représentait un cheval digne et noble, dont l’aplomb avait résonné sur mes iris coruscants, et qui avançait avec fierté vers l’horizon de son futur. Tu étais ravissement de mes prunelles dilatées.
Tes épaules bien orientées, puissantes et musclées, tels des fleuves aimants, se jetaient dans la mer profonde de ta poitrine avant de s’échouer sur la plage érotique de ta gorge pleine, longue, bien sertie et harmonieuse. Je suivis les lignes savoureuses de ton encolure de mes paumes alanguies jusqu’au double port de tes joues et de ta ganache bien marquée où je décidai de te chatouiller quelque peu. Tu ne réagis pas. J’approchai avec prudence de ta bouche où je me mis à palper tes lèvres (entourées de poils sensibles te permettant de capter des informations sur la nature de l’objet touché) lorsque, tout à coup, tu montras ta denture avec colère. Je me retirai bien vite, pour me replonger en toi sur le champ. Tes naseaux soufflaient une écume vaporeuse d’air chaud qui caressa mes ongles d’un embrun lyrique. Ton chanfrein rectiligne ouvrait la voie vers la cité de ta tête dont le front était un fleuve séparant les deux rives de tes yeux aux arcades sourcilières si joliment peu saillantes. Plus en amont, je découvris une fois encore ta pelote séduisante, une tâche blanche sur ton front telle une oasis fleurie au beau milieu d’un océan salé. Ton toupet eut ensuite le toupet de battre le bout de mes doigts avant que ceux-ci n’aboutissent sur tes oreilles courtes, écartées et à la base voluptueusement large. Je m’arrêtai pour l’heure à l’orée de ta nuque qui, sous mes yeux avides, commençait sa longe et lente chute vers ta crinière. Dans la brume légère de ma satisfaction, j’entrevis la toile « Le cheval » d’Auguste Rodin qui me rappela poétiquement tout de toi dans la suavité de l’instant présent.
Mes yeux plongèrent dans les tiens et de mon chaos naquit l’univers en un feu d’artifices luisant. Je décidai de te caresser tendrement le flanc en frôlant maladroitement tes mamelles et ta vulve, telle une fuite en avant devant le désert aride de mon célibat. Puis, j’arpentai tes cuisses musclées et bien descendues avant de tresser de mes doigts anguleux chaque fibre de ta queue basse aux crins fournis par delà les dunes de tes fesses. Mes mains se déposèrent alors gloutonnement sur ta croupe bien remplie, légèrement inclinée, avant qu’elles ne plongeassent sur la courbure de tes hanches aux reins courts, rectilignes et larges. Vint ensuite ton dos soutenu où mes mains moites jouèrent à l’étreinte affective jusqu’à l’embouchure de ton garrot marqué en finesse. Et je finis de m’abandonner dans ta crinière double, à l’abondance extravagante, comme si j’étais une felouque fragile bringuebalée sur une cascade folle à la grâce indéfinissable. Je me disais que tu étais Mon pur-sang arabe aimé, quand le vent d’est se leva à nouveau et vint me fouetter le visage de sa cravache de liberté.
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Commentaires :
pseudo : lutece
..Je viens de lire les deux épisodes de ta nouvelle (après avoir relu le premier) et me suis régalée, je suis sous le charme de ce bijou, merci de me faire rêver! Enorme CDC pour ton chef d'oeuvre! Biz amicale
pseudo : Iloa
Quelle folie ! C'est sublime ! Sublimement fou...
pseudo : w
Merci bien lutece, cela me fait tellement plaisir de lire un tel commentaire. Iloa, "aimer à perdre la raison..." Bisous à vous deux.
pseudo : PHIL
Géant, tout simplement CDC
pseudo : Allover
Bravo et merci pour ce voyage merveilleux dans le monde du cheval. J'ai beaucoup aimé le tout, même si la première partie avec toutes ses références mythologiques et/ou historique m'a ravi. Chapeau bas. cdc
pseudo : w
Merci Phil. Allover, chacune des sept parties de ce textes a sa propre spécificité quoique intégrée dans la même nouvelles ; je suis d'autre part très touché par ton commentaire. Je vous embrasse tous les deux.
pseudo : damona morrigan
Un "pur sang", yes ! excellent !
pseudo :
meci damona, ma petite pouliche préférée :-D
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