Dans la torpeur glaciale des ténèbres qui couvraient mes terres d’un linceul angoissant, naquit timidement à l’est une aube emprunte de sérénité dont les baisers chauds se déposèrent sur la verdoyance d’une nature renaissante. La pesanteur étouffante de l’occident submergeait mes émois sous les flots ravageurs de la peine lorsque, soudain, une brise orientale se leva et la chassa au loin, plus loin que l’horizon blafard de mes tourments. Et ce fut ainsi que sous le jour nouveau se déploya langoureusement le printemps dont les mains moites, telle une rosée matinale aimante, caressèrent la surface encore endolorie de mon cœur.
Derrière le mirage patent de ma demeure, où la façade aux éclats opalins rimaient avec la toiture aux tuiles carmins, se camouflaient sournoisement des pièces austères, au papier-peint jauni par la tabac, où le mobilier se répandait en un raz-de-marée éternel sur le plancher vermoulu de ma vie. Ci et là, tels des mastabas abandonnés depuis des siècles au beau milieu d’un désert aride, des meubles ravagés par le temps jonchaient le sol dans la moiteur silencieuse qui se dégageait des rideaux fermés. En guise de lumière dans ce dédale lugubre, il n’y avait que la présence rassurante d’une multitude de petits artéfacts qui semblaient avoir jailli du passé pour mieux panser les plaies d’un présent si sordide. Sur l’un des murs recouverts de fleurs aux teintes mates se trouvait une reproduction faite main d’une peinture rupestre se trouvant dans les grottes de Lascaux, que j’estimais dater du trentième millénaire avant Jésus-Christ, qui représentait en des lignes tracées de manière primitive un cheval au galop sur une prairie totalement sauvage. Non loin de là, sur un secrétaire aux dorures noircies, se juchait prétentieusement un vase antique sur la surface duquel était représentée métaphoriquement la première domestication d’un équidé, vers 3500 ans av. J.C., à l’époque où dominait la culture Botai au sein-même du Kazakhstan. Juste à côté, reposant sur un présentoir à pied, se lovait une épée égyptienne, un khépesh, sur le manche duquel était figuré un char hyksôs tiré par deux bêtes à la crinière endiablée. Sur une commode couverte d’une plaque de marbre aux veines anguleuses, était placée une série de figurines qui représentaient des chevaux montés par des personnages historiques célèbres : Bucéphale, le cheval rageur d’Alexandre le Grand ; Incitatus, lui qui fut nommé consul par l’empereur romain Caligula ; Nickel, Le Vizir et Marengo, la sainte trinité quadrupède ayant suivie Napoléon Ier lors de ses croisades impérébublicaines.
Je pénétrai dans le bureau d’un pas lent en ayant les yeux baissés sur le parterre délétère de mon existence. Mes jambes étaient tremblantes, mes bras pendaient lamentablement le long du corps, telles les ailes brisées d’un oiseau traumatisé, mes doigts étaient horriblement tordus, mes cheveux hirsutes, mes yeux révulsés, mon front plissé en de profondes cicatrices et ma bouche crispée ; de moi ne subsistait plus que le vestige fumant de la désolation. Au poignet droit se trouvait une montre indiquant l’heure d’un temps qui ne comptait plus pour moi, l’autre poignet était enserré par un bracelet en cuir corrodé sur lequel était inscrit mon prénom : Philippe, celui qui aime les chevaux. Je ressentais de vives douleurs au crâne, depuis que j’avais crâné, la veille au soir, en affirmant à de prétendus amis que j’étais le meilleur propriétaire, éleveur et entraîneur de chevaux de la contrée. J’étais monté sur mes grands chevaux… encore une fois ! Mais les doutes sur ce soit disant état de fait s’étaient rapidement insinués en moi au point de passer une nuit terrible durant laquelle j’eus une fièvre de cheval. A mon réveil, un remède du même acabit me permit toutefois d’émerger un tant soit peu des limbes de mes affres. LA première heure de la matinée se passa pourtant sous l’oppression d’une fatigue extrême, doublée d’une absence flagrante de volonté, qui me fit ô combien comprendre à quel point il eût été de demeurer bien plus longtemps dans l’enceinte asphyxiante de ce « chez moi » dont le « moi » n’exhalait que l’odeur méphitique de la dévastation. « Pas de pieds, pas de cheval », comme le disait si souvent mon défunt père. J’étais embourbé dans la fange de mon inexistence avec comme seul point de fuite une écurie de laquelle émanait les subtiles fragrances chevalines. Je me décidai donc de prendre le mors aux dents, de prendre les rênes, et de partir du bon pied afin de rejoindre les seuls animaux animant encore ma vie. Tout en traversant le salon, je songeai à la solitude de mon enfance que je ne pus combler qu’avec mes adorables jouets en bois hippomorphiques. Et, en toute vérité, à cette époque, je ne ressentais l’envie de sortir de ma chambre que pour m’enfermer entre les palissades vermoulues d’un enclos où s’agitaient sous mes yeux étincelants mes équidés aimés.
Alors que je descendais lentement vers le rez-de-chaussée, je me mis à regarder les photographies et reproductions en image de ma bête préférée qui fut glorifiée mythologiquement par les Grecs de l’Antiquité. Ici, les lignes exquises de Pégase dont les ailes amples et délicates s’étendaient jusqu’au firmament ; là, ces créatures mystérieuses qu’étaient, dans l’imaginaire collectif, les fameux Centaures dont le corps se constituait à moitié de celui d’un homme, d’une l’autre moitié de celui d’un cheval ; là-bas, les Cavales de Diomède dont la nature sauvage et carnivore n’empêcha point Héraclès de les capturer ; plus loin, la peau ruisselante et les muscles tendus de Poséidon, par lequel l’homme avait appris à monter à cheval, dont le char était tiré par quatre hippocampes dont la partie antérieure était celle d’un équidé et la partie postérieure celle d’un monstre marin ; arrivée à la dernière marche, je vis l’image du cheval de Troie que fit bâtir Ulysse afin de conquérir la cité ennemie. Animaux fabuleux dont les dieux dans les cieux en furent ravis par les hommes pour des dessins bien moins poétiques…
J’atteignis l’orée funeste du salon dans lequel se plantaient en des arbres invisibles les silhouettes énigmatiques des êtres que j’avais aimés et dont il ne restait d’eux que les volutes indicibles de la mort. Je ne fus que le pitoyable esclave d’un destin sans lendemain… Je me mis à errer dans la pièce à l’instar d’une plume fragile battue aux quatre vents. Je ressentis en moi un sentiment étrange, celui de n’avoir jamais été autre chose qu’un misérable pantin gesticulant vainement dans le vide d’un espace glacial. Jamais je ne pus, je ne sus, je ne voulus devenir maître de ma fortune, laissant les infortunes me dominer sous mon regard apathique. Malmené par mes camarades d’enfance, malmené par une société perverse, malmené par l’invisible, je ne trouvai d’exutoire à mes frustrations que dans celui de devenir maître de chevaux.
Des représentations arabes de mon animal fétiche étaient disséminées un peu partout dans le salon. Par exemple, sur une table basse, je vis une pyrogravure où Allah, dans un geste ample et symbolique, essaimait une pincée de vent sur la Terre afin de créer divinement le cheval dans toute sa splendeur. Sur une des étagères de ma bibliothèque, entre deux piles de livres anciens aux relieurs d’ocre et d’or, un parchemin sous verre plus que millénaire racontait l’histoire de Kuhaylan, le premier équidé à avoir jamais été dressé par un homme, en l’occurrence Ismaël, le fils du prophète Abraham. Et sur la grande table, qui trônait au centre du salon, je jetai un regard admiratif sur une statuette qui montrait Mohammed, guidé par l’archange Gabriel, qui voyagea une nuit étoilée de la Mecque vers Al-Aqssa sur le dos d’Al-Bouraq, « l’éclair » en Arabe, ce cheval ailé à tête de femme et à la queue de paon.
Je me rendis soudainement compte que tous ces objets éparpillés au sien de mon univers n’étaient ni plus ni moins que le reflet inversé de ma propre vie sur le miroir hilare du pathétique : un trop plein pour mieux représenter le vide abyssal qui régnait en mon cœur. D’amis je n’eus que des personnages imaginaires flottant dans les catacombes de mon isolation, d’amantes je n’eus que des images furtives sur l’écran stérile de mon téléviseur ou les pages glacées des magazines, d’âmes-sœurs je n’eus que des torsades moqueuses qui dansaient sur les ruines vaporeuses de ma psyché dérangée. Rien. Et mes yeux en larmes se tournèrent vers la fenêtre à travers les carreaux de laquelle j’aperçus les lignes droites et rassurantes de l’écurie. Mes amours ! Je tirai le rideau sur la croisée, je plaçai un voile sur mon esprit, je plongeai dans les méandres de mon inconscient. Et je vis les mythes se faire réalité.
Sous la brise légère d’une mélodie issue du folklore breton, m’apparut alors Morvac’h, le légendaire cheval aux crins noirs, qui trottait sur les allées séparant les tombes d’hommes illustres enterrés avec leur équidé préféré. Puis, après qu’une cascade de roses garances eût tombé entre mes yeux énamourés et cette scène, se peignit délicatement, sur une toile onirique, la silhouette imprécise de Gullfaxi à la crinière d’or qui, dans la mythologie nordique, fut considéré comme l’animal le plus rapide de sa noble race ; Sur son dos, Hrungnir le Jötunn défia Odin, montant Sleipnir − sa monture à huit jambes −, afin de se lancer dans une course à la chevauchée folle à l’issue de laquelle le vainqueur serait honoré par tous les dieux. Un brouillard énigmatique recouvrit le tableau et finit par me submerger. Quand il se fut dissipé, je me trouvai en Corée où je pus regarder Chollima galopé de plus en plus vite de telle sorte qu’il pût prendre de l’élan avant qu’il ne s’élançât dans la profondeur du ciel en battant ses ailes à un rythme effréné. Là, il y croisa son frère de sang, Ponkhiraaj, un autre cheval ailé, qui s’en alla en direction des Indes. Je le vis atterrir sur une plaine brûlée juste à côté du dieu Vishnou qui venait de se métamorphoser en un équidé à la blancheur aveuglante. Ce fut à ce moment que traversant cette plaine dans une furie flamboyante, Qilin, la licorne scintillante, passa près de lui en le saluant par un hennissement tonitruant. Le soleil s’éteignit brusquement, les étoiles chutèrent sur la Terre et le firmament se déchira en un hurlement assourdissant : les quatre cavaliers de l’Apocalypse se révélèrent alors dans le chaos de la dévastation ; ils fondirent sur le monde juchés sur leurs quatre montures : Guerre, Famine, Pestilence et Mort. Mais je pus trouver une échappatoire en courant auprès d’un cheval qui broutait tranquillement par là, je la reconnus, c’était Épona, la déesse celte des équidés ; je l’enfourchai et le fit marcher, trotter puis galoper à toute vitesse vers le lointain, vers l’Est. L’astre solaire se levait lentement, je me liquéfiai en lui... Pour toujours. Et j’ouvris la porte d’entrée.
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Commentaires :
pseudo : lutece
Ton récit est époustoufflant, tes descriptions sont si précises qu'on plonge avec ravissment dans ce monde! Bravo et gros CDC en attendant la suite...Biz amicale
pseudo : damona morrigan
Alors là mon petit scribe tu t'es surpassé, quel magnifique texte, on te suit pas à pas en oubliant de respirer ! Mais tu as un réel talent d'écrivain pourquoi ne te lancerais-tu pas pour de bon? C'est de loin le meilleur texte que j'ai pu lire sur ce site, félicitations et bien sûr j'attends la suite avec impatience, Bravo !
pseudo : mel
Un écrit magistralement mené et manié par une main de maître! Epoustoufflant!!!!! Je vous en remercie
pseudo : Iloa
Quand je lis tes nouvelles...je reste là, tremblante et ne sais que dire tant elles sont empruntes de Divin. En clair " Je suis Fan"...Sourire et merci.
pseudo : w
Merci à vous deux, lutece et mel, pour vos commentaires qui me font si chaud au coeur. Iloa, je t'invite à retirer ta carte de membre au W.W.F (W Wild Fans). Damona, C'est très gentil ce que tu me dis là ; vois-tu, j'essaye en vain de faire publier mon roman... il faut dire qu'il est bien moins écrit que ms textes de 2010. :-(
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