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ENFER DOMINICAL par tehel

ENFER DOMINICAL

Chaque week-end, la même rengaine, les courses du samedi, le fastueux repas du dimanche, la sieste obligatoire de l’après-midi et le film du soir.  Pour une fois, nous avions décidé de changer nos habitudes.  Le réveil avait sonné tôt, et en cette belle matinée de ce dimanche un peu particulier, nous avions pris la route.

Debbie, ma femme, depuis près de 10 ans, avait habillé notre fille, Lucy, et nous étions partis à l’aventure.  Aucun but précis, pas de destination bien fixée.  Debbie avait dit qu’elle voulait juste se balader et changer d’air !

Le midi, nous avions prévu de prendre un sérieux repas dans le premier restaurant grand luxe que nous croiserions.

Lucy était ravie, cela la changeait, elle aussi, de la routine.  On l’avait installée dans son siège fixé sur la banquette arrière de notre Opel et finalement, nous étions partis.

- T’as bien fermé les portes ? me demanda gentiment Debbie toute joyeuse de quitter – comme aimait souvent le dire – "ses quatre murs".

- C’est toi qui les a fermées non ? lui dis-je en décélérant.  Nous venions de passer le panneau barré qui indiquait les limites de la Ville.  A la radio, le journaliste annonçait un temps merveilleux et exceptionnel pour ce mois d’octobre.

- Moi ?  Mais enfin Ted, rappelle-toi, j’avais Debbie dans les bras, comment veux-tu ? ajouta-t-elle en commençant à s’énerver.

Valait mieux abandonner.  J’étais persuadé de l’avoir vue tourner la clé dans la serrure de la porte d’entrée, mais la connaissant bien, j’avais préféré abdiquer.  - Oui, c’est juste, tu as raison ! lui soufflais-je en accélérant de nouveau.  Pas question qu’elle m’invente de faire demi-tour pour aller vérifier.

- J’ai foif ! s’écria Lucy qui mâchait un bonbon mou.  Lucy avait toujours soif, ou bien toujours faim, ou encore elle devait toujours faire pipi ou caca lorsque nous partions quelque part en voiture.

- Déjà ? lui dit Debbie qui s’était retournée d’un coup sec dans sa direction, comme si notre petite fille de 4 ans venait subitement de nous avouer une chose horrible.

Debbie avait prévu le coup.  Elle avait emporté un petit panier à provisions pour l’enfant.  Elle lui tendit une boîte de limonade.  La paix était revenue.

Nous avions dépassé les faubourgs de la ville.  Cette fois, la campagne s’étendait devant nous.  Je stoppai la voiture.

- Alors, par où ? demandais-je.

- On tire au hasard, attend, s’exclama Debbie qui avait sorti la pièce de monnaie qui servait pour détacher les chariots au Super Marché.  - Pile à gauche, face à droite, OK ?  Sans attendre, elle lança la pièce, faillit la rattraper, mais in extremis, ses doigts ratèrent leur prise.  La pièce roula sous le siège.  Lucy se mit à rire.

- Bon, on a qu’à prendre par les montagnes, cela fait bien longtemps que nous n’y sommes plus allés ! tranchais-je tandis que Debbie s’était contorsionnée entre nos deux sièges pour tâcher de récupérer la pièce qui semblait avoir disparu à tout jamais.

- Ouais, bonne idée mon chéri ! souffla-t-elle en remontant à la surface, victorieuse.  Elle replaça la pièce dans l’alvéole du tableau de bord et elle alluma une Marlboro.

Lucy applaudit de joie, sans vraiment savoir pourquoi.  J’engageai la seconde et nous filâmes vers notre destin...

Debbie me passa une cigarette.  A l’intersection de deux routes non reprises sur la carte pliée sur ses genoux, (cette fois ne n’avions plus tiré au sort) Debbie nous guida.  Je lui fis confiance, après tout, elle savait lire !

Le paysage devenait monotone, des prés, des champs de maïs à perte de vue, des bois.  Des prés, des champs de maïs, des bois.  Heureusement, j’avais pensé à faire le plein d’essence la veille.  Tout semblait si désert !

Nous roulâmes encore quelques kilomètres et finalement, Debbie lâcha fatalement: - nous sommes perdus !

- Ouiiiiiin ! ouiiiiiin !  Je ne veux pas que nous sommes perdus ! se mit à gémir Lucy depuis son siège où elle commençait franchement à s’embêter.

- Soyons perdus ! la rectifiais-je en ajoutant: - pas de panique, passe-moi la carte veux-tu ?

- C’est ça, ton père est plus malin, il a fait de hautes études lui ! râla Debbie qui m’envoya la carte avec rage et alluma une autre Marlboro.

- Voyons voir, ...  Oui, c’est cela, nous sommes passés là, par ici et puis là, ensuite, nous avons tourné à droite, encore à droite, puis nous avons suivi la longue courbe-là et ... je m’interrompis, la carte avait été déchirée dans le coin inférieur droit.

- Où est l’autre bout ? demandais-je à Debbie qui s’obstinait à regarder le stupide paysage par la vitre abaissée de l’Opel.

- J’en sais rien mon vieux, c’est ta carte, je n’utilise jamais ta carte ! cracha-t-elle.

- Papa, je veux rentrer à la maison ! ronchonna Lucy qui tentait de hurler plus fort que sa mère.

J’avais beau regarder autour de nous, il n’y avait là rien pour me repérer.  Jamais encore je n’étais passé par là !

Pour faire diversion, je rebranchai la radio qu’il avait fallu éteindre tantôt car Lucy n’appréciait pas les Stones qui y passaient.

Rien, juste un grésillement lointain.  Ici, la montagne trop proche, empêchait les ondes radios de se propager correctement !  Debbie tourna le bouton et m’interrogea du regard.  Comme si j’étais responsable de cette situation.

- Et alors qu’est-ce qu’on fait ? me demanda-t-elle de son air narquois.

- J’en sais rien, on a qu’à continuer un peu, on finira toujours bien par tomber sur un panneau, et avec un peu de chance, on verra quelqu’un qui pourra nous renseigner; dis-je timidement.

- Ok, ca marche, mais si d’ici 11 heures on ne croise personne, on fait demi-tour hein ! ajouta-t-elle avant de se retourner pour offrir un autre bonbon à Lucy.

Nous reprîmes la route.

Les champs firent place aux bois, aux herbes folles et aux routes secondaires.  Aucun panneau n’était apparu !

- J’dois faire pipi ! se plaignit Lucy.

- Attends mon cœur, nous allons bientôt arriver !  répondit Debbie.

A nouveau, nous dûmes choisir entre deux chemins.  Debbie dit qu’il valait mieux continuer tout droit, j’avais beau essayer de lui faire comprendre qu’il fallait prendre à droite et tâcher de rejoindre une région reprise sur la carte, mais Debbie ne comprenait rien, ou plutôt, elle ne voulait rien comprendre, bornée comme un âne !

Comme Lucy prit le parti de sa mère, nous continuâmes tout droit.  Il était 11 heures et le soleil frappait dur.  Nous avions été obligés d’ouvrir les carreaux afin de pouvoir respirer de l'air frais.

J’allumai une Marlboro et juste comme je rétrogradais de vitesse pour passer un tronçon de route un peu dégradée, la cendre rouge et vivace de ma cigarette se détacha et tomba sur mes jeans.  D’un coup de main, qui était un geste de réflexe, j’envoyai valser le petit bout rougeâtre sur le tapis de sol.

- Mais qu’est-ce que tu fous, nom de Dieu Ted, fais attention s’il te plaît.  La route !  La rouououte ! s’écria-t-elle tandis que je regardais bêtement le trou dans mon pantalon et que faillis emboutir une vache qui traversait la route sans prévenir.

D’un coup de volant, j’évitai de justesse la bête qui se retourna, l’air hagard et ridicule.  Debbie hurla encore quelques minutes, le temps de calmer ses nerfs sur mon compte et Lucy se remit à pleurer.

Finalement, à 11h15, nous n’avions toujours pas retrouvé notre chemin.  Debbie m’ordonna de faire demi-tour.

Juste devant nous, une route escarpée s’élevait vers la montagne, on pouvait apercevoir au loin un grand piquet avec une pancarte qui ressemblait à un panneau.  Sans rien dire, nous nous regardâmes, et d’un coup d’oeil complice, Debbie et moi avions conclu que nous irions jusque là et qu’ensuite seulement nous déciderions quoi faire.  J’engageai la première et la voiture commença à monter le chemin de graviers.

Bienvenue à l’Aiguille !  disait le panneau.  Bien entendu, nous savions que la montagne qui s’élevait devant nous s’appelait l’Aiguille, nous l’avions appris en classe, mais jamais nous ne pensions avoir si peu roulé !  Le compteur kilométrique indiquait 138.  Nous n’avions fait que 138 kilomètres en tout ce temps !  Et cela faisait des siècles que nous n’avions plus croisé quelqu’un.

- J’en ai marre, on retourne ! lâcha Debbie inexorablement, comme si toute la fatalité du monde venait de lui tomber sur les épaules.

- Attend, on peut toujours y monter, sans doute pourrons nous nous y restaurer ! insistais-je sans grande conviction.

- Pipi !  C’est juste, Lucy vivait encore !

- Oui mon chou, Papa s’arrête, tout le monde se dégourdit les jambes et ensuite, nous allons monter là-haut et aller déjeuner, OK ?

- T’as gagné Ted, allons-y pour l’Aiguille ! dit Debbie fatalement avec une grimace de mauvais goût qui lui déformait la bouche de travers.  Elle sortit, détacha Lucy et elles disparurent quelques instants derrière l’arbre un peu plus bas.

J’avais beau écouter, regarder autour de nous, il n’y avait pas âmes qui vive !  Nous étions seuls !

- Papa, on s’en va !  Y a des loups par ici ! gémit Lucy.

- Mais non, mon trésor, des loups, ça n’existe pas ! lui dis-je en caressant sa petite tête blonde.

- Si ça existe, je les ai vus dans tes livres !

- Dans mes livres ?  Tu lui as donné mes livres ? m’énervais-je en me retournant vers Debbie qui fuyait mon regard courroucé.

- Mais non, on sait bien que tes livres c’est sacré ! lâcha-t-elle avec mépris en bouclant la ceinture du siège de Debbie.

Furieux, je remis le moteur en marche et nous redémarrâmes en silence.  La journée commençait bien ! 

- Quand est-ce qu’on est là ? demanda finalement Lucy. Fallait s'y attendre !

- Bientôt ! avions nous répondu en chœur, exaspérés par ce dimanche exécrable.

Les sapins devenaient de plus en plus nombreux, les herbes sauvages semblaient avoir poussé partout et la route, inversement, semblait disparaître au fur et à mesure que nous montions.

Vers 12h30, nous atteignîmes un petit plateau.  Une rivière passait au pied de la roche.  J’arrêtai la voiture.

- Qu’est-ce qui se passe ?

- Rien, venez voir, c’est magnifique ! dis-je en sortant.

- On en n’a rien à foutre de ta rivière et de son écume, nous on a faim ! hurla Debbie qui boudait toujours.

Dans un grand fracas, la rivière coulait d’une haute chute d’eau.  L’atmosphère était remplie des embruns des bouillonnements de l’eau.  Il faisait bon là-haut.

Debbie n’avait pas bougé.  Elle avait encore allumé une cigarette.  Je regagnai ma place derrière le volant et nous repartîmes.  L’indicateur de température du moteur commençait dangereusement à tendre vers le rouge.

Le chemin était de plus en plus étroit, de plus en plus escarpé si bien que nous pouvions presque apercevoir le vide qui rasait les roues de l’Opel.  Lucy s’était tue, Debbie ouvrait de grands yeux, et ne disait plus rien non plus, pour ne pas me distraire, pour ne pas me paniquer.  Avec dextérité, je pilotais la voiture entre les rochers et les trous dans la route.

Nous franchîmes encore un plateau et à la sortie d’un petit bosquet d’ifs, nous arrivâmes en face du pont.  Je stoppai la voiture.

Max. 15 quintaux ! avertissait le panneau sur le montant en face du pont.

- C’est combien encore un quintal ? demanda Debbie.

- Un quintal ? heu, je, je pense, j’en suis plus vraiment sûr, mais ça dois faire quelque chose comme 100 kilos. hésitais-je.

- Donc 1500 kilos !  On ne peux pas passer !  Voilà, on est beaux !  Maintenant il faut obligatoirement faire demi-tour ! se remit-elle à râler.

- Je veux pas rentrer maintenant ! se mit à grincer Lucy qu’on croyait endormie.

- 1500 kilos, c’est ça !  La voiture doit faire une tonne, avec nous et le plein, on est certainement en dessous du poids autorisé, mais comme tu dis, il vaut mieux faire demi-tour ! lâchais-je vaincu.

Au bas du pont, à un peu moins de 100 mètres, la rivière coulait paisiblement.

Je me retournai et engageai la marche arrière.  Ici, pas moyen de faire demi tour, la route était trop étroite et les bas-côtés, plantés de sapins géants.  J’avais repéré plus bas une petite impasse dans la montagne où en quelques manœuvres il devait être possible de faire demi tour.

- Qu’est-ce que ?  Tededededededed ! hurla Debbie dont le visage s’était plissé d’effroi.

Surgi de nulle part, un troupeau de vaches fonça droit vers nous.  Les bêtes filaient à vive allure et passèrent à hauteur de notre voiture, que certaines ne se gênèrent pas de griffer de leurs cornes.  Lucy s’était mise à pleurer et Debbie hurlait avec elle.  Moi, je ne pouvais rien faire, ma tête allait de droite à gauche, de gauche à droite.  J’avais beau klaxonner, les bovins passaient tranquillement devant nous, éraflant la carrosserie, et ébranlant tout l’habitacle.  Les bêtes s’engagèrent sur le pont.

Il devait bien y en avoir une trentaine !  Dans un nuage de poussières, elles franchirent lentement le pont !

Debbie, dont le Rimmel avait coulé, s’essuyait les yeux et se blottit dans mes bras.  Lucy s’était calmée et elle riait de nous voir collés l’un à l’autre.

- Allons, c’est tout, on a juste eu peur, mais une vache n’a jamais fait de mal à personne ! dis-je calmement, la voix chevrotante encore sous l’effet de l’émotion.

- Et ta voiture Papa ?  C’est qui qui va payer ? demanda Lucy.

- T’inquiète pas ma chérie, nous avons une bonne assurance !

Debbie me sourit et elle posa sa main sur ma jambe, comme aux premiers temps de notre mariage.  J’engageai à nouveau la marche arrière et cette fois, je mis les gaz.

- Ted ?

- Quoi ?

- Si les vaches ont passé, nous pouvons aussi y aller sans problème non ?

Je m’étais à nouveau tourné vers le pont et je regardais le troupeau continuer son chemin vers le sommet.  Incroyable tout de même ces bêtes sans guide !  Debbie avait raison, si le pont supportait le poids de trente vaches, il supporterait aisément celui de notre voiture.

- On y va ?

- On y va !

La voiture fit quelques mètres, je m’étais rapproché du pare-brise, et...

Misère !  Le pont était vraiment étroit !

- Chéri, t’es sûr que tu y arriveras ? me demanda Debbie, l’air inquiète.  Ses doigts s’étaient crispés sur ma jambe qu’ils serraient maintenant très fort.

J’engageai la voiture lentement sur le pont.  De chaque côté, les planches de bois dépassaient d’à peine quelques centimètres.

- Courage les enfants, y en a pour deux secondes seulement ! criai-je en accélérant doucement.  Le pont au-dessus du précipice mesurait une trentaine de mètres.

Il n’y avait pas de garde-fou !

Debbie s’était blottie au fond de son siège et n’osait plus regarder sur le côté, Lucy riait et semblait s’amuser.

Je m’appliquai et tentai de garder mon sang froid.

Les planches grinçaient, les câbles métalliques qui soutenaient le pont s’étaient tendus, mais gardaient encore pas mal d’aisance, ce qui m’avait rassuré.

Nous franchîmes la moitié du pont.

De l’autre côté, une vache, qui traînait, semblait nous regarder avec intérêt.  Debbie serrait ma jambe de plus en plus fort et je dus faire un effort pour ne pas céder à la torture de ses doigts surexcités.

Tout à coup, sans que j’y puisse y changer quelque chose, une planche du pont céda sous le poids de l’Opel.  La roue droite de l’essieu avant s’enfonça entre les deux planches restantes et la voiture bascula dangereusement.  Tout le pont vibra, les câbles se tendirent, le bois se mit à grincer et à hurler une plainte de mauvais augure.  Debbie était restée muette d’effrois, elle avait fermé les yeux et de petits croissants blancs étaient apparus sur le dessus de ses doigts qui n’avaient toujours pas lâché leur étreinte.  Lucy regardait partout, ne comprenant pas, j’avais relevé le pied de la pédale de l’accélérateur et tout bloqué, j’attendais que le bruit s’arrête.

D’énormes gouttes de sueur perlaient sur mon front.

Debbie ouvrit les yeux lentement et elle allait hurler, mais je la bâillonnai.  - Pas de panique, tout va bien, c’est juste une planche qui a craqué ! dis-je en bégayant, pour la rassurer et pour me rassurer également.  Le pont gémissait toujours et donnait l’impression que tout allait s’écrouler d’une seconde à l’autre.

- Je t’en prie Ted, sors-nous de là ! murmura Debbie.

- Papââââââââ !

Ca y est, Lucy avait réalisé que nous étions en mauvaise posture.

- Tededededed ! Bon Dieu ! se mit à hurler Debbie qui entrait en transe.  A l’arrière, Lucy s’agitait dans son siège.

Le pont tanguait dangereusement et un léger nuage de poussières montait des planches de bois qui continuaient à crisser péniblement.

Debbie, emportée par la panique, ouvrit la portière et fit mine de descendre de la voiture, mais l’Opel s’enfonça davantage dans la fente des lattes qui s‘écartaient inexorablement.  Je la retins par le bras et la rattrapai de justesse.

Tout le pont s’était mis à bouger, basculant nonchalamment au grès des moindres de nos mouvements.  Lucy criait à pleins poumons et elle tentait de s’extraire du siège qui la retenait prisonnière, Debbie se débattait et le bois continuait à se plaindre sous l’effet des petits éclatements qu’il subissait.

La vache avait disparu, comme si elle en avait assez.

- Stoooooooooooooooooooop !

Calmez-vous, calmez-vous ! hurlais-je de toutes mes forces pour qu’elles cessent de brailler.

- Debbie, Debbie, arrête !  Debbie !  Lentement, Debbie cessa de se plaindre, elle se calma peu à peu.  Elle tendit la main vers Lucy et serra la sienne entre ses doigts tremblants.

- Que, que, qu’est-ce qu’on va faire ? balbutia-t-elle

- Chûûûût !

J’écoutais et je regardais.  Les planches de bois semblaient elles aussi s’être arrêtées de gémir, le pont s’était stabilisé et tout paraissait s’être apaisé.  J’avais coupé le moteur.

- Ecoute, je vais sortir le premier, lentement, je vais tâcher de voir ce qu’on peut faire, ne t’inquiète pas, tout ira bien ! mentis-je à Debbie et faisant un clin d’oeil à Lucy comme si nous étions en train de jouer une fameuse farce.

J’ouvris la portière doucement, et...

Ma tête s’était subitement redressée et elle s’était entassée dans le siège, mon regard s’était perdu dans l’horizon lointain qui semblait pourtant si proche.

J’étais comme paralysé.

- Que ? Que ?

Debbie ouvrit la portière de son côté, cette fois, elle regarda à l’extérieur.  Elle se remit à hurler, Lucy enchaîna, je priais, les yeux fermés, dégoulinant de transpiration, le corps secoué de spasmes.

En dessous de nous: le vide total !  Le pont était vraiment très étroit, quelques centimètres à peine de chaque côté des roues, 3, 4 tout au plus, l’avant gauche pendait dans le vide, pas moyen de sortir de l’Opel, en dessous, à plus de 80 mètres, la rivière coulait toujours, implacable, impassible au malheur qui s’abattait sur notre famille.

Très lentement, j’avais essayé de me contrôler, j’avais fait le vide dans ma tête et j’avais compté à rebours, pour m’empêcher de céder à la panique qui m’asséchait la gorge et accélérait mon rythme cardiaque.  Mon esprit emballé me dictait de fuir, de courir, de tout abandonner, mais mes jambes restaient immobiles, comme soudées au siège de la voiture qui s’était remise à onduler sous l’effet de tangage du pont.

- 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1 !  Pfuit !  J’expirais par saccades.  Debbie pleurait et se griffait le visage en se tirant les cheveux, Lucy hurlait à la mort.

A chaque mouvement, le pont entier se déséquilibrait et nous entraînait dans une valse menaçante.

A bout de souffle, elles finirent par stopper de gémir.

- On se calme, on se calme.  Chaque fois qu’on bouge, tout risque de s’écrouler ! continuais-je à crier pour bien leur faire comprendre.

Lucy me regardait avec des yeux grands ouverts et injectés de sang, tellement elle avait pleuré, Debbie releva la tête qu’elle avait saisie entre ses mains et enfin, elle fit attention à ce que je disais.

- Il ne faut pas bouger !  Il ne faut pas bouger ! répétais-je.

A nouveau, le pont s’était stabilisé.  Un oiseau passa au loin.  Je réfléchissais.

- Ted, qu’est-ce qu’on peut faire ? implora Debbie dont le visage était tuméfié d’angoisse.

- J’sais pas, faut réfléchir et trouver un moyen de s’en sortir !

- Peut-être que tu devrais essayer de mettre les gaz et qu’on passerait malgré tout ! suggéra-t-elle stupidement;

- Non, peine perdue, au moindre geste, tout s’écroule, ça je te le garantis !

- J’ai faim Maman ! dit Lucy qui avait retrouvé un certain humour de circonstance.

- Tiens, mange ton paquet de chips.

Debbie grignotait à l’arrière tandis que nous regardions autour de nous, impuissants et démunis.

Debbie alluma une Marlboro et je fis de même.

Elle tourna la manivelle de la vitre qu’elle avait remontée tantôt au passage du troupeau de vaches et tout à coup, le pont s’ébranla à nouveau.  Lucy lâcha son paquet de chips qui s’éparpilla sur la banquette arrière et elle se remit à hurler comme une démente, Debbie me regarda d’un air perdu et elle ferma les yeux jusqu’à ce que la passerelle cesse de bouger.

Lucy finit par se calmer, hoquetant sous l’effet de la peur.  Debbie parvint à ouvrir le carreau de la voiture.  Derrière le pare-brise, il faisait tellement étouffant sous le soleil qu’il fallait absolument aérer.  Nous restâmes tranquilles pendant près d’un quart d’heure.

L’air qui montait de la rivière en bas nous faisait du bien, Debbie avait maîtrisé ses nerfs et elle alluma une autre cigarette.

Nous ne parlions plus.  Nous avions l’impression qu’à chaque fois que nous ouvrions la bouche tout allait s’écrouler et nous entraîner dans le ravin.

- Maman, j’ai chaud !

- Oui, mon coeur, je sais !

- Il faut qu’on fasse quelque chose, on ne peut pas rester sans rien tenter ! dis-je finalement.

- Et qu’est-ce que Monsieur suggère ? lança Debbie qui était démoralisée.

- Je vais tenter une sortie, tu vas t’appuyer sur le côté-ci et je vais sortir.

- Non, pas question, ne nous abandonne pas, je t’en prie, pense à ta fille !

Lucy se remit à crier: - Non Papa, je veux pas rester toute seule !

- Je vais sortir et puis, chacune à votre tour, vous sortirez par derrière, je vais ouvrir le haillon et vous n’aurez qu’à passer par là !

- Ted, tu es fou, tu vas nous tuer ! hurla Debbie qui s’était recroquevillée sur elle-même.

Lentement, avec toutes les précautions nécessaires, j’ouvris la portière.  Le pont n’avait pas bougé.  Mes mains étaient moites et mes jambes tremblaient d’une peur panique.***

Je posai le pied gauche dehors, sur la planche, rien que le bout du pied, un peu plus loin, c’était le vide, le grand plongeon, le dernier voyage.  J’avais pivoté tout doucement sur mon siège, en prenant soin de ne pas toucher le volant et je mis un deuxième pied sur le plancher.

Juste comme j’allais essayer de me soulever, Debbie m’attrapa par le col de ma chemise froissée et humide.  - Non, Ted, je t’en prie, ne nous laisse pas !

- Debbie !  C’est notre seule chance ! lui dis-je en la repoussant calmement.  Lucy et Debbie me regardèrent agir, les yeux plein de larmes, les mains crispées sur la tôle de la carrosserie.

Avec une lenteur extraordinaire, je parvins à me lever en m’accrochant au toit de l’Opel.

- Voilà, tout doux, tout doux, chuchotais-je pour me donner du courage.  Sous mes yeux, le vide semblait m’attirer.

Debbie me regardait faire, elle priait. Je m’étais retourné encore plus lentement, et cette fois, je lui faisais face.  Je lui souris.  Lucy hurla.

- Papaâââââââââââ !

Surpris, je fus déséquilibré et comme je sursautais, la planche sous mes orteils céda à son tour.  Dans un fracas de bois mort, les éclats explosèrent. Mes pieds passèrent au travers et tout mon corps sembla peser une tonne et je tombai.

Mue par un réflexe prodigieux, Debbie eut juste le temps de se jeter en avant et de me rattraper, mes jambes pendaient dans le vide, secouées par le mouvement de balancier du pont.  Elle me saisit la main.

Debbie tirait, mais nos doigts s’échappaient, lentement, doucement, glissant avec la transpiration.  Debbie se démenait avec rage et détermination, de toutes ses forces, de...

Elle lâcha tout.

Heureusement, je ne mettais jamais ma ceinture de sécurité, souvent, Debbie me disait: - Mets ta ceinture Ted ! et je ne l’écoutais pas.  Cette fois-là, je ne l’avais pas écoutée et j’avais bien fait !

La ceinture de sécurité pendait à l’extérieur !

In extremis, je pus m’y raccrocher.  Le pont tangua et de nouveau la roue avant s’enfonça.  A présent, la carrosserie reposait sur les planches pourries.

Avec agilité, mais surtout propulsé par un refus de mourir, une envie de vivre, j’étais parvenu à remonter à la puissance des bras en tirant de mes toutes dernières forces et j’avais enfin pu remonter dans la voiture.

Debbie m’avait embrassé et Lucy avait cessé de crier.  Nous nous reposâmes quelques minutes.  Le pont s’immobilisa. Nous n’avions plus rien tenté.  Il n’y avait plus rien à tenter.  Juste attendre que quelqu’un passe par là et appelle du secours.

Nous nous étions restaurés un peu avec les provisions que Debbie avait eu la bonne idée d’emporter et nous avions attendu.  Attendu et attendu encore.  Finalement, le soleil disparût de l’autre côté de l’aiguille.  Il était 18h30.

- Papa ?

Tout était calme, le pont n’avait plus bougé, la voiture semblait ne plus s’enfoncer davantage, nous étions presque biens.

- Papa ?

Même Lucy s’était calmée.  Elle avait uriné dans son siège, comme on le lui avait dit de le faire et elle avait même fini par s’endormir quelques minutes.

- Papa !

- Quoi mon amour ?

- Et quand les vaches vont revenir, qu’est ce qu’on va faire ?

Debbie s’était relevée de son siège brutalement et nous nous étions regardés abasourdis, et accablés par la fatalité que Lucy venait d’énoncer.

Quand les vaches reviendraient, tout serait fini !

Nos yeux, qui ne pensaient alors plus qu’à dormir, se fixèrent sur l’autre rive, à la recherche du troupeau de vaches.  Tout était perdu. Nous n’avions pas répondu à Lucy, mais elle semblait avoir compris également car elle s’était relevée de son siège et observait le lointain, tout comme nous...

La nuit n’allait plus tarder à tomber.  Nous n’avions plus de cigarette !  Lucy était très calme, elle s’était finalement endormie et Debbie s’était bloquée contre mon épaule.

Nous ne l’avions pas dit de vive voix, mais tous les deux, nous espérions très fort que le troupeau ne reparaisse pas.  Nous avions pensé, en essayant de nous en persuader, que rien ni personne n’obligerait les vaches à repasser par là !

On s’était répété en esprit un bon millier de fois que c’était le hasard qui les avait conduites sur notre route la première fois, et qu’on ne les reverrait plus, finalement, on y croyait presque...

- Dis, tu penses que la pièce était tombée sur face ou sur pile ? me demanda finalement Debbie fort intriguée.

- Qu’elle importance à présent ? dis-je fatigué.

- Et bien, si c’était face, ça veut dire que c’est la fatalité qui nous a mené ici, et si c’est la fatalité, ça veut dire qu’on n’y échappera pas ! dit-elle d’un ton grave.

Jamais encore Debbie n’avait aussi bien parlé !  Comme j’allais l’embrasser, nous fûmes soudain surpris par le bruit des clochettes.

Nous nous penchâmes en avant en tentant de percer la nuit qui avait presque tout envahi.  Sur l’autre rive, le troupeau de ce matin arrivait au galop !  Quelques taureaux munis de cloches au cou menaient leur marche saccadée.

- Non, restez-là ! se mit à hurler Debbie qui s’était courbée à l’extérieur sans plus faire attention au pont qui menaçait de s’écrouler d’un instant à l’autre.

Effrayée, Lucy se réveilla en sursaut et ouvrit grand les yeux.

Le premier bovin s’était engagé sur le pont tremblant.

A deux mains, comme un forcené, j’avais appuyé sur le klaxon.  Encore et encore.  Debbie, affolée, s’était mise à frapper le volant également.  Lucy avait recommencé à pleurer.

Une seconde vache empiéta sur la passerelle et les grincements sourds reprirent leur litanie.

- Le contact Ted !  Mets le contact bon Dieu !

Maladroitement, j’avais tourné la clé dans le contact et cette fois, le klaxon résonna.  Les vaches s’immobilisèrent un instant sur la berge de l’autre rive.

Le troupeau hésita encore un moment et finalement, le premier boeuf s’élança.

- Les phares !  Les phares Ted !  La lumière peut-être que...

Debbie n’acheva pas sa phrase, j’avais switché les longues portées qui éclairaient maintenant tout le pont qui s’était mis à plier dangereusement sous l’excès de poids.

- Papa !

Les premiers câbles de support cédèrent dans un claquement explosif.  Le troupeau s’affola et fonça droit dans la lumière qui l’éblouissait.

- Papa ?

- Ted, nom de Dieu !  névrotique, Debbie s’était accrochée à mon épaule et me secouait énergiquement.

- Papa ?

Plusieurs lattes de bois éclatèrent, une vache s’écroula, les autres la bousculèrent en s’approchant inéluctablement de l’Opel qui n’allait plus tarder à tomber dans le précipice avec le pont qui ne tenait presque plus.

- Papa !

La voiture glissa de côté, entraînée dans la chute lente de l’édifice de bois.

- Ted !

Le souffle puissant des premiers bovins vint se refléter dans le halo des phares.

- Papa !  Ted ! Debbie se mit à hurler.  Le pont céda...

- Papa !

- Hein ?  Quoi ? Que... Debbie me tapotait l’épaule et Lucy m’observait en souriant.  Tout était trouble.

- Ha enfin, tu te réveilles !  Ca fait 10 minutes que tu parles tout seul !  Tu rêvais probablement ! dit Debbie qui venait de changer de chaîne.

J’avais rêvé !  Tout ça, c’était un cauchemar !  C’était dimanche, Debbie avait cuisiné un somptueux lapin à la moutarde, et comme tous les dimanches, je m’étais endormi pendant le feuilleton de l’après-midi.

- Ted ? - Hein ?

- Si la semaine prochaine on partait faire un tour du côté de l’Aiguille ! ? me demanda Debbie avec son air séduisant auquel je ne pouvais pas résister.

Je lui souris, mais je dus me forcer pour ne pas m’étrangler en avalant ma salive.  - Si, si tu y tiens !

Debbie m’envoya un baiser aérien et elle replongea son attention dans les frasques de Melrose Place.

- Dis, heu, tu y crois toi aux rêves prémonitoires ? lui demandais-je en balbutiant péniblement.

- Quoi mon chéri ? fredonna-t-elle sans quitter la télé des yeux.

- Rien !  Je déconnais !

Mon front ruisselait, je commençais à avoir peur.

 

FIN "Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 302

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