2.
Une fois de plus, nous sortîmes de notre intense hypnose pour accéder à l’intimité de ton appartement.
Trois chandeliers, savamment disposés, composaient une ambiance faite de suave lumière et d’ombres satinées, accordant à nos verres de vin blanc, d’apaisants reflets d’or à l’exquise clarté. En fond, une soyeuse mélopée, chaconne ou tarentelle, achevait de parfaire ce décor sans égal.
J’exprimais d’une voix calme et grave les émotions engendrées par ta divine présence en fixant la folle sarabande qu’entamaient les flammes au sommet des bougies. Quand, retrouvant mon courage, je forçais mes yeux à contempler toute la magnificence des traits de ton visage, je plongeais sans retenue dans tes sombres prunelles, expectant ton dépit ou un vibrant émoi.
On aurait pu croire que toutes les particules en suspends, toutes les forces invisibles présentes dans la pièce s’activaient à mettre en œuvre notre rapprochement ….
Dès lors, voyager dans nos passés communs et nos avenirs potentiels s’imposait comme une évidente faculté à sceller nos destins.
L’ocre des maisons aux volets verdâtres, aux tuiles écarlates, dans le creux des vallons, l’émeraude des oliviers dont les troncs torturés intiment au respect se dessinaient progressivement devant nos yeux au sein de notre rêverie.
En 1861 San Gaggio était encore un village à la périphérie de Firenze. Nous occupions la maison dont tu avais hérité de ta tante Chiara. Une magnifique bâtisse datant de la fin du XVIIème siècle, aux grandes fenêtres ornées de vignes sculptées, agrémentée d’une terrasse donnant sur un parc où régnait de majestueux Cyprès et de doux lauriers-roses. C’est de ce belvédère, prenant nos petits déjeuners, que nous admirions l’ombre de la nuit s’inclinait devant le levé du soleil. Je sens encore l’odeur du café au lait et du pain grillé sur lequel je badigeonnais cette confiture de raisin Montepulciano dont tu te délectais.
L’unification des états Italiens nous laissaient dans un questionnement qui suscitait chez toi colère et réprobation. Ton amour pour l’histoire de ce pays s’en trouvait meurtri et si ta fonction de conservatrice à la Galerie des Offices de Firenze n’avait tenue une place aussi importante dans nos vies, nous aurions fui dans le sud de la Gaule (comme tu te plaisais encore à l’appeler).
Trois jours par semaine, tu prenais les rênes de notre calèche, empruntant la via Senese puis la via dei Serragli pour finalement te mener au 5 via della Ninna.
A peine avais tu ralentis ta course sous les arcades bordant l’Arno, que tu sautais du véhicule, laissant au palefrenier du musée le soin de s’occuper de l’attelage. Furieusement aimantée, tu te ruais vers le corridor oriental baigné de lumière craignant que dans la nuit d’hypothétiques voleurs ne te privent définitivement de tes précieuses collections.
Une joie enfantine envahissait la totalité de ton être lorsqu’enfin tu pouvais constater que tous tes trésors trônaient bien à leur place. Les bustes de Caligula, de Claude, de Néron, les plafonds du 1er corridor peints par Antonio Tempesta et Cristofano dell'Altissimo selon les usages de l’Art Grotesque, les tableaux de Botticelli, de Caravage, du Titien, tes yeux pouvaient les contempler, ton cœur se remettait à battre normalement.
Tu partageais tes journées entre l’atelier de restauration, aidant à décoller un vernis ancien, pratiquant une retouche à la nécessaire dextérité que toi seule possédais ou mélangeant quelques pigments naturels pour recomposer une couleur originel. Tu t’affairais ensuite dans ton immense bureau, ancien cabinet de Côme 1er, à correspondre avec tes collègues, directeur de collection ou responsable de fouilles, dans le but d’échanger ou d’acquérir de nouvelles perles de l’Art séculaire.
Quand l’étoile du jour finissait sa course derrière la Torre d’Arnolfo, que les ombres menaçantes des anciens Gibelins, assujettis à la famille Foraboschi, dansaient sur les triples rangées de créneaux carrés tels que les Guelfes se plaisaient à les édifier, tu t’empressais de rejoindre tes amis au Caffe Giacosa. Le peu de fois qu’il m’eût été donné de participer à vos réunions annalistiques, je n’avais d’yeux que pour toi, ton engouement, ton plaisir à échanger, comparer, opposer vos avis m’emplissait autant du bonheur de te savoir heureuse que du dépit de ne pas être acteur de ta vie sociale.
Ainsi je m’efforçais de t’attendre chez nous, le cœur battant au rythme du galop des équidés qui te ramenait vers moi. Angoissé à l’idée qu’un simple écart de tes chevaux apeurés verse ton attelage dans un sombre fossé, ou qu’une bande de malfaisant ne t’arrête en chemin, pour souiller à jamais cette âme que j’aime tant.
Je t’avoue aujourd’hui que nombreux furent les soirs ou je montais apaiser mes craintes en caressant les visages angéliques de Judith et Alessandro sereinement blottis dans les bras de Morphée.
Je regrette à présent de t’avoir si souvent offert, lors de ton arrivée, un visage aux traits durs mais tu étais morte mille fois et je voulais m’endurcir dans l’éventualité qu’un jour la porte ne s’ouvre pas…
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Style : Nouvelle | Par baal | Voir tous ses textes | Visite : 508
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Commentaires :
pseudo : Iloa
C'est magnifique...Merci à toi de nous offrir ce voyage intérieur...cet homme qui vit dans l'ombre de son aimée.
pseudo : baal
Merci Iloa... C'est heureusement ou malheureusement l'apanage des couples avec un grand écart d'age, comme le mien. J'ai réalisé mes rêves ce qui permet à ma tendre et douce moitié de pouvoir réalisé les siens. @ Bientôt pour la Part3 si tu le veux bien...
pseudo : Iloa
Bien sûr...Elle me plait beaucoup ta moitié.
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