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TRIP par tehel

TRIP

Toutes les distractions d'autrefois, les cinémas, les bars et l'unique discothèque, avaient disparu avec l'augmentation du chômage.  Notre village avait donc été déserté et bien vite rayé de la carte pour toujours, si bien que nous l'avions rebaptisé: le "Trou perdu".  La Ville la plus proche se situait à plus de 80 kilomètres et nous n'y allions jamais, faute de temps, et par manque d'argent surtout!

Alors, régulièrement, le vendredi, tous les 8, nous nous donnions rendez-vous. Johan, qui possédait un vieux break déglingué retapé avec des pièces d'occasion, passait nous prendre et, tous, nous nous entassions à l'intérieur. A l'arrière, les garçons se disputaient le privilège d'inviter les filles sur leurs genoux, puis une fois tout le monde installé, on branchait la radio borgne qui pendouillait au tableau de bord et nous communiions en écoutant la musique nasillarde qui sortait de l'unique haut-parleur en état de marche. Johan roulait jusqu'au centre commercial, où seuls une grande surface et un fast food avaient survécu à la récession et puis là, nous descendions pour vider nos poches sur le capot encore chaud.

Ayant pu échapper au marasme gangrenant toute la région, j'étais le seul qui travaillait, aussi, au moment de verser notre cotisation, j'étalais 1 ou 2 billets sur lesquels mes camarades envieux s'ébahissaient.

Ensuite, Johan comptait l'argent méticuleusement. Puis, collégiaux, nous nous rassemblions autour de la pompe à essence. Johan s'emparait de la gâchette et tirait le tuyau, tandis que nous vérifiions aux alentours que personne ne venait, tout en regardant amèrement le compteur dilapider les litres. Lorsque la pompe cessait, dans un rituel instauré depuis toujours, nous nous épaulions à la façon des danseurs de sirtaki, et nous tressautions sur le tuyau, de manière à le comprimer et à relâcher la pression et ainsi créer une aspiration pour drainer les quelques derniers centilitres prisonniers.

Après, nous remontions à bord du break, Johan tournait le contact et, anxieux, chacun observait la jauge d'essence grimper jusqu'à la toute première barre.

10, peut-être 11 litres, juste assez pour emprunter l'autoroute, quitter le trou perdu où nous pourrissions, et prendre la direction de la Ville.

Nous évader un peu. La Grande Ville, un rêve à portée de vue, là-bas, à 80 bornes, mais beaucoup trop loin, beaucoup trop chère pour des jeunes paumés comme nous!

Néanmoins, partir dans cette direction, c'était déjà s'en aller un peu et rêver beaucoup. Nous n'allions pas très loin: moins de 20 kilomètres, soit jusqu'au pont qui surplombait l'autoroute. Ces échappées nous excitaient et nous captivaient, c'était là notre seul passe-temps, notre seule échappatoire!

Johan roulait lentement. Ce n'était pas l'envie d'écraser le champignon qui lui manquait, mais la consommation élevée de son break l'obligeait à respecter une certaine modération, et puis, le temps qu'à l'arrière quelques doigts peu scrupuleux se perdent sous des t-shirts moulants, nous arrivions sur la bretelle, un tournant interminable qui nous ramenait face à la triste vérité: face à la cité d'où scintillaient au loin quelques lumières diffuses. Paisiblement, le break gravissait la pente du pont, et là, Johan coupait le contact. Nous étions arrivés au terme de la première étape de notre périple.

Sur la double bande de l'autre côté de l'autoroute qui en comprenait quatre, la circulation était plus dense. Principalement le vendredi soir, jour privilégié des touristes qui ne s'arrêtaient jamais dans notre cité, des transports de marchandises et des hommes d'affaires venus d'ailleurs, allant autre part. Au grincement du frein à main, nous descendions de voiture pour contempler les étoiles et les reflets des phares combinés aux lampes des pylônes électriques, le tout se mélangeant dans une espèce de grand kaléidoscope qui nous étourdissait.

Imprégnés de cette atmosphère ensorcelante, nous nous accoudions à la rambarde métallique en attendant que Kriss allume une cigarette.

Tour à tour, nous nous passions le mégot sur lequel nous tirions afin de nous imprégner les poumons et de ressentir l'ivresse provoquée par le manque d'habitude. Le cortège des lumières se mélangeait alors au flou qui avait envahi nos yeux embués. La seconde étape de notre périple allait commencer et tout le monde sentait monter en lui ou en elle, l'adrénaline tant attendue.

C'était là, sur le pont, que nous venions prendre notre dose de rêve, d'excitation et de voyage interdit, tout comme certains autres marginaux qui, eux, se droguaient pour de bon. Notre poudre à nous était bon marché: à peine le prix de quelques litres d'essence pour échapper à la routine mortelle de tous les jours. Là, sur le pont.  Ou plutôt, sous le pont.

Les filles chevauchaient la barrière, puis, elles levaient les bras vers la voûte céleste et respiraient à plein poumon l'air vif, en offrant au vent leur poitrine et leurs cheveux démêlés. Peu après, Nancy tendait le poignet sur lequel brillait le cadran d'une vieille montre, elle levait l'autre main, égrenait les secondes de ses doigts levés dans notre direction et lorsque son pouce s'abaissait, pareil à celui d'une impératrice impitoyable, nous, les garçons, descendions dans l'arène.

En un clin d'œil, nous enjambions le garde-fou, nous nous tournions dos à l'autoroute, et puis, dans un mouvement synchrone, Johan, Eric, Alain, Stéphane et moi nous nous baissions pour nous agripper au tablier de béton du pont.

Ensuite, nous basculions en arrière. Le grand saut!  Le trip d'enfer!

Nos pieds, au bout de nos corps devenus lourds, pendouillaient dans le vide en se balançant au-dessus de l'autoroute. Les toutes premières secondes étaient déjà pénibles. Il fallait que nos doigts et nos paumes trouvent la position exacte, la moins douloureuse et la plus sûre, et puis seulement, une fois certains d'être bien accrochés et pouvoir tenir le coup, nous ouvrions les yeux de manière à signaler à Aline, qui nous observait tour à tour, que nous étions prêts. Nancy constatait alors sa montre - en chœur, les filles se mettaient à hurler - et le chronomètre était déclenché.

Nous embarquions dans le plus fabuleux vaisseau qui existait à l'époque: une merveilleuse machine génératrice d'adrénaline!

Des dizaines de fois nous avions pris notre Trip, mais cette fois-là fut différente.

- Trente secondes! hurla Nancy vers l'infini, pendant que Kriss surveillait l'autoroute et qu'Aline, accroupie, nous épiait en décrivant à tous les grimaces de nos visages marqués par l'effort.

- Voitures, trois! Prévint Kriss assurant son rôle. Alors, comme si on nous avait fouettés, nous serrions davantage les doigts sur le béton armé, nous nous accrochions un peu mieux et un peu plus à la semelle du pont.

À cet instant précis, l'excitation atteignit un paroxysme indescriptible! À la vitesse apparente de formules 1, les voitures en question filèrent sur l'asphalte en vrombissant, tandis qu'en écho les morsures du tablier nous écorchèrent davantage les mains; puis, aussitôt le convoi passé, le ressac, provoqué par le déplacement d'air, nous fit balancer dangereusement d'avant en arrière.

Nos cœurs emballés se mirent à battre de plus en plus fort.

Sur la gauche, Johan changea de position, il s'agita avec de grands gestes, pendant qu'Aline décrivit le rictus immonde de sa bouche tordue d'efforts.

- 45 secondes! annonça Nancy en observant la trotteuse de sa montre.

- Johan va lâcher! balbutia Aline tout excitée par la peur et l'angoisse qui lui déchiraient les tripes.

Mais Johan, en grand simulateur qu'il était, n'étonna personne car nous connaissions sa force et sa résistance légendaires. Il tint bon!

Quant à moi, une douleur lancinante et persécutrice se mit à me tirailler le cou et les épaules. Mon souffle s'était rapidement accéléré et malgré mes tentatives pour ne rien laisser paraître, serrant les dents si fort que mes gencives en saignaient, mes doigts, mes mains et mon corps tout entier se mirent à fourmiller de tremblements convulsifs.

- Une minute! s'écria Nancy.

- Voiture, une! renchérit Kriss les mains en porte-voix. Sans que nous ayons eu le temps de récupérer, une autre voiture fonça droit dessous. Nos corps étant toujours en mouvement, il fallait parvenir à nous immobiliser avant le passage de l'automobile, autrement c'était la chute quasi certaine!

6 mètres à-pic et puis le bitume. Et sur le bitume, une meute affamée de bolides pressés ...

Mais cette voiture-là roulait plus lentement, le conducteur avait allumé les feux longue portée pour nous lancer des appels de détresse. La direction du rai de lumière nous indiqua que la voiture s'était écartée au maximum sur la gauche pour filer sous le pont, et comme nous fûmes de nouveau aspirés, l'hallali d'un klaxon déchaîné nous terrassa. Alors, de nouveau, nous dûmes tirer sur nos bras pour ne pas lâcher prise.

- 1 minute 15, claironna Nancy alors que Aline, emphatique, s'était arrêtée à hauteur d'Alain pour discourir en détails quant aux souffrances de celui-ci.

Pourquoi faisions-nous cela? L'ennui sans doute, et surtout l'envie d'autre chose combinée au besoin de sensations, aussi ...

- Camioôôôn, un! hurla Kriss par dessus nos têtes enivrées. Soudain la panique nous foudroya car, tous, nous connaissions les effets dévastateurs du ressac provoqué par un camion.

L'écho du moteur diesel nous parvint au moment où Nancy nous indiqua 1 minute trente.

Alain décida de remonter comme Kriss intervint de nouveau pour rectifier son annonce: - 2, il y a 2 putains de camions qui s'amènent!  Elle se tortillait sur la pointe des pieds pour tenter de distinguer correctement le nombre de phares qui approchaient.

- Et merde! s'époumona Johan inutilement, tandis que péniblement Alain tentait de se relever.

Nancy oublia sa montre, elle nous fixa, le regard perdu. Puis, les beuglements des moteurs allant crescendo attirant leur attention, les filles se penchèrent enfin pour tendre la main à Alain en difficulté.

Un premier semi-remorque fondit sous nos jambes pédalant soudain stupidement dans le vide; un second convoi, beaucoup plus long, sembla à tout prix vouloir nous emporter dans sa course folle. J'eus l'impression d'être littéralement avalé, de ne plus sentir le béton s'incruster dans mes chaires meurtries, mais à peine cette espèce de soulagement terminé, ce fut l'effet inverse, le terrifiant déséquilibre renchéri d'une lourde fatigue. Ce fut comme si, tous les 4, nous eûmes les poignets brisés. Embobinés dans les spirales capricieuses des tourbillons, nous faillîmes tomber, mais malgré tout nous résistâmes.

Les filles s'étaient mises à chahuter joyeusement pour nous encourager, et quand les camions disparurent, Nancy annonça triomphalement deux minutes trente!

Dans ma tête, et sans doute aussi dans celle de mes camarades, les pensées se bousculèrent sournoisement: 2 minutes 30, à peine!  Le record, de 4 minutes passées, était encore loin!

Un doute profond s'installa en moi et un goût amer me dessécha la langue.  Si seulement j'avais eu la bonne idée de remonter, d'opter pour devenir la seconde poule mouillée de ce soir-là!

Mais en aurais-je encore eu la force ?  Tirer sur ces bras qui n'étaient plus les miens, serrer ces mains qui ne m'obéissaient plus, me redresser sur la rambarde. Cela me parut impossible car trop épuisé et trop éprouvé!

Comme un soulagement, un cri lointain avertit que nous avions atteint les 2 minutes 45. Une éternité... à tenir encore.

Nous étions toujours quatre et il ne pouvait en rester que trois! C'était une règle, notre règle!  Trois filles pour trois garçons. Le seul, l'unique moyen de nous départager et de conclure pour tuer le temps.

Mes forces m'abandonnaient, et puis comme j'allais appeler à l'aide, Kriss murmura: - Phares au loin!

- Quoi, c'est quoi ? paniqua Eric d'une voix faible et exténuée.

- J'vois pas bien!

Je ne sais plus si j'entendis réellement, mais je crus comprendre: - Dernier round!

- 3 minutes 15! ajouta la Destinée.

- Camions, au moins 2! s'égosilla Kriss. Avant même que fut saisie toute l'horreur de son annonce, elle renchérit: - 3! il y en a 3!

- Tenez bon les gars! tonitrua Nancy ignorant une fois encore la trotteuse de sa montre. Puis soudain, Eric remonta. Avec une agilité phénoménale et insoupçonnée, il se hissa sur le parapet, enjamba la barrière et se laissa tomber sur le radier, au pied des filles.

- Remontez, maintenant, allez-y! La voix de Kriss se perdit dans le vacarme des diesels qui se rapprochaient à l'instar de dangereux prédateurs. Il était trop tard pour nous 3, plus le temps!

Je crus encore entrevoir les longs cheveux blonds de Kriss virevolter dans le vent, lorsque, soudain, je fus englouti d'une traite par l'appel d'air.

Vers l'infini.

Mon tout dernier périple. Mon ultime Trip…

Abasourdi, je n'entendis que l'écho diffus de mon prénom hurlé désespérément.

Avais-je ouvert les mains ?  Avais-je abandonné ? Ou était-ce le ressac qui m'avait fauché ?

- 3 minutes trente! proclama le vent.

6 mètres et quelques halos fantasmagoriques formolés...

Je ne revis pas toute ma pauvre vie défiler devant mes paupières soudées par la peur, j'entendis juste le bruit sec et net de mes vertèbres qui explosaient, ainsi que les crissements des freins hydrauliques du bahut. Le flash dans ma tête anéantie.

Ai-je souffert ? Je ne m'en souviens pas. J'ai ressenti une énorme vague de chaleur m'envahir et puis ...

Je ne suis pas mort. J'ai eu beaucoup de chance. J'ai juste perdu l'usage de mes bras, de mes jambes et sous le menton, je ne maîtrise plus rien.

J'ai quitté le "Trou perdu". Voilà 27 mois que je suis ici, dans un hôpital de la Capitale, où l'on m'expérimente. C'est ainsi que j'ai appris à me servir d'un PC rien qu'avec le nez, les lèvres et le bout de la langue.

Et puis il y a cette photo déchirée qui jauni dans le cadre à côté de ma couche qui me rappelle combien nous étions stupides … Une photo prise ce soir-là par un automobiliste bien décidé à nous dénoncer et à avertir les médias.

 photo  [cliquer le lien pour visualiser la photo d'époque]

Mes amis ne sont jamais venus me voir ici, trop loin, trop occupés à poursuivre leur quête périlleuse d'un autre monde ...

 

Ce fut mon dernier trip, sans échappatoire!

 FIN

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Commentaires :

pseudo : Mignardise 974

quelle tragédie ! j'en ai des frissons dans le dos et les larmes aux yeux