C'était une sacrée voiture !
Hansen avait fait d'énormes sacrifices pour se l'offrir. Depuis le temps qu'il en rêvait !
Une PONTIAC 3 litres double carbu de 1978 ! Une petite merveille qui n'avait pas de prix !
Une PONTIAC rouge, pare-chocs chromés, jantes à rayons et pneus striés d'une bande blanche. Intérieur cuir, volant en ébène et radio d'époque ! Hansen l'avait stationnée sur le tarmacadam de l'entrée de sa villa, il avait délicatement - pour ne pas l'abîmer - appuyé sur le klaxon, et puis tout le monde était sorti pour admirer cet objet qui avait été le sujet de conversation préféré de Hansen ces quatre dernières années. Steeve, Hansen junior, contourna le véhicule en l'auscultant sous tous les angles. LA PONTIAC était enfin arrivée ! Son père en avait tellement parlé ! Il toucha le capot avant, effleurant à peine le métal encore chaud, quand son père le pria de retirer sa main du bel objet d'art. Jess, madame Hansen, dit poliment à Hansen de ne pas trop exagéré, elle jeta encore un coup d'oeil désintéressé à la voiture et puis elle épaula Sonia, la fille Hansen, et ensemble elles retournèrent à l'intérieur.
Les femmes ne comprendront jamais rien à la beauté des voitures ! (dicton de Hansen)
- Tu m'la laisses conduire, P'pa, s'il te plaît ? implora Steeve le regard agglutiné sur l'automobile.
- Fils, lorsque tu travailleras, quand tu auras suffisamment épargné et que tu pourras t'offrir une belle voiture comme celle-là, tu seras capable de conduire une PONTIAC, pour l'instant, contente-toi de ta motocyclette ! Hansen avait été catégorique, mais il avait prononcé ses mots avec tendresse, en bon père, en bon conseiller qu'il croyait être !
- Rien qu'une fois, P'pa, j'voudrais la montrer aux copains !
- Steeve ! N'insiste pas ! Hansen avait fermé les portières, il avait glissé le jeu de clés dans son étui chic et l'avait, avec un grand geste rapide, presque chevaleresque, remisé dans la poche intérieure de son veston.
- Je vais faire un footing, tu m'accompagnes ? avait encore distraitement lancé Hansen à son héritier en passant sur le palier.
- Naon, j'ai des devoirs à terminer ! avait rechigné Steeve mâchonnant son stylo et faisant mine de lire les notes éparpillées sur son bureau. Au travers le vitrail de la fenêtre de sa chambre, il admirait la PONTIAC. Les rayons du soleil miroitaient sur le toit de la voiture et semblaient l'auréoler d'une aura fantasmagorique qui l'embellissait davantage. Il vit encore son père contourner la PONTIAC en trottinant avec une allure ridicule, et puis s'en aller à petits pas pressés vers le portail resté ouvert.
Hansen courait presque tous les jours. Il n'était pas réellement un sportif, mais il s'obligeait à courir 8 à 10 kilomètres quotidiennement pour garder la ligne. Il n'allait jamais loin, il se contentait juste de faire le tour du quartier, soit un peu plus d'un kilomètre et de repasser 8, 9, parfois 10 fois de suite devant la maison.
Ce jour-là, précisément, lorsque Hansen repassa pour la première fois en face de l'allée, Steeve n'avait toujours pas quitté la PONTIAC des yeux, comme obnubilé par l'engin, totalement envoûté. Ce n'était pas tant par l'automobile en elle-même, mais plutôt par les belles paroles éloquentes que son père avait ressassées à ce sujet à longueur d'années. Au volant d'une PONTIAC: tu deviens quelqu'un, les gens dans la rue s'arrêtent soudain de déambuler sans reconnaître personne et puis se retournent en prenant le temps de te regarder passer à leur hauteur. Au volant d'une PONTIAC, tu es le maître de la route, les autres véhicules s'écartent pour te laisser passer, le code de la route s'efface et aucun flic n'ose se le rappeler ! Une PONTIAC est plus fidèle qu'une femme: elle t'obéit au moindre geste, à la moindre de tes commandes et anticipe tes réflexes ! Au volant d'une PONTIAC, ... Hansen en avait tellement dit qu'il n'y avait plus rien à ajouter. Au volant d'une PONTIAC on était DIEU, Steeve en était persuadé et depuis que son père avait stationné le véhicule dans l'allée, cette idée s'était d'autant plus forgée à son esprit ...
Ni le lendemain, ni la semaine suivante ni le mois d'après, Steeve n'eut la permission de conduire la PONTIAC. A chaque fois qu'il en avait eu l'occasion, il avait accompagné son père, mais jamais celui-ci ne lui avait permis de prendre le volant. Il arriva même que Hansen surprit son fils assis à la place du chauffeur (Steeve avait proposé à son père de laver la PONTIAC - en promettant de prendre garde à la peinture et aux chromes) en mimant le bruit furieux du moteur et en tournant le volant avec des mouvements de balancier pour simuler d'imaginaires routes sinueuses.
- Tire-toi de là, morveux ! avait craché l'homme en colère, et avant que Steeve ne s'extrait de la PONTIAC, Hansen l'avait agrippé avec force par l'avant-bras et l'avait expulsé hors de sa précieuse voiture. Steeve s'était enfui et avait passé le restant de la journée enfermé dans sa chambre, le nez plongé dans l'abîme de son oreiller, les yeux noyés dans un océan de larmes inconsolables...
Des cris provenant de la cuisine - teintés des voix de Jess et de son mari étaient montés jusqu'à Steeve, mais il n'avait pas écouté et en avait voulu au monde entier.
Durant les trois jours qui suivirent, les parents de Steeve donnèrent l'impression d'avoir perdu l'usage de la parole (avaient-ils trop crié ?), les repas étaient devenus ternes et sans attraits et l'unique conversation qui s'entendait était celle des couverts et des plats qui s'entrechoquaient, entrecoupés de formules de politesse sans intérêt pour personne.
Ce fut le 13 juillet que Hansen annonça à Steeve qu'il l'emmenait en balade avec sa PONTIAC. En fait Hansen avait lancé une phrase si compliquée que Steeve n'en saisit que le sens unique et principal: il pourrait conduire la PONTIAC, lui, Steeve Hansen, 19 ans précis ce jour-là !
Hansen contourna le véhicule, scruta la carrosserie à la recherche d'une griffe rebelle ou d'une anomalie inexistante, il ouvrit les portière et puis, avant de s'asseoir au volant, il tendit les clés à son fils et échangea sa place contre la sienne. Fais gaffe, vas-y mollo ! Steeve avait mis le contact, passé la marche arrière et puis, doucement, il avait reculé sur le tarmacadam de l'allée.
Planquées derrière les carreaux de la cuisine, Jess et Sonia les observaient d'un œil amusé et c'est de concert que père et fils leur adressèrent un signe amical de la main.
- Prend garde au grillage ! ordonna Hansen en se tortillant sur son siège et sous-estimant la distance qui séparait la PONTIAC et la large grille automatique d'entrée.
- P'pa, on peut entrer chez nous à deux de front, n'exagère pas tout de même !
- Braque, centre la voiture, si tu me l'accroches, je ne te le pardonnerai jamais ! Avec un sourire forcé, Hansen adressa un dernier signe à sa femme et à sa fille, puis, il tira brusquement le frein à main.
- Steeve, regarde, bon Dieu, si un véhicule s'amène en sens inverse il nous rentre dedans !
- P'pa, la rue est en sens unique, aucun véhicule ne peut remonter de ce côté !
- Quand bien même, on ne sait jamais, et puis, si tu ne m'obéis pas, je reprends le volant et on n'en parle plus, allez, allons-y, conduis !
- Nous allons en ville ? Steeve se trémoussa sur son siège.
- Pas question, prends à droite, nous allons éviter la circulation. A cette heure-ci, nous ne devrions pas rencontrer grand monde !
- Ok, toi tu demandes, moi je te conduis, ajouta Steeve en accélérant et en passant la première.
- Doucement, fils, va doucement, ne grippe pas la boîte, cela coûte une fortune !
Puis, la litanie des recommandations et des injonctions s'ensuivit.
- Met ton clignotant, redresse, serre plus à droite, ralentis, non, ne dépasse pas, moins vite, rétrograde, les mains à 10 heures, pas autant de gaz s'il te plaît, laisse passer, arrête-toi, attend, tu peux y aller, non, accélère, déporte-toi, tourne à gauche, évite le cycliste, regarde devant toi, ne freine pas si souvent, et patati et patata ...
Steeve n'entendait plus rien, il était heureux comme poisson dans l'eau ou plutôt comme un ado au volant d'une PONTIAC !
S'il n'écoutait pas vraiment les instructions de son père, Steeve espérait cependant que celui-ci le laisserait emprunter le petit chemin menant au terrain de foot; là, il était certains que l'une ou l'autre de ses connaissances l'apercevrait et puis alors, il serait enfin reconnu comme la vedette qu'il était: Steeve Hansen au volant d'une PONTIAC.
- Quoi, tu tiens absolument à ce que tes amis te voient, n'est-ce pas !?! lança Hansen en ricanant. - C'est bon, vas-y, mettons la radio, et abaissons les vitres, ainsi ils te verront et demain, tout le monde en parlera en ville.
- P'pa, planque-toi sous le tableau de bord, s'ils te voient, ils risquent sans doute de se moquer de moi !
- Tu plaisantes ?
- Non ! P'pa, je t'en prie, juste le temps de passer à hauteur du local, fais ça pour moi, après je ne te demanderai plus rien !
Hansen s'exécuta, mais il n'aurait pas su dire si c'était pour faire plaisir à son fils ou plutôt pour ressentir au travers le regard de celui-ci toute la fierté qu'il éprouvait de posséder une voiture pareille.
Steeve ralentit à hauteur du terrain de football, il adressa un petit signe à tous les jeunes qui discutaient aux abords et qui le regardèrent passer bouche bée. Steeve Hansen au volant d'une PONTIAC ! Quel veinard !
Quelques filles se trémoussèrent et murmurèrent entre elles des propos envieux quant à ce Steeve Hansen, soudain devenu un centre d'intérêt peu commun.
Lentement, Steeve tourna au coin de la rue, comme son père refit surface pour à nouveau boucler sa ceinture sécurité.
- Ca en jette, n'est-ce pas ? Lança Hansen en espionnant les curieux qui s'étaient avancés un peu plus sur la chaussée pour les voir s'éloigner.
- Tu l'as dit, P'pa, c'est sensas !
- Allez, cela suffit, on rentre maintenant !
Steeve obéit à son père, il était hyper heureux et comblé comme jamais encore il ne l'avait été.
A la radio, la voix du speaker annonçait le passage exceptionnel d'étoiles filantes la nuit de vendredi à samedi et sur ces mots, Hansen se rappela de vive voix que c'était précisément cette nuit-là qu'avec Jess et les Agnessens, il était prévu qu'ils aillent au théâtre.
- Tu vas les emmener dans la PONTIAC ? s'inquiéta Steeve en plissant le front.
- Je vais la leur montrer, mais je vais m'arranger pour ne pas la prendre, on ne sait jamais, le parking n'étant pas surveillé, je préfère pas !
- Ouais, t'as raison, ce serait dommage qu'il arrive quelque chose à cette merveille ! Steeve caressa le volant du bout des doigts, mit le clignotant et entra en douceur dans l'allée de la villa familiale. Ce fut une balade extraordinaire, toute sa vie il s'en souviendrait, mais, tout au fond de sa tête, une idée avait germé, c'était sans aucun doute l'idée la plus folle qu'il avait jamais eue, mais elle était bien à, récurrente et persistante.
Il embrassa son père, jeta un dernier coup d'œil à la PONTIAC et puis suivit son père à l'intérieur où un gâteau surmonté de 19 bougies les attendait.
Cette nuit-là, Hansen eut droit à quelques égards de Jess, et dès le petit matin suivant, l'ambiance familiale repassa au beau fixe.
Durant le repas, Jess, rappela la nuit étoilée annoncée vendredi, elle suggéra à Sonia de se poster à la fenêtre de sa chambre et de faire un vœu à chaque fois qu'elle verrait une étoile filante, elle adressa un petit sourire complice à son mari qui ne l'écoutait pas, planqué derrière son journal, puis elle engagea la conversation sur un autre sujet. Steeve, quant à lui, avait acquiescé en hochant la tête, mais il n'avait pas sourcillé, s'imaginant toujours au volant de la PONTIAC.
...
S'il avait reposé la revue qu'il tenait sous ses yeux dans le vague, ce n'était pas pour marquer une pause, car Steeve ne lisait pas. Il tendait l'oreille ! Il écoutait, les moindres bruits, tous les sons, les identifiait et, par cœur, il suivait en imaginaire ses parents qui passaient de la salle de bains à leur chambre, puis au salon, revenaient à la cuisine pour repartir se mirer dans la double porte de la garde-robes.
Hansen et Jess sortaient ce soir-là, ce n'était pas une première, cela leur arrivait de temps en temps, mais c'était la toute première fois depuis que la PONTIAC séjournait dans le garage.
Steeve n'avait qu'une seule idée en tête: une fois ses parents partis, descendre les escaliers, tromper la vigilance de Sonia, et puis s'immiscer dans le garage et plonger sur le siège conducteur de la PONTIAC pour simuler une fois encore qu'il conduisait.
La porte de devant se referma sur les dernières recommandations adressées à Sonia, puis un klaxon, celui de la Toyota des Agnessens retentit. Sans se lever de son lit, Steeve épia les halos des phares pour s'assurer que la voiture faisait bien marche arrière sur le tarmacadam de l'allée de la propriété, puis, il compta mentalement jusqu'à 300 avant de se décider à se lever.
Il tortilla une épaisse couverture sous les draps, fronça l'oreiller sur lequel il plaça son ballon de foot et puis il remonta la couette. Parfait ! A moins de s'approcher, il était impossible de faire la différence entre ce subterfuge et un Steeve profondément endormi.
A pas de loup, il prolongea le couloir, retint sa respiration à hauteur de la chambre de Sonia, puis il se précipita jusqu'à la cuisine pour passer par la véranda et atteindre la pelouse. A toutes jambes, il courut jusqu'au garage, déverrouilla la double porte qu'il ouvrit et referma aussitôt, puis, essoufflé par le stress qui l'étranglait, il débloqua la portière avant de la PONTIAC et s'installa derrière le volant.
Son rêve, embelli du goût de l'interdit et teinté de risques, recommença.
A quelques kilomètres de là, le nez contre la vitre latérale arrière, Jess s'écria: - faites un vœu, une étoile filante ! tandis que les trois autres adultes cherchaient en vain une trace de l'illumination dans les cieux.
Ce fut le bruit diffus du deux temps grincheux qui stoppa net Steeve qui s'amusait comme un fou en s'imaginant grimper une côte en lacets à toute vitesse. Alors, prenant soin de ne pas se faire repérer en coupant la lampe du plafonnier, il s'extrait de la PONTIAC, et colla un œil à l'embrasure de la porte du garage.
Une motocyclette ! Tous eux éteints ! Steeve ferma l'autre oeil et n'osa plus bouger.
La porte d'entrée de chez lui s'ouvrit prudemment, Sonia sortit en courant, elle jeta un dernier regard à la fenêtre de la chambre plongée dans l'obscurité de son frère, puis, sans prononcer un seul mot, elle enfourcha la selle arrière de la motocyclette et, sans trop de gaz, les amoureux secrets disparurent en douceur.
- Ca alors, Sainte Sonia qui se paie un flirt ! murmura Steeve qui ne pu retenir un petit rire mesquin.
Et puis, s'en retournant vers la PONTIAC, ce fut le déclic !
Steeve était seul, Sonia avait convolé avec un prétendant, ses parents ne reviendraient pas avant 2 ou 3 heures le matin, ce qui lui laissait près de 5 heures devant lui, et la PONTIAC était là, prête à vrombir et à obéir à sa moindre volonté !
C'était risqué ! Steeve en était conscient, il fallait qu'il soit rentré au moins une heure avant ses parents, au cas où il prenait envie à Hansen d'aller passer une dernière fois avant de se coucher la paume de sa main sur le capot de l'automobile. C'était également risqué car il y avait les kilomètres au compteur, et pour sûr que son père les avait scrupuleusement notés. C'était également dangereux car il y avait toujours le risque d'avoir un accrochage et de bousiller la voiture de P'pa, mais la tentation était si forte !
Les idées se bousculaient dans la tête de Steeve, son esprit roulait plus vite que la PONTIAC à régime maximum, et puis, comme s'il l'avait toujours su en son for intérieur, l'épisode de Tom Berger lui revint à l'esprit.
C'était l'an dernier, durant les vacances: ce jour-là, les parents de Tom revenaient de vacances et quand Steeve passa la grille de leur villa, il entendit encore son camarade l'appeler: - Steeve, amène-toi, je vais te montrer quelque chose !
Curieux, Steeve était entré chez Berger. Celui-ci était penché à l'intérieur de la décapotable de son père, avec laquelle il avait roulé les trois semaines précédentes.
- Qu'est-ce que tu fiches ?
- Le compteur cher ami, je remets le compteur à 23.502, sans quoi je suis un homme mort !
- Tu n'avais pas la permission de rouler avec ...
Steeve n'eut pas le temps de continuer sa phrase, Berger s'était relevé brusquement et l'avait foudroyé du regard en lui lançant: tu sais combien ça vaut une bagnole pareille ?
Steeve n'avait pas répondu, et Tom avait replacé le foret de la visseuse électrique sur le curseur du compteur.
Ca n'avait pas pris plus de 5 minutes ! Quelques coups de gâchette et puis les chiffres initiaux étaient réapparus.
Tandis qu'il se souvenait de cette anecdote, Steeve avait soulevé le capot de la PONTIAC, il avait repéré le câble du compteur électrique et d'un coup d'oeil il avait vérifié que la foreuse de son père était toujours bien rangée sur l'établi. Cela lui demanderait 10 minutes tout au plus, et pour être certain, il garderait une marge de manœuvre d'une heure au moins. Il rentrerait avant onze heures, ainsi, même si Sonia prenait elle aussi ses précautions, il était garanti d'être de retour au bercail avant tout le monde !
La clé de contact pénétra dans la fente chromée, Steeve frissonna. Ce geste anodin et pourtant sans rapport, lui rappela ses premiers ébats sexuels avec une certaine Alexy qu'il avait perdue de vue depuis longtemps. Puis, il ouvrit la double porte du garage, poussa à l'aide d'un pied par terre la PONTIAC sur l'allée et ensuite il tourna le contact pour lancer le moteur.
3000 cc infernaux qui se mirent à ronronner comme une chatte en rut ! Steeve poussa sur la pédale de l'accélérateur, et sans plus perdre de temps il s'élança sur la chaussée.
Direction l'aventure. Destination nulle part.
Sous un ciel sombre zébré d'étoiles filantes arborescentes, la PONTIAC disparut au coin de la rue.
A une vingtaine de kilomètres de là, Hansen, son épouse et les Agnessens remontaient à bord de la Toyota, la soirée théâtrale ayant été reportée.
- Nous allons prendre un verre ? suggéra le gros homme à Hansen.
- Non vieux, rentrons, ça sera une occasion de vérifier si les enfants sont restés corrects ou non ! lança Hansen en poussant du coude Jess qui admirait les cieux enflammés.
- Ok, retour à la case départ ! et Agnessens démarra en douceur.
Steeve emprunta la nationale 6. Quatre bandes de roulage, peu de circulation, une ligne droite. L'endroit rêvé pour mettre à l'épreuve les 280 chevaux planqués sous le capot de la PONTIAC !
Il dépassa une première rangée d'automobilistes prudents, une seconde, engagea la troisième vitesse, se déporta sur la bande d'extrême gauche et puis, de tout son poids, il écrasa littéralement l'accélérateur avant de passer la 4ème puis la 5ème. L'aiguille oscillante du compteur kilométrique dépassa les chiffres 160 (miles) et puis Steeve se mit à rire à cœur joie, grisé par la vitesse, comme saoulé par la puissance du véhicule. Les autres voitures sur sa droite n'étaient plus qu'une confusion de reflets lumineux figés qui disparaissaient dans le rétroviseur.
Quel bonheur !
- Merci, et c'est promis, nous remettrons cela dans quinze jours ! Les Agnessens et les Hansen s'embrassèrent amicalement, puis la Toyota s'éloigna dans un bruit feutré.
Jess tourna sa clé dans la serrure de la porte d'entrée, tandis que Hansen alla vérifier que les battants du garage étaient bien verrouillés.
- Tu viens lança la femme en ôtant sa veste.
- Voilà, tout est en ordre. Et Hansen referma derrière eux.
Sans attendre, Jess se dirigea vers la chambre de Sonia, tandis que Hansen prit la direction de celle de Steeve.
Doucement, pour ne pas se faire repérer, l'un et l'autre poussèrent délicatement sur la clenche.
- Ca alors ! murmura Hansen, se faisant l'écho de son épouse qui prononçait des mots similaires à l'autre bout du couloir.
L'homme et la femme firent demi-tour et se rejoignirent au milieu du pallier.
- Tu ne devineras jamais ! dirent-ils de concert, comme s'ils avaient répété cette phrase par coeur pour une comédie.
- Tous les deux ? reprirent-ils ensemble.
- Pas 10 heures et voilà qu'ils dorment déjà ! Voilà des enfants bien éduqués ! affirma Hansen avec conviction et en entraînant avec allégresse son épouse par la taille.
Jess passa à la salle de bains, tandis que Hansen alla se changer dans leur chambre.
- Que fais-tu, tu sors ?
- Un p'tit jogging, un dernier avant d'aller nous coucher, une demi-heure et je suis de retour ! enchaîna l'homme en refermant la porte derrière lui.
- Tu ne vas pas ... mais Jess s'interrompit, son mari avait déjà entamé sa foulée pesante sur le tarmacadam de l'allée.
Quand Steeve posa les yeux sur l'horloge analogique du tableau de bord de la PONTIAC, il dû malheureusement constater qu'il était déjà temps qu'il rentre. Logiquement il lui restait encore une large marge de manœuvre pour remettre tout en état, mais il était plus prudent qu'il rentre à présent.
Il enclencha le clignotant, fit demi-tour et prit la route inverse en direction de la villa familiale.
Dans sa poitrine, son cœur emballé battait à tout rompre.
Steeve leva le pied. Soudain, il prit conscience que ce n'était pas le moment d'avoir un accident. Il fit un dernier détour par la banlieue, évita le centre ville et surtout les abords du théâtre et puis il gravit la côte qui menait au quartier résidentiel où il habitait.
Alignés comme des sentinelles, les bouleaux défilaient lentement à gauche et droite du pare-brise.
Enfin, question de profiter une toute dernière fois de la puissance maximale des 3000 CC du moteur, le jeune garçon enfonça l'accélérateur, tira sur le volant et entra dans la rue de son domicile.
Dans un fracas ténébreux, quelque chose vint percuter de plein fouet l'avant de la PONTIAC. Steeve tenta d'éviter l'invisible, mais la vitesse trop élevée l'empêcha de maîtriser la voiture qui cahota sur une espèce de tremplin imprévisible. Il tira sur le volant, tortura la pédale frein et, dans un crissement horrible, parvint à faire pivoter la voiture de côté en lui faisant faire un tête-à-queue digne des séries policières qui passaient le vendredi soir sur canal 3.
Surpris et effondré par ce qui venait de se passer, Steeve s'accouda en désespoir de cause sur le volant. Une épaisse fumée blanche et odorante montait du capot avant tordu sur une grimace renfrognée. Seul le pâle halo solitaire d'un phare orphelin éclairait la chaussée désertique et au loin, le pneu arraché et encore fumant d'une des roues de la Pontiac vacillait encore. Quand il leva les yeux, il constata que le pare-brise était fêlé sur toute sa hauteur.
- Bon Dieu, que va dire Père ? supplia-t-il en serrant les dents et s'en voulant énormément.
Hésitant encore quelques secondes, il finit par se décider et s'extraire de la PONTIAC.
L'aile droite était complètement défoncée, un phare avait disparu pour laisser place à un trou morbide d'où pendouillaient des fils de contact carbonisés. L'avant, ainsi que le grillage chromé du radiateur de la voiture semblaient tous les deux avoir été modelés dans une espèce de moule demi circulaire, la jante avant droite s'était métamorphosée en un essieu plié et nu sur des patins de freins éclatés.
- Pardon Papa, je te demande pardon ! invoqua Steeve en levant les yeux au ciel et en serrant les doigts si fort que de petits croissants blancs avaient entaillé la paume de ses mains.
- Putain de chat ! se mit-il subitement à hurler ! J'ai pas d'chance, j'ai absolument pas d'chance !
Il allait tomber à genoux pour ne plus jamais pouvoir se relever, quand soudain son regard embué de larmes fut attiré par le trait curieux d'une autre étoile filante qui éclairait la nuit.
Comme un écho providentiel, il se rappela les sages paroles de sa mère, puis, tel un robot, il se mit à réciter: je fais le voeu que Papa ne me punisse pas, je fais le voeu que Papa ne me punisse pas, je fais le voeu que Papa ne me punisse pas, je fais le voeu que Papa ne me punisse pas, ... ressassait Steeve en contournant la PONTIAC en piteux état.
Puis, dépassant l'arrière de la voiture, Steeve aperçut un amas étrange sur le tarmacadam de la chaussée.
Il s'y dirigea en finissant de prier: je fais le vœu que Papa ne me punisse pas ...
Il s'accroupit. Ses mains - qu'il ne commandait plus - empoignèrent le corps sans vie qui gisait au sol et puis il le retourna.
Dans une marre de sang encore chaud, par-dessus un corps disloqué, le visage éclaté de Hansen semblait accuser lourdement son fils.
- Nâââon ! s'époumona le garçon abattu par la fatalité.
Tandis que dans le ciel de ce vendredi là, une autre étoile filante passait lentement, l'occasion rêvée pour qu'un autre superstitieux puisse faire un vœu qui s'exaucerait quoi qu'il arrive ...
FIN
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