Les colombes aux ailes brisées #1
Vaines tranchées
Par-delà la douce caresse des rivières, des fleuves, des mers et des montagnes ; par-delà les silhouettes sensuelles des vallées, des plaines, des collines et des montagnes ; par-delà l’innocence primaire de la flore et de la faune, règne l’Homme, animal pensant qui pense être l’Olympe de l’évolution. Et pourtant… à la philosophie répond la fureur, à l’outil l’arme, à l’amour la barbarie. Au-delà de l’être humain, au-delà de son incohérence, son ignorance, ses peurs, sa haine et sa violence, ne trône aucun dieu dans le firmament sinon, éventuellement, le Voyeur Suprême qui se masturbe puis jouit de voir souffrir et se détruire sa créature de prédilection. Mais en cette glaciale matinée de 1915, le ciel pourtant d’un bleu azurin n’était pas vide. Il était couvert de nuages étranges, aux couleurs chamarrées, à la peau de tissu, aux formes arrondis. Des ballons. Sous le brûleur crachant son vacarme véhément, pendait fragilement une nacelle qui tremblait sous les coups répétés et violents d’un vent de destruction. A l’intérieur de ce panier en osier se lovaient deux fruits vert-de-gris dont la fraîcheur apparente dissimulait sournoisement le ver qui ronge le cœur des âmes. Croisés par de mystérieux oiseaux au corps de métal et aux ailes de bois dont le piaillement assourdissait l’espace de son grondement mécanique, les deux militaires observaient le grouillement de leurs congénères et les ruines de la civilisation en contrebas. L’enfer sur terre.
En bas. Si bas. Trop bas. La surface jadis verdoyante de la prairie avait pris l’apparence chaotique d’un sol lunaire, visage dégradé de la nature par l’Homme, paysage torturé par ses mains. Tel un linceul déposé sur le cadavre encore tiède de la tolérance et de l’amour, un brouillard perpétuel brun-grisâtre flottait au-dessus du terrain du conflit. Spectre léger d’une virginité violée. Entre les deux camps opposés gisait un mur horizontal, un no man’s land déchiqueté où le métal en fusion chantait sa mélopée infernale en duo avec le bois en feu. Des pièges divers, plus meurtriers les uns que les autres, étaient tapis dans l’ombre de la terre et guettaient leurs prochaines proies de chair et de sang. Se croyant naïvement protégées derrière les remparts carnassiers de barbelés enchevêtrés, trois lignes successives de défense, reliées entre elle par des boyaux palpitants, s’étendaient de tout leur long sur la couche encore chaude des cendres humaines. Rien d’autre ne dépassait de ces rides profondes qu’un mat raide et rigide soutenant témérairement un drapeau tricolore. Le noir du tombeau, le blanc livide du défunt, le rouge de l’hémoglobine qui gicle par flots. Comme un labyrinthe dans lequel erreraient sans fin les victimes du minotaure nationaliste, dans les tréfonds des tranchées s’agitait en une danse frénétique la masse d’une populace lasse.
Helmut était un écrivain. Puisque la plume est plus forte que l’épée, ses Maîtres lui avaient confié la mission d’écrire l’histoire de la guerre avec l’encre de son sang. Mais avant d’agir en destructeur, il se fit constructeur : il avait creusé les galeries de ses mains dans le froid, rogné la chair de la terre de ses ongles, jusqu’alors manucurés, dans la souffrance. Il avait placé les clayonnages les uns après les autres, bâtissant un nouveau chez lui qui deviendrait son chienlit. Lui et eux. Helmut vivait avec eux, mangeait avec eux, dormait avec eux, se battait avec eux ; ne les connaissait cependant pas, ou ne voulait pas les connaître, ou ne les connaîtrai jamais puisqu’ils mourraient bientôt, si tôt, si vite. Les autres… Ils étaient le miroir de son trépas, mieux valait baisser les paupières et voir le monde par le prisme de son cœur.
Helmut rouvrit pourtant les yeux. Et ce qu’il vit ne fut plus vie. A l’extérieur de sa catacombe guerrière se peignait la nature morte de l’horreur : les carcasses encore fumantes de divers animaux (chevaux, mulets, baudets, vaches) jonchaient le sol en se mêlant allégrement aux dépouilles se décomposant d’hommes en uniformes mais aussi de vivants qui agonisaient depuis des jours sous la berceuse ironique de leurs cris assourdissants. A l’intérieur des galeries, quant à elles, régnait une atmosphère irrespirable : les fumées et vapeurs émises par les munitions, armes et incendies s’infiltraient dans les narines ; l’air vicié, pollué par les gaz chimiques et surtout le gaz moutarde, noyait les poumons d’une matière noire. Etouffement. Glaires. Vomissures. Afflictions. Alors que les poux s’éparpillaient dans les chevelures hirsutes et sales des poilus, les mouches se posaient sur les plaies et suçaient leur moelle vitale comme des vampires à un festin. La boue recouvrait tout, des parois des tranchées aux uniformes des soldats en passant par leurs mains et leur visage qui semblaient n’avoir jamais connu le câlin de l’eau vive, de l’eau fraîche, de l’eau pure. Si leur extérieur exhalait les senteurs nauséabondes de la pourriture, l’intérieur des corps était rongé par la faim, couteau aiguisé planté à jamais dans l’estomac des militaires. Et lorsqu’ils pouvaient se procurer un repas aussi frugal fût-il, la nourriture se révélait bien souvent avariée et leur causait encore plus de tourment en eux. Mais le pire n’était pas là… Par terre, répandu comme des galets nauséabonds sur une plage normande souillée, se répandait le flot infini de leurs excréments dont l’odeur avait fini par attirer des hordes de rats porteurs d’une pestilence infernale. Et les épidémies faisaient rage au sein de la compagnie, telle la faux implacable de la Mort tranchant sans pitié le blé faible et fragile de nos existences. Si l’apocalypse avait eu un visage, ce dernier aurait arboré la même barbe longue et sauvage qu’Helmut. Et Helmut, regardant l’irregardable, pleura des larmes sèches.
Il se souvint aves un sourire amer de la propagande que ses Maîtres lui avaient asséné après son incorporation forcée. Quel prestige de porter l’uniforme de sa patrie, surtout lorsqu’il s’avère si confortable ! Et qu’il est peu-voyant par rapport à ceux dont se vêtent ces ignobles Français dont le bleu électrique du haut se révèle encore « plus » discret que le rouge flammes du pantalon. Des cibles faciles, la foire aux lapins ! Et que dire de ce casque magnifique, le Pickelhaube, à la pointe touchant les cieux et à la dorure rappelant l’éclat du soleil ? Ajoutons évidemment que notre supériorité se forge sur l’usage d’armes si modernes, tels le dernier fusil Mauser, le lance-grenade ou bien même le lance-flamme… La réalité se révéla néanmoins toute autre. L’uniforme se transforma rapidement en loques crasseuses, les ennemis se montrèrent tellement nombreux que lorsqu’on en un tuait un, il en revenait dix, l’armement de l’autre camp devint en peu de temps de même qualité et d’identique puissance que celui de ton propre camp. La balance en équilibre. Ce n’était plus un duel mais un double suicide. Il avait entendu parler de fraternisation, d’un aphorisme d’amour : « Vivre et laisser vivre », d’un Noël de paix et de chaleur humaine entre les pions noirs et blanc de l’échiquier belliqueux. Sans lendemain. Les mois s’étaient écoulés et de l’espoir ne subsistait que la désillusion. Et Helmut passa la main droite sur son front en sueur tout en mettant la gauche au fond de l’une de ses poches trouées. Une lettre.
Une photographie. Une photographie en noir et blanc. Une photographie en noir et blanc sur laquelle étaient figurés une femme et un bébé. Sa femme. Son bébé. L’éclat des yeux d’Helmut se fit trouble. Lui, là-bas, si petit, si innocent, dans les lumières d’une campagne sereine, il était né la semaine dernière. Il vibrait d’une santé rayonnante. Il s’appelait Hoffner. Quel curieux paradoxe que le cri d’un nouveau-né était un début, tandis que l’écho du cri de son père allait être une fin… Les yeux exorbités, Helmut se retourna soudain vers le camp ennemi, après avoir entendu la vocifération métallique d’une mine. Probablement un agonisant qui aura pu se relever et faire un pas de plus vers le néant. Son regard se baissa à nouveau sur le cliché. Il se mit à admirer le visage souriant de son épouse pour laquelle il éprouvait un amour infini. Qu’il aimait s’assoir à côté d’elle dans cette barque légère et voguer sur les flots tranquilles de cette rivière dans un parfait silence, les mots muets disant tout haut ce que les cœurs qui battent disent tout bas. Qu’il aimait passer les longues soirées d’hiver avec elle, là, au coin du feu, tous deux emmitouflés dans une couverture épaisse et chaude, à se regarder intensément, comme si leurs yeux pouvaient s’échanger des formules ésotériques dont eux seuls connaissaient la signification intime. Qu’il aimait explorer la profondeur sans fin de ses émois, partager ses peines les plus débordantes et sourire de son fichu caractère à toute épreuve, de son refus de modifier son point de vue malgré l’évidence ! Alors qu’à côté de lui, l’un de ses camarades se raclait la peau à l’aide d’un couteau pour en ôter des croutes purulentes, il se mit à songer aux charmes de sa mie amie, amante et opiniâtre. Oh ! Helmut, là, que tu eus tant tenu à titiller les tétons de ta teutonne têtue ! Mais ses seins aux mamelons arrondis se transformèrent tout à coup en obus shrapnel à la pointe aigue. L’artillerie lourde française venait de commencer un énième bombardement, signe que l’ennemi pressentait une offensive adverse imminente. Un obus shrapnel éclata alors loin au-dessus de toi, ce qui te remémora ce jour tragique − était-ce hier ? était-ce il y a un mois ? était-ce il y a une éternité ? – où le seul compagnon que tu considérais comme un ami mourut sous tes yeux. Effrayé. Effarement. Effroi. De l’explosion incandescente de la mélinite naquit une cataracte d’acide picrique qui se déversa sur lui. Sa peau devint lave en fusion, ses yeux des lacs enflammés, ses voies respiratoires un fleuve d’hémoglobine. Il mourut dans tes bras dans les souffrances les plus horribles. Et tes yeux révulsés se détournèrent pour fixer un point au loin, bien à l’arrière du front, le quartier général où tes officiers supérieurs, buvant le thé tout en regardant nonchalamment les cartes d’état-major, devisaient du sort de milliers d’êtres humains comme lui… comme toi. Si seulement ils avaient su… Mais ils savaient ! Ils l’avaient toujours su. Et tandis que la pluie de bombes continuait à tomber, tu observas cette galerie de terre dans laquelle tu croupissais déjà depuis tant de temps. Tu te demandas à quoi bon tout cela. Ce n’étaient que de vaines tranchées, des veines tranchées desquelles un sang d’êtres-martyres giclait, puis se répandait sur le marbre de la fraternité humaine perdue.
Le lieutenant grimpa au sommet de la tranchée. Toute la compagnie en fit de même. Toi aussi. L’horizon se mit à briller d’un étrange éclat, un soleil couchant annonciateur d’une nuit sans fin. Ce fut là que tu le sus. Tu sus que cet aller serait sans retour. Le lieutenant regarda sa montre quelques instants puis, d’un geste nerveux, saisit son sifflet dont il mit l’embout dans sa bouche. Silence dans la clameur. Fixité du temps. Néant proche. Terreur. Le cri du sifflet se répercuta sur toutes les parois de la tranchée et… l’assaut général commença. Foule qui jaillit. Foule qui hurle. Foule qui galope. Foule qui meurt.
Et la silhouette décharnée d’Helmut se fondit dans le brouillard, telle la mémoire d’une vie sacrifiée dans les ténèbres de l’oubli collectif éternel.
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Commentaires :
pseudo : damona morrigan
Halucinant, maître du détail comme j'ai essayé de décrire dans mon haïku à ton honneur ! Bravo !
pseudo : Iloa
A croire que tu y étais...Sublime morbide histoire. Merci W.
pseudo : w
damona morrigan, merci pour ton commentaire. J'ai délaissé mytexte ces derniers jours, mais je vais m'y remettre et, bien évidemment, lire tes textes dont ce fameux haïku. Iloa, deux de mes grands-pères y étaient et, si j'en crois les propos de mes parents, l'un n'est pas revenu chez lui.
pseudo : damona morrigan
Ok, j'attends ton verdict avec impatience !
pseudo : w
damona, le verdict a été rendu et il est sans pitié !!! :-) Mais non, j'ai adoré ton texte et t'ai même envoyé un mail pour te le dire. MErci pour tout et à bientôt. Bisous.
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