Septembre
Charles relut la lettre qu'il tenait dans sa main droite, tandis que de la gauche il s'amusait à caresser la brioche repoussant les bretelles qui maintenaient son pantalon sous la taille qu'il avait, cela dit en passant, perdue vingt ans plus tôt.
Une troisième étoile décernée par Gault et Millau ! C'était merveilleux ! A prévoir, certes, mais merveilleux malgré tout !
Une troisième étoile ! Une raison supplémentaire pour être fier de sa réussite !
Au risque de passer pour un fou, il ne put, une nouvelle fois, retenir un petit rire nerveux et volontaire, se moquant éperdument de Jeanne, sa secrétaire, qui l'espionnait par dessus ses doubles foyers en faisant semblant de vérifier la comptabilité. Sur le bureau, à côté de ses pieds qu'il avait croisés sans égard sur le sous-main, une pile de lettres attendaient d'être ouvertes. Charles effleura les reliefs calligraphiés en doré de l'en-tête de Gault et Millau, puis, il se décida enfin à lire la correspondance que cette brave Jeanne lui avait soumise.
L'homme ouvrit un premier pli et voyant qu'il s'agissait d'une facture, il la classa dans le bac sortie que Jeanne viderait plus tard. La seconde enveloppe contenait une autre facture pour fournitures, elle suivit la même trajectoire que la première. La troisième lettre était un dépliant publicitaire qu'il ne lut même pas et qu'il froissa avant de la jeter dans la corbeille. L'enveloppe suivante portait un timbre non estampillé qu'il décolla avec précautions et qu'il récupéra, il en sortit les documents qu'elle renfermait et les parcourut rapidement. Il s'agissait d'un contrat d'assurance qu'il rangea avec les factures. La dernière enveloppe n'était pas classée de la sorte par hasard. Madame Jeanne avait, en effet, prit soin de laisser cet ultime courrier pour la fin, et ce pour diverses raisons que seule une femme de sa qualité pouvait comprendre.
Charles découpa l'enveloppe et jeta un coup d'œil au papier soigneusement plié en trois. Une lettre de Françoise, Françoise, son ex-femme ! En fait, il ne s'agissait pas d'une lettre de Françoise personnellement, mais plutôt d'un courrier de Maître Foucault - que Charles avait surnommé Maître "Faux-cul" - l'avocat de son ex-femme. Il cligna des yeux, en serrant les paupières d'exaspération et soupira en consultant brièvement les écrits du sinistre individu.
Au second paragraphe, première ligne, en caractères gras, les mots: Non paiement de pension alimentaire firent frissonner Charles, qui grinça des dents. Comme cela était maintenant devenu une habitude chez lui avec toutes les correspondances de Françoise ou de Maître "Faux-cul", il chiffonna la lettre, la serra très fort entre ses deux puissantes mains et la laissa tomber dans la corbeille à papiers.
Il était hors de question qu'il verse le moindre franc pour une pension alimentaire, il en avait décidé ainsi, trois ans plus tôt, et ce n'était pas demain la veille qu'il allait changer d'avis ! Foi de Charles Dufour, Maître queux, riche propriétaire de l'établissement à l'enseigne "Chez Charly", gratifié, par dessus le marché, d'une troisième étoiles par l'honorable guide Gault et Millau.
Qu'elle aille se faire cuire un œuf ! songea-t-il en s'extrayant péniblement hors de son confortable fauteuil recouvert de cuir véritable et en voulant faire un stupide jeu de mots en référence à sa profession.
Il salua Jeanne et se rendit aux vestiaires, en direction des cuisines, où déjà, tout un régiment d'employés s'affairait aux préparatifs pour le midi. 87 couverts, prévoyait l'agenda des réservations que Charles avait consulté en arrivant tôt ce matin-là. Une bonne matinée en perspective en tout cas ! Charles resserra le nœud de sa cravate, il enfila un tablier blanc qu'il choisit dans son immense garde-robes privée et, face au miroir, il ajusta sa toque en essayant de rentrer son ventre pour paraître plus mince. Sans plus tarder, il poussa la double porte battante qui donnait dans les cuisines et disparût dans la fourmilière des cuisiniers et autres aidants qui, tous confondus, s'agglutinèrent autour du patron.
Françoise Jourde, ex Madame Dufour, n'était, quant à elle, ni Maître coq, ni propriétaire d'un établissement renommé, ni quoi que ce soit d'ailleurs, puisque depuis son divorce avec Monsieur Dufour, elle vivotait seule et émargeait au Centre Public d'Aide Social de la Ville, qui lui versait le strict minimum pour survivre. Si cette brave fille - qui un soir d'hiver 1996 avait découvert inopinément les nombreuses infidélités et autres relations extraconjugales de son époux en rentrant chez elle à l'improviste - était loin d'être un cordon bleu de réputation, elle n'en était pas moins une femme de caractère, blessée dans son amour propre et dans ses sentiments, qui aimait mettre les petits plats dans les grands.
Toutes ses démarches auprès des services compétents, pour obtenir une pension alimentaire, ayant été vaines, elle avait décidé d'agir afin, une fois n'était pas coutume, que Dufour paie l'addition ! Et quand Madame Jourde s'était mis quelque chose en tête, rien, ni personne ne pouvait l'en détourner.
14 février,saint Valentin, 06h30, "Chez Charly"
Charles Dufour consulta l'agenda des réservations et se désespéra une fois de plus de refuser une table de 4 personnes. Son restaurant pouvait accueillir 140 convives, pas un de plus, c'était une règle à laquelle il ne fallait pas déroger. Il s'excusa et raccrocha le combiné.
- Jeanne, hurla-t-il de sa voix stertoreuse et désagréable, vous veillerez à ne plus me passer qui que ce soit, nous sommes complets, je ne peux rien faire, serait-ce pour le Pape en personne !
Madame Jeanne acquiesça d'un signe de la tête et replongea dans ses dossiers. Quand Dufour passa à sa hauteur pour descendre aux cuisines, elle lui décocha un regard mitrailleur et puis elle haussa les épaules en se mordillant la langue.
Charles Dufour vérifia les menus que l'imprimeur lui avait livrés et qu'on avait empilés sur l'étal. Les trois étoiles, dont son restaurant pouvait désormais s'arroger, trônaient en haut de la carte, juste sous le nom indiqué en lettres pompeuses, ce qui enorgueillissait davantage l'homme, puis venait le menu proprement dit, que le cuistot lut à haute voix afin que tout le personnel présent s'en souvienne: - Vichyrroise d'asperges aux morilles, entonna Dufour d'une voix de dictateur, Cocotte de homard au melon jaune; Filet de rouget barbet de Bretagne aux légumes du sud et tapenade aux huiles douces; Poularde de Chalosse fourrée de foie gras et cèpes au coulis de cresson et moutarde violette de Brives; Plateau de fromages, et pour finir en beauté, fraisier glacé des amoureux à la rhubarbe et gariguettes ! Hommes et femmes présents applaudirent Dufour qui se redressa fièrement. Chacun connaissait le menu par cœur, mais tout le monde fit semblant de l'apprendre de la bouche du patron.
- Sommelier, ordonna Dufour en surprenant ceux qui s'étaient aussitôt remis à la tâche, vous conseillerez un Sauternes 1994, un Chardonnay 1997 et, pour ceux qui en auront les moyens, un petit Chateau Ichem de derrière les fagots dont vous tairez le prix jusqu'à l'addition, comme cela va de soi ! Quand on aime, - Dufour se pencha vers une jeune fille qui avait les mains plongées dans un énorme bassin dégorgeant de légumes - on ne compte pas ! Il lui sourit et la fille esquissa une grimace qui ne ressemblait en rien à de la réciproque.
Françoise Jourde avait tout d'abord imaginé réserver une table "Chez Charly" et d'y provoquer un scandale monstre qui aurait entaché la réputation de l'établissement, mais ses moyens financiers ne le lui permettant pas pareille dépense, elle s'était résignée. Elle avait aussi pensé faire le pied de grue, face au Restaurant, et d'y distribuer, à la sortie des clients, des tracts dénonçant les agissements de Dufour, mais ses connaissances orthographiques n'étant pas à la hauteur de ses prétentions, elle avait plutôt penché pour la troisième solution, qu'elle mit en œuvre ce jour-là.
Planquée dans l'abribus à proximité du parking, elle avait repéré la voiture de Charles, stationnée sur son emplacement privé, elle avait observé les dizaines de couples qui s'étaient précipités à l'ouverture du restaurant, elle les avait comptés, elle en avait dressé une liste précise sur laquelle elle avait ajouté le nom de tous les employés qu'elle avait vu pénétrer chez son ex, et enfin, elle avait pris note du signalement de ceux qu'elle ne connaissait pas. Elle s'était assise à l'envers sur la banquette, le nez contre la vitre embuée, et elle n'avait pas manqué une seconde du va-et-vient au restaurant.
A 2h30 précisément, les tout premiers employés quittèrent l'établissement, puis ce fut le tour des cuistots, du sommelier et des serveurs.
A 3h00, Françoise en était certaine d'après sa liste, Charles se trouvait seul dans l'établissement, probablement occupé à compter sa recette et à terminer les préparatifs du lendemain. Elle s'était alors relevé en empochant son calepin, et puis, elle avait traversé le parking, contourné le bâtiment, suivi la ruelle et ensuite elle était entrée "Chez Charly", par la porte de derrière dont elle possédait toujours le double de la clé d'origine.
Rien n'avait changé. Les choses étaient toujours à leur place, chacune lui rappelant de multiples souvenirs, mais Françoise ne s'était pas laissée attendrir, surtout pas par cette photo en noir et blanc de Charles, d'elle et de toute l'équipe qui avait débuté là, elle avait continué son chemin, elle avait traversé les cuisines et ensuite elle avait gravi les marches de l'escalier menant au bureau de Dufour.
Charles, durant ce temps, s'était laissé choir dans son siège, il avait levé les jambes et avait lourdement posé ses pieds, comme d'habitude, sur le sous-main. Il avait déverrouillé le bac métallique de la caisse, avait séparé les chèques de l'argent, et puis il avait fait ses comptes en additionnant les montants des tickets sur une calculette et en comparant la recette. Une fois de plus, la balance était correcte, une fois de plus, le personnel avait correctement travaillé. Dans sa tête, une petite voix lointaine et presque atone lui avait rappelé qu'il serait temps, un de ces jours, d'octroyer une augmentation générale des salaires, mais Dufour avait bien vite expulsé cette voix et avait préféré entasser le produit de la soirée dans le coffre-fort qu'il avait ouvert juste auparavant.
Soudain, quelqu'un frappa à la porte, Charles sursauta, puis ne put ménager sa mauvaise humeur - il avait en effet une sainte horreur d'être dérangé quand il s'occupait d'argent -, si bien qu'il avait refermé la porte blindée du coffre-fort d'un coup de pied, avait rajusté sa cravate à toute hâte, et sans réfléchir, avait hurlé: - entrez !
Et là, sur le pas de la porte marquée du panonceau Direction, il avait vu Françoise apparaître.
- Françoise !?! s'était-il entendu dire, alors qu'il n'avait pu s'empêcher de se tasser dans son siège, sans savoir pourquoi.
- C'est moi, je dois te parler, je ne te dérange pas, j'espère ? avait répondu la femme en s'approchant du bureau derrière lequel son ex-mari était affalé.
- Vas-y, assieds-toi, je t'en prie. Charles avait toussoté, il avait baissé les yeux, s'était péniblement redressé et avait arboré un sourire faussement innocent comme lui seul pouvait le faire. - Que puis-je pour toi, ma chérie ? dit-il enfin en plongeant son regard glacial dans celui de son ex-femme.
- Beaucoup ! répondit Françoise en se tortillant sur la chaise basse, tu peux beaucoup pour moi !
- Ecoute, Françoise, nous avons déjà largement discuté à tous sujets, tu as quitté le domicile conjugal, tu as perdu le divorce, aujourd'hui, tu dois me laisser tranquille, vivre ta vie, et ne plus penser au passé !
- Tu avais payé l'avocat ! cracha la femme en frappant de sa main gauche sur le bureau et en faisant sursauter de surprise Dufour.
- Le Tribunal a reconnu tes torts, ma chérie, je n'y peux rien, tu n'avais pas à m'abandonner, regardes, tout cela était à toi, aujourd'hui, tu n'as même plus les moyens d'aller chez le coiffeur ! récita le Maître coq en arborant une mine victorieuse et en désignant la tignasse ébouriffée de Françoise.
- Je ne regrette rien, je veux juste que tu me paies une pension alimentaire, comme j'y ai d'ailleurs droit, je me suis renseignée, c'est la loi !
- La loi !?! Quelle loi ? ricana l'homme en se rejetant en arrière.
Soudain, motivée par un double sentiment de vengeance et d'énervement, Madame Jourde s'était levée d'un bond, elle avait sauté à genoux sur le bureau, montré sa main droite qui serrait très fort le couteau à découper le gigot qu'elle avait choisi sur le râtelier, et en avait menacé le gros enfoiré qui se moquait d'elle.
- Une pension alimentaire, Charles Dufour, une indemnité pour que je puisse manger tous les jours à ma faim, pour que je puisse retrouver une certaine dignité et que je puisse redevenir une femme au sens propre !
Elle avait posé la lame tranchante du couteau sur la gorge de Dufour et avait poussé suffisamment fort pour y taillader une légère plaie qui s'était aussitôt mise à saigner petitement.
- Dudududu calme, avait bredouillé Dufour, dont le visage avait viré au rouge vif.
- Debout, sale type ! avait encore hurlé la femme en empoignant Charles par le nœud de sa cravate et en le tirant hors du fauteuil où il tentait vainement de disparaître. Nous allons visiter ton magnifique restaurant !
L'homme avait obéi, il n'avait pas imaginé un instant que cette femme-là était capable de faire le moindre mal à quiconque, mais là, c'était l'évidence même, elle était à bout et prête à tout. La lame du couteau lui faisait mal et au prochain geste de travers, elle s'enfoncerait en l'égorgeant illico.
Françoise contourna le gros homme, elle se mit légèrement de côté et le suivit pas à pas, tout en l'étreignant de son bras droit au bout duquel elle maintenait le couteau contre la glotte nerveuse de l'individu. Ensemble, ils descendirent les marches.
- Tu veux de l'argent ? Prends tout ce dont tu as besoin et disparais ! supplia Dufour. Mais Françoise n'entendit rien et elle continua à le pousser à coups de hanches dans les reins.
- Aux cuisines, Charles, nous allons aux cuisines !
Ils tournèrent à gauche, franchirent la double porte battante et entrèrent aux cuisines. Le lave-vaisselle fonctionnait en émettant un bruit assourdissant, mais Françoise fit signe à Dufour de s'asseoir sur le tabouret qu'elle lui présenta d'une poussée rapide et précise du bout du pied.
Sans écarter la lame une seule seconde de la gorge de l'homme, elle tendit la main, attrapa un plat rangé de côté et protégé d'un film transparent et, avec rage, elle le fit glisser sur l'espèce d'étal en inox où tous les jours les cuistots concoctaient leurs recettes.
- Une pension alimentaire, Charles, c'était tout ce que je te demandais, une toute petite pension, de quoi vivre, rien qui puisse te priver de tout le luxe dont tu as besoin, ou de te payer toutes les maîtresses que tu veux. Mais non, toi, le Grand, le Gros Charles Dufour, l'homme aux trois étoiles, tu as toujours été trop égoïste et trop avare pour penser aux autres.
Françoise fit un geste en direction du plateau d'asperges et puis elle plongea son regard fougueux en direction de Dufour.
- Quoi ? sembla demander l'homme en sueur.
- Mange ! elle appuya légèrement sur le manche du couteau et Dufour se raidit en régurgitant nerveusement. Il fit signe non en remuant à peine la tête.
- Mange, je te dis, mange ou je t'égorge ! elle avait haussé la voix et remué l'arme blanche.
Dufour tendit la main, prit une asperge et, lentement, il en croqua un morceau.
- Plus vite ! cria la femme en joignant le geste à la parole. Elle s'empara d'une poignée d'asperges qu'elle fourra sans égard dans la bouche de l'homme. - Avale, espèce de porc ! ajouta-t-elle en postillonnant.
Dufour mastiqua rapidement en respirant bruyamment par le nez, puis il avala en se tordant le cou, comme pour s'aider.
Françoise choisit au hasard le plat suivant et le tira jusque sous le nez de son ex-mari. - Un petit homard, cher Monsieur Dufour ?
Charles tenta de reculer, mais la lame le rappela à l'ordre. - Quand je pense que tu demandes une fortune aux clients pour cette chose minuscule ! plaisanta Françoise en saisissant la bestiole par l'extrémité d'une pince. Elle la souleva et puis fit signe à Dufour d'ouvrir la bouche. L'homme s'exécuta, il ferma les yeux et croqua à belles dents la queue non décortiquée du homard. - N'en perd pas une miette, salopard, au prix que cela coûte ! La femme força un peu et elle gava l'homme avec le homard dont seule la tête pendouillait encore entre les lèvres du cuisinier.
- Tu sais, poursuivit-elle, une pension alimentaire, cela dit bien ce que cela veut dire: c'est pour, entre autres, se nourrir. Elle prit ensuite une belle cuisse de poularde qu'elle examina vaguement et qu'elle fourra ensuite dans la bouche de Dufour. - Allez, mon chéri, c'est Saint Valentin, pense à tous ceux qui s'aiment, qui sont venus ici, pour manger en tête à tête et qui maintenant dorment amoureusement étreints ! Elle menaça l'homme une fois encore en insistant du couteau sur sa gorge, et Charles se décida à mordre dans la volaille. - Ronge l'os, ne laisse rien sur ton assiette, mon bambin, tu dois tout finir ! Elle agita les restes de la patte sous le regard effrayé de Dufour et puis l'obligea de terminer.
- Passons au fromage, tu as toujours détesté le fromage, n'est-ce pas ? et bien c'est l'occasion aujourd'hui de faire pénitence en mémoire des malheureux qui meurent chaque jours de faim. Françoise pinça un solide quartier de Bleu danois qu'elle huma et qu'elle enfourna ensuite dans le bec à Dufour. L'homme haletait, soufflait, respirait avec difficultés, mais obéissait aveuglément aux injonctions de la folle qui le menaçait.
- Tu prendras bien un petit morceau de Maroilles, hein ? Françoise tendit une poignée dégoulinante de cette chose qu'elle venait de nommer. Dufour ferma les yeux, fronça les sourcils, retint son envie de vomir et ouvrit la bouche.
Tout à coup, tandis que Charles mastiquait une dernière bouchée, Françoise se retourna, chercha quelque chose et puis revint vers le malheureux à deux doigts de l'indigestion comateuse. - J'avais oublié ton merveilleux coulis de cresson et moutarde violette de Brives ! Ouvre la bouche ! Elle souleva le saucier et força l'homme à boire à grandes gorgées. D'épais filets de matière visqueuse et violacée s'écoulèrent aux commissures des lèvres et le long du menton de l'homme à bout de forces. - Bois encore, et si tu vomis, je t'embroche comme une vulgaire poule mouillée que tu es ! Françoise souleva davantage le saucier sans se préoccuper des énormes taches qui maculaient les alentours.
Elle se pencha de nouveau vers l'établi, attira vers elle la cloche à desserts et y choisi un autre bout de fromage. - Allez, c'est pas terminé, tu as des intérêts de retard à rattraper, mon vieux, fais un effort !
Durant la demi-heure qui suivit, Dufour fut encore contraint d'ingurgiter une épaisse tranche de foie gras, un énorme morceau de glace aux fraises, quelques légumes desséchés qui avaient été entassés dans un bac, un piccolo à moitié grignoté et un melon entier, pelure y compris. Quand Françoise se lassa finalement, Dufour avait croisé les bras sur l'étal et s'était couché par dessus pour tenter de récupérer.
- Qu'en pensez-vous, Monsieur Dufour, j'ai une idée, juste une idée, comme ça, qui me passe par la tête ! chantonna Françoise en jouant avec le couteau sous les yeux boursouflés de son ex-mari.
- Que, quoi encore ?
- Et si, - Françoise leva les yeux, faisant semblant de réfléchir et souriant toutes dents dehors comme si elle posait pour une pub de dentifrice -, et si on remettait le couvert ?
Dufour se redressa d'une traite, il leva les mains, fit signe non de la tête, rota, se plia sous la douleur stomacale qui le tiraillait et puis se mit à pleurnicher.
- Allez, souviens-toi, le soir, quand tu en voulais encore plus, ne disais-tu pas: on remet le couvert ? Alors, aujourd'hui, pour une fois que je te le demande, vas-y, ne te gênes pas pour moi, tu ne l'as jamais fait. Françoise leva le poignet et violemment, elle l'abaissa pour venir planter le couteau dans l'étal de bois sur sa droite, juste à quelques millimètres de Dufour qui aussitôt brassa les deux plats que la femme avait poussés devant lui.
- Choisis, chéri, l'aile ou la cuisse ? dit-elle en désignant les restes de la poularde et en faisant allusion au film fétiche de Dufour. - Ou ne préférerais-tu pas un fifrelin de rouget ?
Dufour, d'une main tremblante, opta hasardeusement pour un filet de poisson. La femme l'aida dans ses gestes en soulevant son coude du bout de la lame du couteau qu'elle avait de nouveau empoigné, et puis, comme l'homme mâchouillait tranquillement, elle se pencha vers lui et lui lança: - dis-moi, Charles Dufour, combien de fois as-tu trompé ta femme, hein ? avec qui, où, quand, comment, je veux tout savoir !
Dufour écarquilla les yeux, dodelina comiquement de la tête en arborant une grimace supplicatrice, puis, comme il avalait péniblement, il porta soudain ses deux mains à sa gorge, hoqueta, toussa, faillit remettre, Françoise recula, puis les yeux de l'homme se révulsèrent, sa bouche tordue prononça des borborygmes stertoreux et ensuite il étouffa.
Lentement.
A feu doux.
- Je voulais juste te cuisiner avec ta cuisine, je ne te voulais pas de mal, dit encore Françoise sur un ton d'excuses. Elle essuya le manche du couteau qu'elle replaça sur le râtelier, elle referma la porte derrière elle et s'en alla pour retourner chez elle et prendre un petit remontant qu'elle avait préparé avant son départ sur la table du salon.
Tout en marchant tranquillement, elle s'imagina déjà, assise dans son vieux canapé troué, respirant les effluves d'un excellent cognac de 12 ans d'âge dérobé "Chez Charly" en repensant à Charles Dufour et à la fameuse pension alimentaire qu'il n'avait jamais digérée !
FAIM.
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