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La Taverne du Réconfort par w

La Taverne du Réconfort

       Je flottais sur l’océan sans fin des cieux à bord de cette frégate de métal à l’intérieur de laquelle je tenais fébrilement mon billet où s’inscrivait en caractères grassouillets le doux nom de Ryanair. Loin derrière moi se profilait l’horizon terne d’un hexagone aux angles vifs dans l’enceinte duquel mon âme avait été recluse durant toutes ses longues années. S’éloignait mon passé dans cet avion qui, en cette seconde moitié du mois de septembre, fonçait tête baissée vers un futur autre, un futur meilleur, un futur mien, un futur pourtant bien éphémère. Alors que le vent mélodique de l’album Equinoxe de Jean-Michel Jarre saupoudrait mes oreilles de ses fragrances célestes, je me mis à regarder à travers le hublot. Le spectacle enchanteur que je vis en contrebas resta à tout jamais gravé au fin fond de ma mémoire. Sous l’ombre mouvante de l’appareil, se peignait la toile sublime d’une harpe celtique lovée dans une toile fine de satin plissé d’un bleu de cobalt ; ses cordes qui résonnaient de volutes de sérénité se composaient de fleuves aux longueurs variées qui s’écoulaient sur la peau de cette terre ancienne. Fardée d’une pluie dense mais enivrante, l’Irlande était à mon sens le dernier univers où la nature dominait encore l’Homme. Telles des lèvres pulpeuses enlaçant une dentition faite de bleus, verts et gris, d’immenses et innombrables plages de sable fin s’étendaient tout autour de l’île. En son cœur, une plaine centrale entourée de montagnes et collines était couverte de tourbières, lacs et rivières qui, du Donegal au Wicklow, lui conférait une apparence onirique. Contrairement à la platitude du rivage où Dublin plongeait ses fondations, l’exubérance de la nature battait son plein autour de cette cité de béton et de briques. La savoureuse anarchie architecturale des ports de la péninsule de Dingle se reflétait sur l’ordre divin et immuable des collines aux fluctuations charmantes qui l’entouraient. Le corps gaélique était allongé sur la couche verdoyante des Midlands et du Shannon dont le tissage avait était réalisé en un patchwork de comtés : le comté de Clare dont les falaises de Moher surplombaient avec dédain l’océan Atlantique, celui de Waterford dont les fameuses cristalleries se faisaient yeux  avides observant l’immensité du cosmos, ceux de Louth et Meath dans la vallée historique desquels le Monasterboice posaient ses mains moites sur les collines de Tara, les comté de Cork où tout au long de ses côtes s’alternaient des criques mystérieuses, des plages immaculées, des falaises escarpées et son port principal en guise de diadème, celui de Kerry où, non loin du Muckross House, le Parc National de Killarney présentait narcissiquement ses lagunes sensuelles qui frôlaient délicatement les hauts sapins verts des vallées, etc. Ce fut à ce moment que mon regard énamouré se posa par hasard sur le comté de Galway dont la baie saluait les îles d’Aran non loin tout en observant avec tendresse le château de Monivea où le célèbre mausolée côtoyait une immense forêt, une forêt féminimorphe  dont le feuillage venait de se teinter des chatoiements automnaux. Juste à côté, je découvris avec surprise la surface sauvage du Connemara aux collines grimpant au ciel et aux lacs plus profonds que les âmes aimantes.
 
        Et la porte d’entrée, au style artisanal « centuries », s’entrouvrit lentement laissant peu à peu se faufiler une ombre discrète sur le sol pavé de pierres de la taverne. C’était mon ombre, sombre âme au couchant de la nuit. Alors que de l’épicerie-quincaillerie attenante provenaient des bribes de paroles égayées teintées du cri fluet d’une caisse enregistreuse, je pénétrai dans la salle d’un pas lourd. Mes yeux  jusqu’à présent baissés sur le parterre ruiné de mes peines finirent par se lever afin d’observer un plafond vouté archaïque qui me paraissait daté du début du siècle dernier. Les lampes à huile qui s’y trouvaient suspendues jetaient leur lumière douce sur les murs inégaux qui étaient autour de moi. Sur ces murs de plâtre bruts blanchis à la chaux se plantaient vaniteusement de vieilles poutres en bois entre lesquelles je remarquai de nombreux tableaux délicatement peints, gravures finement ciselées et autres illustrations à la réalisation soignée. Là, y étaient représentés, sous une forme d’art typiquement gaélique, les mythes et événements historiques qui avaient jalonné la si longue vie de cette terre dont le riche patrimoine folklorique était gène primordial pour l’Irlandais de souche. Plongé dans mes pensées comme un damné errant dans le vortex de ses tourments, je perçus à peine le tintement d’une clochette, avant que ne glisse une silhouette furtive sur l’embrasure de la porte permettant d’accéder à l’épicerie. Dans toute la salle étaient essaimés des souvenirs de tous types dont principalement des reproductions habilement exécutées de navires marchands, militaires ou de pêche. De l’autre côté de la pièce, un grand feu ouvert léchait l’arrière train d’un poêle à bot-bellied tout en agitant ses bras incandescents à travers une grille rouillée au pied de laquelle reposait un soufflet marqué par le temps. Je savais que ce feu allait briller durant tout l’hiver, alors que dans l’antre de mon cœur ne reposaient plus que des cendres froides. Un chant léger émis par une voix cristalline se propagea jusqu’à moi. Devant des commodes rustiques où étaient empilées avec goût des chopes anciennes et toute la panoplie d’une vaisselle aux couleurs vives, s’étendait un long bar plaqué de cuivre dont la sensible texture de bois ajoutait une touche de finesse à la conception globale. Des bruits de pas flottèrent du fond de l’épicerie jusqu’à la porte menant à la taverne. Mon regard dériva sur le reste de la salle où, jonchant le sol comme des fleurs sauvages sur un gazon anglais, des tables d’une totale simplicité et de traditionnels bancs en bois s’étalaient partout en un genre de chaos organisé. Il n’y avait personne encore, mais j’imaginais tous ces clients assis, entourés par des étagères clutterd où s’entassaient toutes sortes de marchandises (sucre, savon, sachet de thé), en train de converser bruyamment leur verre à la main. Ce plein absent résonna en mon for intérieur comme s’il était la représentation de mon néant existentiel. La porte permettant de passer de l’épicerie au pub s’ouvrit soudainement et, dans une clarté vive aux substances indicibles, apparut une femme à la silhouette svelte, au visage doux malgré les gravures du temps, aux lèvres minces, au nez grec et aux joues magnolia. Elle me sourit. Elle portait une longue robe violette à motifs de fleurs des champs. Elle me dit s’appeler Capucine. Elle s’approcha de moi et, sous les rais jaunes des lampes ainsi que l’éclat rougeoyant du foyer, ses cheveux d’un châtain clair s’ambrèrent dans le tournoiement de mes iris. Elle me demanda ce que je voulais boire. Je répondis, plutôt je balbutiai, une pinte de Guiness. Ivresse… de mes sens.
       
       Noyé par les flux fous de l’hélice de l’hélicoptère, je tentais tant bien que mal de me concentrer sur les paysages mirifiques qui s’écoulaient sous les flots de mes larmes. Je ressentis un vertige étrange à la vue de ce macrocosme étourdissant, un vertige non pas dû à la hauteur mais à la splendeur du site. Je me dis que, sur le corps rebondi de la Terre, se logeait un œil sublime dont la paupière supérieure était l’Océan Atlantique, la conjonctive bulbaire se faisait Irlande, l’iris se transformait en comté de Galway et la pupille se déguisait sous le vêtement coruscant du Connemara. Le souffle léger de la province de Connacht se métamorphosait en vent puissant qui balayait la terre brûlée du Connemara par ses particules de poussières ancestrales. Et malgré la sempiternelle présence de lourds nuages noirs, il brillait toujours ici un soleil de bien-être. Telle une main gracieuse qui aurait écarté ses doigts longs et fins, le Connemara se composait de plusieurs péninsules : celle de Lorras Ainbhtheach  recelait en son antre les charmants villages de Kilkieran et Carna − une étincelle pétilla soudain sur mes prunelles − ; la péninsule d’Errismore embrassait les murs du bourg de Ballyconeely ; celles d’Aughris, Cleggan et Renvyle formaient un trinôme, telle l’ombre d’une Sainte Trinité portée par la croix d’une paix enfin retrouvée. A l’instar d’un agriculteur dilettante essaimant ses graines aux quatre vents, la grande ville de Clifden jetait à l’océan ses particules de lumière sur les innombrables îles au large de la côte (Omey, Inishark, High Island, Friars Island, Feenish et Mweenish Island et surtout Inishbofin). De la cité s’extrayait une route panoramique, décrivant une boucle, qui finissait par se diviser en trois voies : la Beach Road longeant la baie, le Low Skyroad au niveau moyen, et la Sky Road grimpant jusqu’au sommet des montagnes. Là, sous la vigilance d’un ciel chargé, s’imposait dans toute sa splendeur la vision de l’océan, de l’Inishbofin, d’îlots féeriques aux alentours et d’un château médiéval fascinant. Un autre château, à quelques encablures de là, était érigé sur cette terre celtique, celui de Kylemore où une abbaye bénédictine néo-gothique bénissait les environs par le faste de son architecture, la propagation démente de ses jardins victoriens, la beauté sensuelle de son jardin floral, son potager et ses serres aux écumes d’agrumes en grand volume. Par-delà la brume des songes, le Parc National n’était point un mirage mais une image bucolique parfaite de l’Irlande dont les lacs immenses, les rivières libertines et les landes aux ajoncs, bruyères et genêts sauvages s’ombrageaient sous les ailes protectrices du Diamond Hill, montagne de la chaîne des Twelve Bens ; ici, se bringuebalaient en toute liberté des nuées démentes de cerfs d’Europe, de moutons à la laine de grande qualité et les incontournables poneys du Connemara. Tous ces animaux tournaient leur regard envieux vers une colline qui leur était inaccessible, celle de l’Errisbeg qui dominait hautainement le petit village de Roundstone, les tourbières avoisinantes et les baies Dogs Bay et Gorteen Bay. Non moins imposante était la falaise des Mweelrea Mountains, le plus long fjord d’Irlande, où se nichait timidement le port de Killary dont la spécialité était la transformation des algues et du saumon. Alors que l’hélicoptère commençait à effectuer sa descente au beau milieu des lacs du Carna Loughs, j’eus encore le temps d’apercevoir d’innombrables frêles embarcations de pêcheurs s’échinant à prendre la truite de mer dans leurs filets. Nous finîmes par toucher le sol sur un semblant de piste d’atterrissage qui me démontra à quel point l’artisanat dominait encore l’industriel en ce beau pays indompté. J’eus à peine mis pied à terre que je pus voir se dessiner les lignes rustiques de la mignonne petite ville de Carna.       
       
       Avachi plus qu’assis sur un tabouret boiteux, les mains aux veinules apparentes compressant le grand verre, les yeux exorbités plongés dans l’écume de la bière, Je humais le parfum défunt et mélancolique d’un autrefois humide. Chaque gorgée de cette boisson poison qui s’écoulait en moi m’était vague ténébreuse engloutissant mes souvenirs en une déferlante de maux muets. Je songeai à la solitude de mon enfance, dont les éclats de rire étaient recouverts d’éclats de verre brisé ; je pensai à mes errances psychiques, après chacun des quolibets rugis par mes camarades de classe qui m’avaient traité de « gros patapouf » ; je me remémorais les profonds tourments amoureux dues à toutes ses portes claquées au nez par des femmes dont le cœur de pierre ne pouvait faire écho à celui de velours qui battait au fond de moi ; j’entrevoyais derrière un brouillard opalescent les formes anguleuses de ces êtres si aimés et morts, ne laissant derrière eux que l’odeur âcre d’une absence qui ne pourrait jamais être comblée ; et comme pyramidion étincelant à ce tombeau existentiel, le marbre hilare d’une mort prochaine dans un crescendo de souffrances intenses. La tête me tourna soudain, mes idées chavirèrent en une tempête d’afflictions, mes émois s’enlisèrent dans le sable de l‘infortune ; je tombai du tabouret et m’écroulai de tout mon long sur le sol en pierre. J’étais pourtant encore conscient mais ne parvenais ni à faire le moindre mouvement ni à structurer aussi sommairement que cela eût été possible mes pensées. L’opacité de mon anéantissement s’étiola tout à coup lorsque que je distinguai les lignes imprécises d’une main délicate s’avancer vers mon visage. Capucine. De la paume de ses mains, elle dompta amicalement le fauve de ma chevelure, elle inonda tendrement mes joues brulantes, elle épongea affectueusement mon front dégoulinant de sueur… elle caressa mes plaies mentales du baume de son âme. Ce fut alors que mes yeux rencontrèrent les siens : son brun fondit en mon bleu, mon essence se transféra à la sienne, ma barque délabrée en bois vermoulu se mit à flotter sur ses eaux turquoises empreintes de sérénité. Elle m’aida à me relever. Son aura nappa mon être. Elle me serra dans ses bras. Le réconfort. Et de guerre lasse, s’enlacèrent nos émois en un tournoiement salvateur. Le temps se fit long silence… …Un bruit au loin. Des murmures, des rires, des voix qui chantaient. Elle desserra son éteinte bienveillante brusquement avant de défroisser sa robe. La porte s’ouvrit et pénétrèrent deux hommes, puis trois, puis quatre, ils furent bientôt une dizaine à s’attabler plaisamment en réclament encore et encore à boire. De la musique s’échappa de quelques enceintes dissimulées et l’ambiance se fit de plus en plus chaleureuse, des réjouissances se déplaçant en tout sens. Les convives furent de plus en plus nombreux − au point que la salle faillît craquer −, ce qui laissa libre cours au légendaire « craic » irlandais de se déployer pleinement. Alors qu’au sein de mon âme virevoltaient un bien-être intense, aussi éphémère eût-il été, je ne cessais de La regarder tanguer dans la taverne, se penchant à gauche pour servir une autre pinte de Guiness, s’inclinant à droite pour verser un nouveau verre de whisky. Ce fut sous le mouvement perpétuel de son image apaisante et sous la musique traditionnelle bretonne, galicienne et celtique que mes sens
purent un tant soit peu briller dans les nébulosités de l’univers.
       
      Alors que les pales de l’hélicoptère ralentissaient peu à peu leur circonvolution, je me mis à regarder le paysage fabuleux qui m’entourait tel un amphithéâtre de roches et de flore. Je notai avec humour que l’état déplorable des routes irlandaises participait au charme du pays, surtout lorsqu’une vache en balade ou un mouton égaré avait la bonne idée de se planter, goguenard, au beau milieu de la voie. Je plissai mes yeux et pus distinguer, un peu en retrait du tracé côtier Galway-Carna, le Pearses Cottage où un petit musée était dédié à Patrick Pearse, personnage important de l’indépendance irlandaise qui fut arrêté, condamné, torturé, puis fusillé par les Anglais. Loin de cette violence et de ce sang, à la sortie du village d’Ardmore, un chemin champêtre empreint de calme et de paix menait à une plage fantasmagorique qui se dénudait presque intégralement à marée basse. Toujours les pieds dans l’eau, à la limite de ma vision, sur le côté ouest de la baie de Bartraghboy, je fis à nouveau la rencontre du village de Roundstone qui jetait un œil sévère sur un monastère franciscain dont le clocher fut utilisé jadis par les marins-pêcheurs locaux comme poste d’observation et dont le phare projetait son faisceau lumineux jusqu’à Croaghnakeela et Saint-Macdara. Tandis que mes pas m’emportaient lentement vers la petite ville de Carna, à sa bordure, plongé au cœur de la large péninsule le ceinturant, son modeste port de pêcheurs aux relents de désaffection présentait en guise de cénotaphes quelques antiques voiliers Curraghs et bateaux Galway Hookers construits artisanalement par des fabricants méticuleux. A quelques mètres de l’entrée de la ville, je remarquai que le temps avait corrodé un menhir celte qui portait son ombre sur une pierre viking aux inscriptions runiques, lequel portait sa propre ombre sur une croix chrétienne. Les routes communales sur lesquelles je marchai ressemblaient à l’état de mon cœur… dévastation totale. Alors que le crépuscule revêtait lentement sa toge de noirceur, je notai amèrement que l’éclairage public était quasi inexistant sur l’ensemble de la ville, tel le firmament éteint de mon âme. A côté des édifices traditionnels de la ruralité comme la vieille Poste, l’église en granit où les deux épiceries aux façades exsangues, un dispensaire flambant neuf laissait place à plusieurs Bed and Breakfast rutilants, un magnifique centre de vacances et un grandiloquent hôtel trois étoiles. Mais un je ne sais quoi d’indicible me demanda de ne point m’arrêter là, de continuer encore un peu plus ma pérégrination urbaine afin d’aller côtoyer l’horizon de mon destin. Tandis que le varech putride de mes tourments ne cessait de s’accroître sur la surface étendue de mon âme, j’aboutis à la lisière de la ville où, brusquement, j’aperçus un bâtiment de deux étages discret qui semblait me héler par des mots muets. Il m’attira. J’y allai. Je compris rapidement qu’il s’agissait d’un genre de pub, dont le style traditionnel en pierre rappelait celui des maisons de campagne typiques de l’Irlande, duquel émanait une vibration accueillante et hospitalière. En mon cœur ne régnait que l’intolérance, le rejet et la haine. Des moustiques surexcités dansaient un reel extravagant autour de la lanterne hautaine de laquelle jaillissait une lueur chaleureuse. Il ne subsistait en mes entrailles qu’un froid hivernal déposant ses larmes floconneuses sur les vestiges de mes espoirs. Sur la devanture de la vitrine était organisée une exposition attrayante de boissons alcoolisées locales qui avait pour but d’attirer les clients assoiffés. Sur mes yeux ternes ne se reflétait que la mare sordide de ma solitude lancinante. Cependant que la nuit avait remplacé le crépuscule sur le trône des cieux, je ressentis sur ma peau la douce caresse des lumières zélatrices provenant de derrière les fenêtres du pub. Mon existence n’avait pourtant plus pour aura que la nébulosité d’un abîme mélancolique. L’enseigne de l’établissement s’était enveloppée d’un châle bleu azur dont le motif représentait l’un des blasons de l’Irlande : un trèfle vert à trois feuilles ; sous celui-ci, était inscrit en caractères gothiques le nom de l’établissement : La Taverne du Réconfort. Je m’approchai de la porte d’entrée qui s’était affublée d’une tunique folklorique aux couleurs vives, et posa ma main sur la poignée.
 
      Alors que les rires ricochaient sur les tintements cristallins des verres qui s’entrechoquaient, je me mis à errer dans la fumée des cigarettes en cherchant après toi, Capucine. Je me sentais si seul au beau milieu de cette foule bruyante dans laquelle l’abysse de mon silence ne pouvait étancher sa soif. Je m’approchai de la porte permettant d’accéder à la petite épicerie et, après avoir entraperçu ton ombre sur le sol grisâtre, j’entrai dans la pièce puis fermai la porte.
      ─ C’est une belle nuit… me dit-elle
      ─ Je ne vois que des ténèbres dans le firmament !
       Les plus belles étoiles ne brillent pas dans le ciel mais au fond de son cœur. Faut-il encore bien vouloir les regarder…
       ─ Il n’y a voir que le désespoir !
      ─ Notre avenir est une église dont la façade ne saurait décrire ce qui se trouve en son chœur. Il faut oser y pénétrer pour gagner la foi en ses désirs…
       ─ Je n’ai plus d’autres aspirations que celle de me vautrer dans le silence de ma solitude !
      ─ L’isolation est une enceinte fortifiée dont, bien souvent, on a soi-même lié les briques avec le mortier de nos peines…
      ─ Mes peines sont insondables, elles sont à l’image d’un puits sans fond dans lequel aurait été jeté mon cœur rejeté !
      ─ Il  ne peut y avoir d’amour sans le retour du sentiment donné, sinon cela reviendrait à se regarder dans un miroir sans tain. Et il y tant de miroirs sans tain en ce bas monde…  
      ─ Un bas monde où gisent les souvenirs amers de ceux que j’ai aimés et s’en sont allés !
      ─ Il n’y a d’éternité que dans le vide. La vie est pleine mais éphémère. C’est un choix qu’il faut assumer…
      ─ Quel choix ? Puisque je ne suis né que pour mourir !
      Sur ses yeux pétillèrent une lueur ineffable, telle une aurore au chatoiement timide sur la surface ondulée d’un lac aux eaux moirées. Sous le saupoudrage diaphane de la lune, ses mains se joignirent aux miennes et naquit en moi un sentiment étrange qui me permit de léviter sur le parquet délavé de mes tourments. De mes cris ne subsistèrent plus que des questionnements.
      ─ Comment pourrais-je trouver en moi cette lumière qui ne demande qu’à se ranimer ?
      ─ En vous approchant de moi, vous avez ouvert la bouche et les mots qui en sont sortis ont scintillé comme les éclats vifs du diamant…
      ─ Où pourrais-je raviver mes illusions passées, alors que ne règne en cet univers qu’une réalité décevante ?
      ─ Il est utile de dormir pour se reposer ; il est inutile de dormir pour rêver. Peut-on vraiment s’empêcher de rêver ? Vos illusions perdurent dans l’écrin de vos sentiments…
      ─ Quel chemin aussi tortueux soit-il pourrais-je suivre afin de sortir de mon exil ?
      ─ Votre accent me fait croire que vous côtoyer plus les coqs dans les basse-cours que les poneys dans les landes du Connemara. De plus, vous avez quitté votre désert pour pénétrer dans cette taverne…
      ─ En quoi la vie vaut-t-elle d’être vécue s’il n’y a point d’écho à mes passions ?
     ─ J’entends souvent dire qu’aimer est plus fort que d’être aimé. Je me demande sincèrement s’il est possible d’aimer l’autre sans s’aimer soi-même au préalable…
      ─ Pourquoi ne parviens-je pas à faire le deuil de ceux pour lesquels mon cœur battait ?
      ─ Lorsque le soleil brille trop fort, vous mettez bien des lunettes de soleil. Pourtant vous continuez à voir par-delà ce noir…
      ─ A quoi bon continuer à vivre alors que se profile devant moi les supplices annonçant l’inéluctable trépas ?
      Malgré la porte close, les fenêtres fermées et les murs sans aspérités, une brise légère perla à l’intérieur de la pièce et vint caresser nos corps en une nuée magique. Ses mains délicates quittèrent les miennes avant que n’éclose en ses prunelles le festoiement rare d’un émoi donateur. Elle m’enlaça alors une nouvelle fois avec une intensité bien plus grande cependant, douve aux eaux d’empathie étreignant les murailles glacées d’un château de tourments. De mes interrogations s’infiltrèrent les pensées de l’âme… et panser le cœur.
      ─ J’éprouve le sentiment étrange de flotter dans un corridor lugubre au tréfonds duquel émane une lumière à l’intensité prodigieuse…
      ─ Tu sais, l’être n’a d’essence que dans l’irrésistible attirance pour la renaissance…
      ─ Voilà qui est étrange… Comment te dire ? Je me sens « un », non plus dans la masse, mais dans l’union des autres…
      ─ Chaque esprit qui virevolte est une étoile dans les cieux, et c’est un univers qui se compose en une mélodie d’éternité…
     ─ Je pense, cela va te sembler ridicule, que croire en l’impossible revient à faire un pas vers un inconnu incontestable…
      ─ Point de ridicule dans ton affection de la Vérité… Il n’y a de mystères dans l’univers que par les sens de la logique ; c’est au fond du cœur et au plus profond de l’âme que la Vérité Absolue se trouve…
      ─ En moi bouillonne l’amour absolu, celui qui se fait effluves hédonistes envers moi et aussi le reste de l’humanité…
      ─ Le temps des émois donnés et reçus prend racines dans le néant de l’Origine et étend son feuillage verdoyant dans l’infini du firmament…
      ─ Tu vas trouver cela bizarre. Il me vient en tête des images d’antan sur lesquelles mes aimés trépassés sont gravés pour toujours…
      ─ Ton horizon ne m’est aucunement étrange ni étranger. Au-delà de l’absence et de l’oubli s’insinuent les pastels enivrants d’un amour perpétuel…
      ─ Mais il demeure en moi la peur du froid, la frayeur du vide, l’effroi de la mort…
      Les secondes se figèrent dans le tournoiement de l’instant présent. De son regard pénétrant, elle plongea en moi comme l’éclat du jade sur le prisme de la compassion. Ses lèvres écarlates entrouvertes se déposèrent sur le satin vermillon de ma joue, et du temps passant ne demeura que l’immensité du réconfort. Le silence de ma perdition se brisa soudain sous la diaprure douce d’un air entraînant…
Nous pénétrâmes à nouveau dans la salle de la taverne sous le déluge d’une musique traditionnelle irlandaise qui provenait des instruments fous joués par quelques familiers de l’endroit, là, nichés dans un coin, auprès du foyer incandescent. Une Irish concert flute, dont le bois poli reflétait les lumières éblouissantes de l’ivresse, écrivait des rimes avec un violon fiddle monté avec des cordes métalliques et un chevalet plutôt plat ; de concert, la cadette tin whistle et l’ainée low whistle, deux petites flûtes-sœurs, se répondaient l’une à l’autre dans un flot enfantin ; le concertina, ce mignon petit accordéon hexagonal en forme de larme, asséchait ses peines sous la chaleur du festoiement ; enfin, comme une couronne d’or posée sur la tête de l’orchestre, le bouzouki irlandais, dont l’architecture mélodieuse en contre-chant faisait songer au mélange raffiné d’une guitare grecque et d’une harpe celtique, émettait un effet de bourdon qui subjuguait l’auditoire éméché. Emportée par le tourbillon musical, la foule hilare se leva comme un seul homme et se mit spontanément à danser une jig traditionnelle dans l’atmosphère enfumée de la taverne. Nous nous regardâmes, âmes au regard empathique, puis, tout aussi spontanément, nous nous dirigeâmes vers la porte d’entrée que nous franchîmes tels des fantômes dans la légèreté d’une brise d’automne.
        Il régnait à l’extérieur une mystérieuse chaleur comme seule une nuit irlandaise de septembre sait créer. Déposâmes-nous notre premier pas sur le bitume cabossé qu’une pluie délicate bruina sur nous, à l’instar d’une nuée de pétales de roses se lovant délicatement sur la soie vitrifiée d’un lac onirique. Alors que la cohue exubérante déferlait dans la taverne échaudée, nous nous enveloppâmes pudiquement une ultime fois et nous mîmes amicalement à paillonner en une valse lente et aérienne. Le temps s’écoula sous le pont des émois et, bientôt, notre mélopée enchanteresse s’estompa dans la profondeur nocturne. Le regard porté l’un sur l’autre, nous nous séparâmes doucement dans le silence de l’inéluctable.
      ─ Je crois que l’heure est venue pour nous… pour toi de t’en retourner à la taverne, pour moi de m’ensemencer dans le champ de mon destin…
      ─ « La vie est pleine mais éphémère », t’ai-je dit il y a quelques battements de cœur de cela…
      ─ Ce bref instant que j’ai passé avec toi restera à tout jamais gravé dans le bois tendre de mes sentiments intimes…
      ─ Il en sera de même pour moi. Conserve dans l’écrin de ton être, le joyau de cette nuit qui brillera à tout jamais…
      ─ Je te l’atteste, je te le promets, je te le jure. Ce fut un temps éternel pour moi…
      ─ Alors… Adieu homme sans nom…
      ─ Adieu Capucine…
      Des bruits de pas se firent entendre au croisement de la rue et une silhouette vaporeuse s’y dessina. Capucine se retourna vers elle. Je devinai que ses yeux s’étaient mis à briller d’un éclat plus intense que tous ceux qu’elle avait fait refléter sur les miens. Elle s’avança vers cette silhouette que je compris familière, tandis que je me retournai à mon tour et me mis à marcher dans l’autre sens vers cette pâle lumière insolite qui semblait m’attendre, voire me héler, là-bas, au plus profond de l’horizon. Et la nuit irlandaise, de son manteau pailleté, me recouvrit le corps au cœur de Carna, dans le Connemara, où je venais de me redécouvrir, là, dans la Taverne du Réconfort.

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Coup de cœur : 10 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : lutece

Je ne sais que dire suite à cette lecture enchanteresse. J'avoue qu ton Irlande ressemble beaucoup à la mienne(quoique j'ai une préférence pour l'Irlande du Nord). Merci pour ce cadeau fabuleux! Enorme CDC!

pseudo : dees_d_amoure

j'ai pas aimé le ADIEU en fin mais c'est tres beau ce texte cdc

pseudo : PHIL

splendide et l'irlande ressemble à ma région.CDC

pseudo : Iloa

Oui, c'est une très belle balade et une belle rencontre. Moi, j'ai eu des étoiles dans les yeux. Merci.

pseudo : w

Merci à tous pour vos commentaires.