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Les Fils par w

Les Fils

      La nuit, de ses lèvres pailletées, embrassait l’étendue de ce vaste grenier avec une tendresse rare, tel le nappage délicat d’une vague sombre sur le corps halé d’une plage de sable fin. Loin des flèches empoisonnées tirées par les vasistas aux angles droits, se nichaient de bric et de broc les plus divers objets, aux formes bizarres et originales, dont les silhouettes charmantes étaient caressées par les volutes soyeuses des ténèbres. Là, se lovait un coffre au bois vermoulu qui conservait en son cœur les trésors mats d’un passé enfoui ; ici, dissimulé sous un tissu en lambeaux d’un rouge bordeaux profond, se trouvaient de vieux meubles au luxe suranné qui reposaient paisiblement après tant d’années de service ; là-bas, recouverts par une noble neige de poussière, d’innombrables piles d’anciens livres reliés, au costume de cuir auréolé d’usures, répandaient leur savoir infini sur le firmament éteint de la toiture ; c’était dans un renfoncement lugubre que virevoltaient en une tornade opaque des rires enfantins. Il riait. Ses chaussures noires élimées, portant les stigmates nostalgiques d’une mode désuète, accueillaient ses adorables petits pieds tout emmitouflés par d’épaisses chaussettes de laine peluchée à la teinte d’ébène. Il riait. Noyées sous les flots cotonneux d’un pantalon usé d’un brun foncé, ses jambes se tortillaient inlassablement avec délice. Il riait. Sur son tronc qui se gondolait de satisfaction, par-dessus ses bras qui s’agitaient en tout sens dans le délire de l’enjouement innocent, un pullover marron tout mité lui caressait la peau de ses douces fibres synthétiques. Il riait. Sur son visage aux essences de bois beige se déployait un paysage si mignon : un menton légèrement prognathe s’élevait lentement vers une bouche au large sourire ivoirin, où deux lèvres fines et roses se faisaient écho, puis s’écoulait dans le philtrum avant d’aboutir sur la cataracte sauvage d’un nez aquilin pris en sandwich entre deux délicieuses joues empourprées ; il riait ; deux îles rondes à la plage d’opale, aux palmiers irisés et aux noix de coco vert bouteille jetaient leurs ombres sur l’océan lisse de son front perlé d’un voile diaphane de sueur, une sueur bien vite absorbée par le balai à franges de ses cheveux aux nuances subtiles de paille et de soufre mêlés. Il riait. − Et pourtant… au-delà de sa tête régnait une mystérieuse clarté blanche intense. – Comme une enceinte de bonheur, se répandait autour de lui le varech charmant de l’innocence sous l’apparence d’un petit train d’antan qu’il appelait « Tchouk-Tchouk », d’une montagne de légos multicolores et multiformes, des playmobils aux accessoires infinis, de tous types de jouets encore… mais surtout de « Tipouf », son nounours préféré aux petites jambes, aux petits bras, aux petites mains, à la grosse tête poilue, qui était revêtu d’un pyjama noir aux rayures rouge vin. Et ses nuits se passaient ainsi à s’amuser ingénument avec ses jouets qui, pour lui, étaient les seuls autres êtres qui existaient dans son univers. Il n’y avait rien d’autre pour lui. C’était avant. Il riait.

 

     Il sommeilla, comme d’habitude, durant toute la matinée et l’après-midi. Ses songes l’avaient emporté dans une brise légère vers des ailleurs de bonheur où il parcourut une forêt d’ébéniers moirés qui se reflétaient sur un lac au scintillement obscur. Le réveil. Il tressaillit légèrement avant de lever ses paupières et de regarder de ses yeux les cieux. C’était le crépuscule. Il stagnait dans le grenier comme une atmosphère insolite, un brouillard invisible qui l’aurait surplombé de manière menaçante. Une lame électrique lui lacéra soudain le dos. Il hurla. Mais son cri résonna dans le vide. Il se rendit compte que quelque chose avait changé. Du moins, non. Ce n’était pas l’extérieur qui s’était transformé, mais un je ne sais quoi en lui, un indicible sentiment de vérité révélée qui croissait maintenant en son for intérieur. Il ne comprenait pas encore. Totalement inaccoutumé à ce genre d’événements, il voulut éluder le questionnement qui brûlait désormais en lui en tentant de se mettre à jouer. Il essaya de saisir Tipouf de sa main droite, n’y parvint cependant pas. Il renouvela l’expérience en vain. Dans les méandres tourmentés de son âme perdue, la bourrasque de l’étonnement fit place à la tempête de l’inquiétude avant que ne surgisse l’ouragan de la panique. Tout à coup, contre sa volonté, son bras droit se mit en mouvement mais, au lieu de se diriger vers son ours en peluche favori, sa main saisit le manche d’un objet qui trainait par là sur le parquet délavé. Encore effaré devant cet événement ahurissant qu’il n’avait pas souhaité, il vit son bras se plier et cet objet s’approcher de ses yeux qui, en fin de compte, se révéla être un petit miroir dont la surface couverte de taches était fendue de bas en haut par une plaie coupante de laquelle suintait une écume blanchâtre. Il n’eut alors d’autre choix que d’observer le reflet de son visage. Ce fut avec horreur qu’il constata qu’aucun de ses traits n’apparaissait sur la glace. Au lieu de cela, il ne put distinguer que la transparence cristalline d’une brume au mouvement lent qui semblait doté de la vie. Il lâcha le miroir qui heurta violemment le sol avant qu’il n’explosât en mille fragments d’horreur. Des spasmes se déversèrent sur son être, tels des tsunamis de terreur sur une terre vierge. Malgré ses convulsions involontaires, il parvint enfin à bouger la tête et se mit à regarder en tous sens dans un effroi indescriptible. Ce fut là qu’il découvrit la vérité : de ses pieds, de ses jambes, de son tronc, de ses bras, de ses mains et de sa tête s’extrayaient d’innombrables fils translucides qui montaient vers la mezzanine métallique qui le dominait. La révélation. Il comprit enfin qu’il n’émanait de sa réalité candide que le sceau blafard des chimères. Rien n’était vrai, sinon ses illusions. Il n’était qu’une vulgaire et pitoyable… marionnette. Il désira ardemment rugir « Je suis ! Je suis ! », mais se raviva sur le champ en se rendant compte avec effarement qu’il ne connaissait même pas son nom... si toutefois il en eût jamais possédé un. De tout il ne demeura que le rien. Il n’était rien. Il n’avait jamais été. Dans ce grenier qui avait abrité depuis des temps immémoriaux son corps, son âme se fit combles dévastés ; le comble : comblés devaient être ceux qui tiraient les ficelles devant le spectacle comique de leur pantin pathétique. Et de ses yeux se déversa le torrent des pleurs. Et de sa gorge ne se déploya qu’un mugissement muet. Et de son corps recroquevillé ne resta plus qu’une boule de souffrances abyssales.

 

     L’affliction se fit pesanteur sur son être et, sous le joug de ses affres, l’anéantissement qui régnait maintenant en son âme le plongea dans une léthargie puissante. Il ne rêva pas. Pourquoi faire, puisque sa vie était déjà un cauchemar ? Lent. Long. Son corps était laisse. Son futur était lisse. Sa vie était lasse. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le plus terrible spectacle de son insignifiante existence : dans un univers chaotique où le teint lactescent de la lune virait au livide, où toutes les étoiles blêmes chutaient en cascade dans un brasier smalt, la gueule béante de l’aube, dont les crocs acérés étaient recouverts d’un linceul doré, était en train d’avaler morceau par morceau le cadavre décomposé de la nuit. Il ne subsista bientôt d’elle que le murmure humide d’un corbeau apeuré s’enfuyant à tire-d’aile vers l’horizon occidental. Lui, il voulut dissimuler la vision de cette apocalypse luisante par le rideau de ses mains, mais ces dernières refusèrent de lui obéir. Il ordonna à ses jambes de l’aider à se relever afin qu’il pût s’enfuir de cet enfer, elles n’acceptèrent cependant pas de le faire. Et il resta là, prostré, infirme de ses désirs, piteux voyeur de ses malheurs, à attendre que le temps assassine éventuellement ses infortunes. Le temps s’écoula donc, mais ce fut de mal en pis : la mère aube eut à peine mis au monde sa fille aurore que cette dernière la dévora à son tour. Et le soleil apparut au loin entre les nuages blancs, à l’instar d’un prédateur féroce sortant brusquement d’un fourré verdâtre où il était tapi en attendant que la vigilance de sa proie baissât. L’astre incandescent s’entoura d’un mur de barbelés rougeâtre avant de cracher son venin jaunâtre sur les vasistas du grenier qui suintèrent sa clarté sur le visage du petit pantin vautré sur le sol. C’était la première fois qu’il voyait le soleil puisque, d’habitude, il dormait le jour. Cela lui fit peur, horriblement peur. Il détourna son regard des vasistas et le porta sur la mezzanine métallique sur laquelle, à sa grande surprise, il entraperçut se mouvoir des ombres légèrement phosphorescentes dont les mains agrippaient une croix sur laquelle aboutissait tous les fils qui s’extrayaient de son corps. Un fantoche les fantômes avaient fait de lui. Sa peur devint colère, sa colère haine, en lui se mit à bouillir la lave de la rébellion. Il s’agita en tout sens, secoua la tête pour signifier son refus d’être un esclave, fit de grands mouvements saccadés de ses bras pour chasser l’invisible indicible qui le manipulait, courut à droite et à gauche pour s’échapper de sa cage de laboratoire, tapa du pied au plancher pour faire trembler les manipulateurs. En vain… Révolte avortée, Spartacus enterré, Liberté décomposée. Il s’écroula par terre en comprenant que même s’il parvenait à reprendre le contrôle de son corps ne fut-ce qu’un instant, il ne pourrait jamais combattre puis vaincre ceux qui tiraient ses ficelles – matière contre esprit, plume à l’encontre du vent… sans espoir ! Il s’écroula par terre essoufflé, le cœur battant la chamade, de la sueur dégoulinant sur toute sa peau de bois, puis entendit au-dessus de lui des rires d’hyènes se répandre dans le grenier, à l’instar de la peste noire qui avait essaimé la mort sur l’Europe médiévale. De ses espoirs ne s’engendra que le chaos, de son match ne naquit que le K.O. Il demeura là, figé sur le marbre de ses soupirs, durant un temps indéfinissable : les secondes de tristesse muèrent en minutes de désarroi qui se transformèrent en heures de tourments. Il avait définitivement perdu son combat, ses illusions, sa vie.

 

     Le soleil véhément grimpa l’échelle de la perversité jusqu’à atteindre son zénith, là, sur le couperet aiguisé azuréen de la guillotine. Apogée de l’hypogée… Son œil d’orpiment décocha les pics de la violence sur le petit pantin pétrifié. Ce dernier se redressa tout à coup sur ses jambes contre son gré, puis se mit à danser une gigue endiablée sous la musique des rires de ceux d’en haut, là, juchés sur la mezzanine. Cela dura encore et encore jusqu’au point qu’il perdît conscience de la réalité – sa réalité – au profit d’un flou cauchemardesque dans lequel ses mouvements n’étaient qu’exsudes de mortifications. A bout de nerfs, à bout de forces, à bout de souffle, à bout de course, les fils cessèrent soudain de tirer ses membres et il finit par s’effondrer sur lui-même dans le vacarme assourdissant d’un hurlement qui résonna à tout jamais dans l’espace du grenier. Gisant sur le parquet telle une flaque de sang coagulée sur le marbre du martyr, il eut l’impérieux besoin d’exprimer son supplice par un débordement de larmes. Mais la source de ses pleurs avait tari et de son cœur brisé ne restait qu’un désert de poussières battu par le vent de la perdition. Le néant. « A quoi bon avoir un corps, si je ne puis disposer de lui ? A quoi bon receler d’un cœur, s’il ne bat que le rythme de la dictature des autres ? A quoi bon faire flotter mon âme sur la mer de la liberté, si elle n’a d’autre destinée que de couler dans les abîmes de la servitude éternelle ? A quoi bon vivre, si de ma réalité n’existe que l’imposture des manipulateurs ? », songea-t-il dans le tréfonds de son esprit extrêmement perturbé. Alors qu’il demeurait immobile, plongé dans ses réflexions, il perçut le lointain chuchotement des marionnettistes qu’il compara au sifflement strident du cobra prêt à plonger sur sa victime afin de le mordre avant de l’empoisonner. Il saisit qu’ils jaugeaient ses efforts pour briser ses chaînes, qu’ils jugeaient ses actes comme hérétiques ; il sut alors qu’à chaque fois qu’il résisterait, le châtiment tomberait immédiatement – soumission ou affliction ! Alors que le persiflage continuait de plus bel au-dessus de lui, il se remit tant bien que mal sur les jambes et, après un moment de silence où il demeura comme inerte, il décida de tourner la tête de gauche à droite afin d’observer la situation. Les objets qui lui étaient familiers exhalaient un parfum étrange, celui de l’empathie envers sa personne ; le parquet, les lambris et les poutres, faites du même acabit que lui, dégouttaient des perles de compassion ; le vide illuminé qui emplissait le reste du grenier se reflétait sur le vide enténébré de son âme désillusionnée et séquestrée. Il se rendit compte qu’il n’y avait pas de choix entre « subir » ou bien « souffrir », que « mourir » s’avérait la solution ultime à son inexistence éternelle. C’est alors que son regard perdu tomba par hasard sur une paire de ciseaux au manche de cuir noir, aux lames d’acier et aux arêtes tranchantes. Ses yeux se déposèrent ensuite sur les fils qui sortaient de son corps, puis à nouveau sur les ciseaux, puis à nouveau sur les fils. Lorsqu’il regarda une nouvelle fois la paire de ciseaux, un éclat étrange se mit à briller sur ses prunelles. Un éclat profond et dense. Un éclat d’espoir et de renouveau. Un éclat de futur et de délivrance. L’éclat se fit papyrus et d’encre rouge se firent les larmes du petit pantin. Par la plume légère de son âme, un mot se traça sur le papier ; un mot qui se grava profondément, par le burin de la liberté inconditionnelle de choisir, sur le bois tendre qui constituait son être ; un mot de sept lettres, tel le nombre des archanges de l’apocalypse ; un mot de délivrance. Et ce mot est : bientôt…

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Coup de cœur : 8 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : lutece

...toujours autant de plaisir à te lire! CDC

pseudo : w

Merci bien lutece. tu es très gentille.

pseudo : Iloa

Je repasserai. Ton fantastique univers mérite du temps.

pseudo : w

Merci Iloa. J'attends ton commentaire avec impatience. Bonne nuit à toi. Bisous.

pseudo : PHIL

une belle inspiration, dont je ne me crois pas capable sincèrement, il faut être doté d'un fort pouvoir imaginatif

pseudo : w

Inspiration fort simple à trouver tant il me suffit simplement d'ouvrir les yeux. Quant à l'imaginaire... il se mêle à la réalité dans un tourbillon de tourments intenses...

pseudo : iloa

Toutes les deux phrases...tu nous offres une métaphore plus sublime encore que la précédente ! Moi, j'ai fait un merveilleux voyages. Et encore une fois...tant de choses sont dites !

pseudo : w

iloa, puisque les mots n'existent pas, il n'y a de métaphores que dans la vanité de se croire exister. Quant au voyage... c'est un périple dans les cercles de l'Enfer. Le dire est bon, en finir est mieux.

pseudo : Iloa

La métaphore embellit le laid et illumine le beau. Alors peut être qu'elle n'est qu'une illusion...un mirage...mais elle me fait voyager dans une autre dimension, que j'aime. Au plaisir donc de lire la suite de cet enfer.

pseudo : w

Il s'agit en effet d'un voyage extraordinaire, une odyssée irréelle dans l'impossible.