1.
« C'est vrai qu'il faut peu de chose pour qu'on passe à côté de sa vie... »
François Morel. Comédien/Fantaisiste.
Ce matin de juillet n'avait rien de spécial.
A l'aube, le ciel était clair et la fraîcheur tenace. La ville se réveillait doucement et le flot de voiture augmentait de plus en plus son débit. Les réverbères programmés étouffèrent simultanément leurs halos de lumière et laissèrent respectueusement la clarté du jour prendre la place.
Entre chien et loup, les silhouettes des passants paraissaient ectoplasmiques.
4 boulevard Libre-échange, un léger brouillard enveloppait le trottoir. La porte cochère de l'immeuble était en bois massif. Enorme et voûtée. Elle semblait soutenir tout l'édifice. Un petit rectangle à taille humaine était découpé tout en bas à droite.
C'est par cette porte que sortit Saturne, un félin racé à la démarche fière. Le collier bleu turquoise qu'il arborait tranchait sa robe noire avec élégance. Le collier était attaché à une laisse. Un vieil homme la tenait avec souplesse et laissait le chat guider ses pas.
Edgar Félin.
C'était le nom du vieil homme. Complet marron sur Weston cirée, feutre mou avant-dernier cri et barbiche blanche à la Don Quichotte ; Edgar ne passait pas plus inaperçu que son chat.
Fallait t'il s'appeler de la sorte pour aimer les félidés ?
En tout cas le vieil Edgar félin cohabitait avec Monsieur Saturne depuis maintenant dix années.
Depuis la mort de sa femme.
Un ami le lui avait apporté le jour de la cérémonie. George avait attendu la fin des condoléances pour apparaître, le dernier, tout penaud avec une petite caisse qui miaulait à vous fendre le cœur. Depuis ce jour là, il s'en occupait comme de lui-même.
Complice ad vitam æternam.
*
Ce matin de juillet n'avait rien de spécial.
Comme d'habitude, Edgar suivait docilement Saturne jusqu'à la boulangerie de Madame Jacquinot. Le chat connaissait la route, et l'octogénaire trottinait derrière comme un automate. Dans le quartier, Edgar avait sa petite réputation. Avec sympathie, les personnes qu'il rencontrait sur son chemin lui offraient du sourire et du petit mot gentil.
Avec ses croissants et sa baguette dans une main et la laisse de Saturne dans l'autre, Edgar faisait penser à une marionnette manipulée avec trop de maladresse. Il tentait l'exercice périlleux de cumuler la cadence de sa marche avec l'équilibre de ses mains pleines.
Et puis, il faisait chaud. Lourd et moite. Du plomb dans l'air...
Le jour s'était levé sans soleil. Une épaisse couche de nuages planait juste au-dessus de son crâne et les premières gouttes commencèrent à pleuvoir au moment où Saturne n'avait plus que cinq cent mètres à parcourir pour ramener son maître au bercail.
A ce moment, Edgar ne pense pas à grand-chose. Il déambule. Sa mécanique consiste à répéter du mieux possible tout les gestes que la loi du quotidien nous impose. Ni plus, ni moins.
Dans un quart d'heure le lait sera chaud et le croissant confituré sera l'une des plus belles aventures de la journée.
Il tient bon.
Le crachin tourna vite à l'averse. Saturne n'aimait pas.
Vraiment pas.
Il accéléra sa pauvre cadence au rythme des gouttes s'écrasant de plus en plus grosses sur son pelage perméable.
Au sein d'une bourrasque pénible, il combattait la tempête naissante tant bien que mal. Un éclair filamenteux s'étira jusqu'à l'horizon. Les yeux de saturne en reflétèrent les zébrures l'espace d'une seconde. Les rigoles du trottoir se changeaient en ruisseaux et les véhicules s'obligeaient à allumer leurs feux de position.
« Diluvienne celle là !» se dit Edgar qui retenait son feutre mou contre vent et marée en y écrasant les croissants encore chauds de Madame Jacquinot.
Anicroche climatique pour le moins contrariante.
Sept secondes avaient été nécessaires avant le déclenchement de la foudre. Le temps de poser des croissants tièdes et humides sur la tête d'un homme de quatre vingt huit ans.
Le temps de voir sa vie basculer. Le temps de ne pas réfléchir avant la catastrophe...
Le claquement dans l'air fut assourdissant.
Un Ka-boum impressionnant ; un ciel qui se déchire...
Saturne, pris de panique, n'écouta que sa peur. Entre l'eau et le feu, il bondit vers la route en tirant brusquement sur la laisse.
Edgar, déjà fébrile, n'eut pas le temps de régir ; Par réflexe, il serra le poing sur la laisse et se laissa entraîner sur la chaussée torrentielle. Ses vieux mocassins ne supportèrent pas longtemps l'aquaplaning. Il s'affala de tout son long, face en avant, et resta quelques secondes abasourdit par la violence de la chute.
Le chat qui s'était décroché courait déjà à toutes pattes pour s'engouffrer dans la ruelle qui s'ouvrait devant lui.
Un deuxième éclair, terrifiant et magnifique, illumina le ciel.
Sans attendre, l'atmosphère éclata avec une violence impressionnante. L'orage se trouvait exactement au-dessus d'Edgar. Il avait l'impression que le ciel allait tomber en milles morceaux.
Un ciel de verre bien trop fragile...
Quand il se releva, le chat s'était arrêté sur l'autre trottoir et attendait stoïquement en le fixant du regard. Edgar se perdait au fin fond des pupilles de son compagnon d'infortune.
- Ses premières dernières paroles...
*
Le flot de la circulation était encore faible à ce moment. La première voiture, une mini Austin rouge, évita le vieux bonhomme sans trop de mal. Une petite embardée et le tour était joué. La deuxième, juste derrière, évita de justesse l'obstacle piéton en gémissant toutes trompes dehors. Edgar n'avait rien perçu de tout ça. A ce moment, il se laissait encore hypnotiser par les yeux de Saturne.
Hagard et choqué, il se releva avec peine et pris conscience du danger de sa position. Mais il était déjà trop tard. Il le sut presque instantanément.
La mort en face.
La camionnette bringuebalante qui déboula sur lui n'y voyait rien. De minuscules essuie-glaces balayait frénétiquement le pare brise avec pour seul effet d'aveugler encore davantage le conducteur.
Au dernier moment, la fourgonnette réalisa le drame et bloqua ses roues en écrasant la pédale de frein pour atténuer l'impact.
Elle glissa en silence les derniers mètres...
Edgar fut projeté en arrière avec violence à plusieurs mètres derrière lui. Son corps retomba comme une chiffe molle sur le capot d'un 4 x 4 en stationnement. La camionnette avait définitivement perdu le contrôle et finit par s'écraser dans la vitrine d'un magasin de lingerie fine.
Sous le choc, l'enseigne lumineuse Kaline se dessouda de son support et clignota pour la dernière fois en se brisant avec fracas sur le trottoir.
Saturne n'avait rien loupé de la scène.
Sous l'averse, calme et serein, il avait attendu, assis, l'arrivée hurlante de l'ambulance. Lorsque les infirmiers constatèrent le décès de l'accidenté, le chat se releva discrètement et prit la direction opposée en ondulant de la queue avec satisfaction.
*
Fin. Tunnel. Lueur.
Une chaleur se propage. Envahissante et nouvelle.
Elle vient de nulle part.
De partout.
Blancheur surnaturelle.
Angoisse et confiance mélangée. C'est confortable et mal vécu.
Le paradoxe des finalistes.
Une multitude de flashes s'entremêlent. Des visages, des sons, des odeurs.
De brèves sensations de douleur viennent à peine entraver le sentiment de bien être général.
Fin, tunnel, lueur.
Et puis, plus rien...
Edgar félin est mort le vingt deux juillet à huit heures sept du matin. Certains riverains, affolés ou simplement curieux, s'étaient agglutinés autour du fait divers.
Deux ambulanciers installèrent le corps disloqué du grand père sur une civière et le recouvrirent d'un long drap blanc avant de le charger à l'arrière du véhicule.
Une fois le ventre plein, l'ambulance clignota son halo bleu sur les dernière gouttes de l'orage qui se tarissait et repartit en silence, comme pour rendre un dernier hommage au pauvre bougre.
2.
« Prenez trois personnes dans le public.
La première rit sans se poser de questions : ‘C'est drôle.'
La deuxième réfléchit et se dit : ‘C'est pas con.'
La troisième va droit au but : ‘il est fou !'
Daniel Prévost. Humoriste.
Dernière mission.
Max et Amaury n'en pouvaient plus. Les nuits d'ambulanciers n'ont rien d'une partie de plaisir ; et terminer avec un macchabée n'avait rien de reposant. D'autant que les pompiers s'occupent habituellement de ce genre de cas.
Max serrait des ses deux mains le volant comme si elles s'y étaient collé. Crispation de la fatigue. Dans ses yeux fixés sur le bitume, on pouvait voir les nervures injectées de sang trahissant sa fatigue. Il était grand temps d'en finir avec cette nuit.
Vocation contrariée, comme à l'accoutumée.
- Tu l'as vu cet orage ? Demanda Amaury à son acolyte sans le regarder. On aurait dit l'apocalypse de St Jean, je j'te jure ! Elle était pas normale la foudre ! Au fait, t'as appelé les flics pour la camionnette ?
•- C'est toi qu'est pas normal. Comment tu fais pour avoir la pêche après toute une nuit d'urgences ? Et, oui, j'ai prévenu les condés ; Ils devraient être sur place maintenant.
•- Alors, on s'arrêtent vite fait prendre un café ? quémanda Amaury camouflé sous un demi sourire.
•- T'es vraiment dérangé ! Et puis quoi encore, un croissant et de la confiture ? J'suis claqué moi ! On ramène le vieux et basta !
•- Cool, du calme... c'est juste histoire de s'arrêter, de le commander et de retourner le boire en roulant si ça te chante. De toute façon, c'est pas notre cargaison qui risque de nous en vouloir.
Max souffla en maugréant. Il connaissait son acolyte sur le bout des ongles et savait qu'il venait de lui dire oui.
L'ambulance s'engouffra en quelques manoeuvres sur une aire de livraison devant le café chez Luiggi.
Amaury avait raison : ils en avaient bien besoin de cette pause...
*
Les deux infirmiers s'installèrent en terrasse et commandèrent deux cappuccinos.
La terrasse n'était pas encore bondée, mais le soleil naissant et la relative fraîcheur de la matinée incitait les gens à profiter du bon moment. Face à l'ambulance, une paire de blouse blanche dégustait sa pause silencieusement.
Le calme après la tempête.
C'est Amaury qui s'en rendit compte le premier. Il était avachit sur son fauteuil en rotin tout à l'idée de sa longue matinée de sommeil. Au départ, il n'y prêta presque aucune attention ; mais très vite, il en fut persuadé.
•- T'as vu, Max ? Où c'est moi qui dors déjà debout...
•- Quoi ? balbutia fébrilement le collègue étalé lui aussi de tout son long et entamant déjà sa relation avec Morphée. .
•- Tu l'as pas vu bouger ?
•- Quoi ?
•- Ben l'ambulance, abruti !
•- Comment veux tu qu'elle bouge toute seule ?
•- Je te dis que je l'ai vu remuer au moins trois fois, j'ai compté ! J'en mettrais même ma tête à couper.
Ragaillardit, Max se rehaussa sur son siège et, perplexe, examina attentivement l'ambulance.
A quinze mètres de lui, rien ne bronchait. Son outil de travail était illégalement garé, certes, mais il ne bougeait pas d'un centimètre.
•- Je te dis que je l'ai vu remuer. Comme si quelqu'un la secouait de l'intérieur, se justifia Amaury.
•- T'es décidément un grand malade ! Il va être grand temps de penser à te reconvertir, parce que...
Max n'eut pas le temps d'achever se phrase : la poignée de la porte arrière de son ambulance couina et grinça l'espace de quelques secondes durant lesquelles il resta bouche bée.
Amaury ne disait plus rien. Tout deux étaient pétrifiés de stupeur.
Temps suspendu. Horloge détraquée.
*
Le haillon de l'ambulance s'entrebâilla timidement.
Un à un, quatre doigts ridés s'agrippèrent à la vitre de la porte pour la pousser sans hâte. Max et Amaury étaient médusés : un petit vieux au costume débraillé, et à qui il manquait une chaussure, sortit complètement hagard de leur blanc corbillard.
Edgar regarda tout autour de lui comme s'il cherchait quelque chose. Que c'était-il passé ? Que faisait-il là ?
Son regard finit par s'accrocher à celui des deux infirmiers. Le rapport instinctif des blouses avec l'ambulance y était pour beaucoup.
Il s'avança vers eux avec la démarche d'un zombie et prononça dans un souffle :
•- S'il vous plaît, messieurs. Vous n'auriez pas vu Saturne ?
3.
« Eblouissement, nuage cosmique, raz de marée : les données chavirent, les vibrations dérangent le monde, rien ne sera plus jamais tout à fait pareil »
Eléonore Hirt. Comédienne.
Sous la pression des deux infirmiers, Edgar avait accepté de retourner dans l'ambulance, mais avait obtenu gain de cause en imposant la condition expresse d'être à l'avant avec eux deux, et non plus à la place du mort !
Il savait pourtant qu'il lui fallait procéder à des examens, vérifier que tout allait bien.
Tout cela ne pouvait être possible...
En franchissant l'enceinte de l'hôpital St Joseph, Amaury et Max n'en revenaient toujours pas d'avoir si lamentablement manqué leur diagnostic. Le défunt qu'ils avaient embarqué une bonne demi-heure auparavant se trouvait maintenant planté à côté d'eux sur la banquette en sky rouge, perturbé mais bien vivant.
Mais nom de Dieu, ils en étaient certains tout les deux : tout à l'heure, le vieux ne respirait plus !
Surnaturel retour.
Les pneus crissèrent en écrasant les graviers lorsque l'ambulance rejoignit son garage. Le C.H.U démarrait son activité diurne et l'effervescence tranquille de ses habitants s'organisait. Les deux ambulanciers aidèrent Edgar à sortir du véhicule en le portant à bout de bras.
Max interpella une infirmière qui se dirigeait presque en courant vers l'entrée des urgences.
•- Sandrine, attends !
La petite infirmière pivota la tête dans sa direction et s'arrêta de courir en reconnaissant les deux infirmiers. Elle observa son bracelet montre d'un geste sec et nerveux et se dirigea vers eux d'un pas hâtif.
•- Vite les gars, je suis vraiment en retard.
•- Nous aussi, toi tu commence et nous on termine. On doit repartir tout de suite, annonça Amaury en désignant discrètement du menton Edgar qui n'y comprenais toujours rien. Tu peux t'en occuper ?
•- Vous êtes durs les gars. Je l'emmène à l'accueil pour examen, c'est tout ce que je peux faire. Comment vous appelez vous ? allez, suivez moi...
Sandrine, jolie brunette pétillante, enroula son bras dans le dos d'Edgar et d'une pression douce mais déterminée l'incita à mettre un pied devant l'autre.
Edgar se laissa guidé sans broncher et ils entrèrent tout deux dans le hall de l'hôpital ou elle lui désigna un fauteuil en plastique beige su
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Style : Poème | Par karl Quartino | Voir tous ses textes | Visite : 1025
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