Tout commence avec cet illustre dessinateur, Gary Larson, qui traite de l'anatidaephobie. Il s'agit en fait de la peur irraisonnée qu'un canard vous regarde en permanence. Un canard avec un regard malsain. Caché. Caché quelque part, dans un recoin de votre pensée, mais vous le voyez, il est là... Il vous regarde... En haut d'une armoire. Sous un bureau. Dans les manteaux. Sous l'évier. Dans la cuvette des W.C. ! Partout ! Ce canard est partout, et il vous regarde ! Et vous avez peur, très peur ! Vous courez partout, vos cheveux tombent, vous déchirez vos vêtements et sautez par la fenêtre en hurlant à la mort, avant de vous rendre compte que vous habitez au rez-de-chaussée !
Voilà ce que vous devenez lorsque vous devenez anatidaephobe. Je me suis penché sur le problème puisque grand expert de la folie douce, ces messieurs-dames pouvant vous le confirmer *ifrit montre d'un geste l'assemblée mytexte* J'ai donc réalisé l'expérience anatidaesque : croire qu'un canard me regarde, tout le temps. Au début, je n'étais pas vraiment à l'aise. Imaginez, vous ne savez pas pourquoi il vous regarde, ni ce qu'il pense de vous. Peut-être qu'il vous trouve laid, ou que vos shorts à fleurs lui paraissent ridicules. Ces interrogations sur son jugement de ma personne me rendaient perplexe, et je voulus creuser la question avec ledit canard. Un nouvel obstacle dans ma recherche s'imposa : le canard ne semblait pas vouloir communiquer. Dès que je lui jetais un regard, il se volatilisait dans un coin. Imaginez mon désarroi d'être pourvu d'un tel impoli en ma demeure. La raison de son existence en mon esprit, je la connaissais. Mais celle de sa présence chez moi restait un mystère.
Comme il ne faisait mine de piquer dans les céréales, je décidai d'apprendre à le connaître, à défaut de la réciproque. Pour commencer, il m'a semblé la moindre des choses de pourvoir mon compagnon palmipède d'un nom. "Canard", cela lui allait fort bien, et tombait d'ailleurs très bien puisqu'il en était un. S'il n'en avait point été un, ma recherche aurait été vaine puisqu'il s'agit d'un canard qui me regarde, et non d'un quelconque autre spécimen. Canard, donc, me regardait. Sans arrêt. A croire que son existence même dépendait de la mienne. Si au début je m'attendais à ce qu'il manifeste une envie soudaine caqueter, d'uriner sur le tapis ou de me pincer les mollets, je fus fort heureusement soulagé de constater qu'il n'avait d'autre but que me zieuter à longueur de journée et de nuit. A croire qu'un canard ne dort jamais, ou en même temps que moi.
Canard m'accompagna à tous les moments de ma vie. Il se levait avec moi, caché dans un tiroir à moitié ouvert (et non à moitié fermé, sinon il ne m'aurait vu qu'à moitié), m'indiquait d'un coup d'œil enfariné la place du lait dans la porte du frigo, me regardait manger derrière les pots d'épices et finalement, prenait l'ascenseur avec moi, blotti derrière les plaintes du plafond. Les cachettes devenaient plus ardues une fois arrivés dans le métro. Certes, les porte-bagages pouvaient supporter son poids, mais Canard donnait l'impression de ne vouloir être vu que par moi, puisque moi seul lui jetais de temps en temps une œillade curieuse. Je me surpris quelques fois à m'inquiéter de ne point l'apercevoir au détour d'une ombre discrète, mais Canard finissait toujours par réapparaître, dans l'autre coin. Au travail, j'ouvrais régulièrement le lecteur CD de mon ordinateur pour lui glisser des miettes de pain gardées spécialement pour lui du repas de midi. Parfois, il me regardais de l'immeuble en face, immobile derrière la vitre propre de Mme Michu. Une autre fois, mon collègue ne semblait même pas s'apercevoir que Canard avait pris place au fond de sa sacoche, laissant deviner un bec orange et un œil perçant.
Finalement, le week-end arrivait et Canard me suivait toujours. Je décidai de continuer l'expérience, pris d'affection pour cette vision palmée de mon esprit, et non cette vision de mon esprit palmé. Je rejoignis Strasbourg en train, Canard calé tantôt dans une poche de ma valise, m'auscultant à travers la fermeture-éclair, tantôt perché sur les fils électriques de la voie d'à côté, et parfois même sous les jupons d'une autre passagère. Coquin Canard. Ma chère et tendre ne s'outra pas de cette intrusion légère, faisant mine d'ignorer mon compagnon à plumes. La fin de semaine passa, et je lui révélai la présence de Canard. Elle prit peur, et refusa qu'il reste. Je tentai de la rassurer, mais rien n'y fit, Canard lui faisait peur. Comment un canard perché sur une armoire peut-il faire peur ? Certes, il vous regarde d'un trait perçant, juché tel la chèvre des montagnes sur un amas de fripes entreposé au hasard par-delà les fioritures sculptées à même le bois. Mais est-ce pour autant un gage de malveillance ? Jamais Canard ne m'avait fait de mal, et, j'en suis persuadé, il n'en ferait pas plus à ma dulcinée. Celle-ci refusait pourtant l'évidence et me somma de le chasser de sa demeure, séant. Ne pouvant lui expliquer combien la tâche était incommensurablement difficile, autant que prononcer ce mot stupide mais ne nous égarons point, la langue française a bien des secrets dont je suis un ardent partisan, et non courtisan, attention à vos pensées ; je disais donc, les mots me manquant pour lui exposer l'impossibilité de la chose, je lui mentis et pris sur moi afin de ne pas trop échanger visuellement avec Canard.
Celui-ci m'en tint peut-être rigueur, car depuis ce moment, mon adorée y fit plus allusion que moi, allant jusqu'à l'apercevoir là où je ne le voyais pas. Se cachait-il à présent de moi, la préférant ? Fort ému par cette transformation dans mon histoire avec l'ami ailé, je le cherchai à nouveau, épaulé par ma belle, elle d'un œil apeuré, moi d'un œil inquiet. Chaque fois qu'elle le voyait, elle détournait la tête et moi volait dans le sens contraire, me retrouvant dépossédé de l'espoir d'un bout de bec, d'aile ou d'une queue s'enfuyant derrière quelque fringue malmenée par le temps et la poussière.
Aussi, à mon départ, je fus surpris de constater son absence. Canard était resté chez Lisa. Le reverrai-je un jour ? M'a-t-il quitté ou l'ai-je seulement oublié ? Je le retrouverai, du moins je l'espère, et nous vivrons à nouveau ensemble, partageant ces œillades complices qui nous apportaient tant l'un à l'autre.
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Style : Nouvelle | Par ifrit | Voir tous ses textes | Visite : 915
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Commentaires :
pseudo : Mignardise 974
peut-être claustrophobe mais certainement pas anatidaephobe. CDC
pseudo : cha
Ho le trip, super voyage au creu d'une cervelle désabusée! Vivement tes prochain textes
pseudo : cesarius
Merci a ceux qui conseil. Canard est super fort de se trouver partout de la sorte. Trop trop fort. vivement que tu le retrouve... oui qu'il revienne...
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