Chacun avait parlé. Le lustre du plafond, une simple lampe chapeautée d’une soucoupe métallique, semblait perdu dans les affres des fumées de cigarettes qui gazaient l’atmosphère. C’était au tour de Jody à parler. Le moment était venu. Même s’il ne distingua pas tous les visages, il sut que tout le monde se retourna vers lui en le dévisageant. Le gros homme sur sa droite, qui venait de s’exprimer en contant ses horribles cauchemars peuplés d’araignées, avança sa chaise et entra dans le rai de lumière pour mieux l’apercevoir.
Jody desserra le noeud de sa cravate, il se racla la gorge et réfléchit un instant.
L’armoire était toujours là, il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’y soit plus.
Une armoire avec une poignée argentée, légèrement élimée sur le dessus, usée à force de l’ouvrir.
Jody ne la quittait pas des yeux, il aurait pourtant préféré ne pas la regarder, ne plus y penser, mais il avait tellement peur, qu’il ne pouvait plus en détacher son regard.
Dans sa tête, tout était clair, si quelque fois l’armoire s’ouvrait, ainsi, sans raison, sans hésiter, il bondirait de sa chaise et il foncerait tout droit devant lui après avoir franchi la porte d’entrée. Quelques secondes tout au plus et il s’enfuirait. Le temps d’ouvrir la porte, de tirer la clenche vers lui, juste de quoi passer, et il s’enfuirait et pour sûr qu’il ne reviendrait plus jamais là !
Putain d’armoire !
Cette monstrueuse porte avec un H dessus !
H comme horreur.
H comme horrible.
H comme Hérésie !
H...
Jody n’était pas un véritable malade ! Juste qu’il avait suivi cette thérapie pour tenter de se débarrasser de cette peur qu’il croyait cependant incurable.
Parce que Jody avait peur et c’était même plus fort que de la peur, c’était une véritable frousse bleue, une phobie maladive, il avait peur et il ne pouvait rien y faire !
H comme herpétophobie !
L’herpétophobie, une bien étrange peur.
- Allez-y, Jody, lancez-vous, ne craignez rien, nous vous écoutons, dit d’un ton commun la dame assise à l’écart du cercle. Elle regardait par dessus ses lunettes d’une étrange façon qui faisait penser qu’elle devait économiser ses verres ou qu’elle était tellement lasse de tendre l’oreille, qu’elle ne pouvait plus redresser la tête.
- Je, ... moi, c’est différent !
- Oui Jody ? continuez, c’est parfait ! elle gribouilla d’autres hiéroglyphes qu’aucun Champollion au monde n'aurait pu déchiffrer.
- Je ... c’était comme si l’homme cherchait ses mots, tout en sachant pertinemment bien ce qu’il avait à dire. Je, ... moi, c’est la cave !
- Vous craignez de descendre à la cave ? une fois encore, elle l’avait jugé par dessus ses doubles foyers.
- Oui, enfin, non. Tout a commencé avec la cave de chez mes parents !
Soudain, l’homme oublia l’armoire qui l’obnubilait et il poursuivit d’une traite:
- J’avais 10 ans, 11 peut-être, peu importe. Tous les soirs, il me fallait descendre à la cave pour remonter une ou deux bières à mon père, ainsi que quelques tranches de pain coupé pour le souper. Tous les soirs, c’était le même calvaire qui recommençait !
- Aviez-vous peur de descendre les marches Jody ?
- Oui ! J’avais terriblement peur. Pas seulement parce que l’escalier était étroit et abrupte, mais parce qu’au fond...
Le regard de Jody se tétanisa, dans sa tête, il revoyait cette scène odieuse. Parce qu’au fond ... Plus aucun son ne parvenait à se dégager de sa gorge nouée.
- Qu’y avait-il au fond Jody ? Plusieurs personnes remuèrent nerveusement sur leur chaise, certains se mirent à tousser, d’autres allumèrent une cigarette.
- Je mettais toujours un temps fou pour descendre les marches, poursuivit Jody. Je connaissais la cave et ses moindres détails par cœur.
16 marches que je descendais prudemment en m’assurant de ma main gauche que je posais sur le mur froid. Mes doigts connaissaient chaque aspérités des briques, chaque trous, chaque joints. A la 7ème marche, ils s’accrochaient à un clou où il arrivait à ma mère de suspendre un jambon, c’était toujours pareil, ils refusaient obstinément de lâcher ce clou qui était comme le dernier point de ralliement entre le monde du dessus et le fond de la cave. A la 10ème marche, il fallait baisser la tête pour éviter de se cogner à la voûte en béton, et à la 12ème, il valait mieux s’écarter du mur si on ne voulait pas se brûler à l’ampoule électrique qui se balançait au bout des deux fils rouge et noir hors du mur, comme un appendice ridicule.
A la 13ème marche, on pouvait distinguer la cave. D’un seul coup d’œil on en avait fait le tour. 30 mètres carrés de terre battue. 3 murs peints en blanc et étoilés, là où il n’y avait pas d’étagère, de toiles d’araignées en lambeaux. Parce que des étagères, il y en avait partout. Des étagères pleines à craquer, avec des milliers de boîtes de conserve aux couleurs passées, autant de bouteilles de tout acabit et de tous les calibres, des centaines de bocaux disparates, il y avait des cartons d’emballage partout. Des cartons vides, des cartons pleins de vieilles choses dont on avait probablement oublié l’existence.
A la 14ème marche, l’ombre ténébreuse d’une gigantesque toile d’araignée, derrière la seconde lampe, se projetait sur le sol. C’était en fait une toute petite toile perpétuelle qu’on avait beau arracher autant qu’on voulait, elle revenait sans cesse, comme par enchantement. A la 15ème marche, sans même tourner la tête, on pouvait apercevoir le coin droit sous l’escalier. Le coin où se trouvait la table à roulettes où on posait le pain. Le coin où il fallait aller pour couper les tartines.
Tandis que Jody reprenait son souffle, tous les autres se turent, suspendus à ses lèvres, captivés par son récit.
- C’était une table avec des pieds métalliques au bout desquels mon père avait soudé de petites roulettes qui ne servaient à rien grand chose sur la terre battue. Au beau milieu, statuait fièrement la machine à pain, un modèle mécanique assez rustique qu’on actionnait à la main et au couteau en forme de disque dont les bords étaient abîmés d’éclats importants. Juste derrière, il y avait la boîte à pain. Une toute vieille boîte en fer lourd, de couleur argentée dont le stainless était tacheté de pustules de rouille tant la cave était humide.
A la 16ème marche, la dernière, il fallait que je me concentre pour ne pas faire demi-tour, pour ne pas m’enfuir à toutes jambes. Juste sous le soupirail presque opaque sous l’escalier, il était là !
Jody faillit s’étrangler. Il venait soudain de se rappeler qu’il lui fallait surveiller l’armoire.
Un silence infecte assomma la pièce enfumée.
- Quoi Jody ? Qu’est-ce que c’était ? dit finalement la dame aux lunettes trop petites.
- Je, ... le, ... le tuyau d’arrosage ! balbutia l’homme en manquant de s’étouffer.
L’herpétophobie !
La peur des serpents.
De tous les serpents !
Il ne supportait pas les serpents, ni leur présence, ni leur proximité, ni même leur image, fût-elle symbolique.
Jody était un homme calme et d’ordinaire bien tranquille, mais depuis qu’il s’était installé là, sur cette chaise, il ne vivait plus. C’était comme si ses vieilles frayeurs étaient revenues au galop pour le hanter.
Cette maudite armoire avec un H sur la porte.
H comme hydrant.
Hydrant: indication pour localiser la lance à incendie.
La lance à incendie, un gigantesque boa constrictor qui n’attendait qu’une chose: que Jody le perde des yeux rien qu’un instant et ensuite, lui faire sa fête.
Le pauvre homme déglutit.
Trente mètres.
La lance-serpent faisait trente mètre de long.
Probablement le plus long boa constrictor qui eut jamais existé sur terre !
Jody savait, ou du moins, à une certaine époque qui devait remonter à la préhistoire, il sut que cette lance à incendie était une lance à incendie et rien d’autre, mais à force d’y penser, il s’était auto persuadé qu’il s’agissait d’un monstrueux serpent enroulé sur lui-même qui était latent, près à se dérouler d’un coup pour venir l’enlacer dans ses anneaux mortels. Tout comme le tuyau d’arrosage de la cave de ses parents.
Une des grosses gouttes de sueur qui perlaient sur son front tomba sur les feuillets qu’il tenait sur ses genoux croisés.
Tenir à l’œil cette saloperie d’armoire.
La porte de l’armoire n’avait-elle pas bougé ?
Il plissa les yeux et l’observa de son mieux.
Non, elle était toujours fermée, comme depuis toujours.
H comme dans Est-ce qu’il est bientôt l’heure ?
Il était 19h10, encore 20 minutes à tenir.
Le temps, furieux complice du boa constrictor, mettait le temps, il prenait son temps pour s’égrainer paisiblement et laisser son temps au boa constrictor...
Combien de temps mettrait la lance-serpent pour se dérouler ?
Pas entièrement, juste quelques mètres, juste de quoi atteindre la chaise de Jody, combien de secondes cela lui prendrait-il ?
Combien de microsecondes s’écouleraient, le temps que cette sale bête rampe vers lui pour venir l’envelopper de son étreinte impitoyable ?
Très peu !
Les boas constrictors sont très rapides.
Rapides et voraces.
A nouveau, Jody ravala sa salive.
Sa langue était lourde et sa gorge sèche.
Dans le fond de la salle, à quelques pas à peine de la porte d’entrée, un distributeur de boissons fraîches prônait contre le mur jaune.
Mais Jody n’y alla pas !
Par peur.
La peur de l’armoire.
De l’armoire et du boa.
De la lance-serpent.
Et si la bête sortait de sa cache le temps qu’il s’absente ?
A force de s’imaginer l’inimaginable, à force de croire en l’incroyable ou de redouter l’impossible, les choses se métamorphosèrent, en concret ou en illusions, mais avec une crédibilité presque parfaite.
Etait-ce ses yeux qui virent la porte s’ouvrir ou était-ce plutôt ses craintes, qui jouèrent un mauvais tour à son esprit en ébullition ? Nul, à sa place, n’aurait pu le dire.
Plus rien n’était sûr !
Jody vit tout simplement le H de la porte disparaître dans l’angle pivotant de celle-ci et le boa constrictor se dérouler lentement, tout lentement, tout doucement.
Sans geste brusque, un peu comme au ralenti.
Le boa se déroulait paisiblement, il s’écoulait posément, se dévidait précisément, à la manière que s’effiloche la viande hachée hors d’un moulin grillagé. Le support métallique vomissait littéralement la lance-serpent qui rampait par à-coups vers les pieds de Jody.
C’était immonde !
L’homme était pétrifié, mort de peur, incapable de faire le moindre geste ! Ses yeux exorbités roulèrent sur eux-mêmes au rythme saccadé du boa constrictor qui zigzaguait ostensiblement vers sa proie. Il étouffa un cri muet et il ne put réprouver l’instinct de panique primitive qui relâcha les muscles de son bas-ventre. Il s’urina dessus en déféquant. Parcouru de frissons incontrôlables, il tremblait de tout son corps secoué des spasmes maladifs de son cœur emballé.
Le boa sinueux progressa davantage dans sa direction, se torsadant sur le carrelage et s’enroulant d’une traite autour de ses chevilles.
La tête chromée aux reflets morbides en forme de vanne reptilienne s’immisça entre ses genoux, juste comme il plongea les yeux dans ceux de l’animal.
Deux yeux noirs et profonds !
Deux vis à têtes rondes ?
Deux trous forés ?
Deux excavations morbides.
Deux chevrotines noires.
Un étage supplémentaire vint s’ajouter à la série d’anneaux qui paralysait l’homme.
Une chaleur explosive !
L’air raréfié !
Le goût âcre et amer de la mort qui s’approche à toute vitesse.
L’homme se jeta par terre, tordu de multiples convulsions violentes, tous les autres patients se précipitèrent pour l’aider, mais il était déjà trop tard, car personne ne remarqua son index tendu en direction de l’armoire entrouverte et nul n’entendit les susurrements presque inaudibles de la lance qui serpentait en demi-cercles au sein de cette sympathique séance de soins spéciaux...
FIN
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pseudo : Mignardise 974
H comme hallucination ! flippant CDC
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