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Juste un porc, rien qu'un gros porc sauvage … par tehel

Juste un porc, rien qu'un gros porc sauvage …

Dormir.  Dormir paisiblement ...  La moiteur d’un oreiller douillet...

- NON ! Surtout ne pas dormir ! hurla brusquement Matt qui s’obligea à nouveau à ouvrir grand les yeux.

Automatiquement, il redressa le volant de sa vieille Ford et tenta de maintenir toute son attention sur la route monotone qui défilait à la lueur des phares jaunes.

Les spectres ombragés des arbres en bordure du chemin semblaient engloutir les gravillons qui s’écartaient au passage des roues.

Matt Henderson roulait depuis plus de 6 heures.

Les jointures de ses doigts blanchissaient sous l’éclat de la lune rousse, tellement il serrait fort le volant, et à tout moment, il se frottait la paume des mains sur son pantalon.

Matt était nerveux, terriblement nerveux, car ce matin-là, il venait d’être révoqué !

Pour la millionième fois, il revit le gros Ray Harvey, ce gros porc de patron, s’avancer royalement vers lui et, d’un sourire édenté, lui annoncer qu’à partir de dorénavant, la Harvey’s House se passerait de ses services.

Ca avait été comme s’il avait reçu un uppercut en plein bide.  Matt n’avait pas su prononcer un seul mot, il avait eu le souffle coupé, ses oreilles s'étaient mises à bourdonner et des loupiotes à tournoyer devant ses yeux.

L’autre avait continué à lui expliquer les inconvénients de la récession économique, la chute impitoyable des commandes et des bénéfices, à chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour lâcher un son, Harvey soufflait une bouffée de fumée infecte, en mordillant son monstrueux cigare.

Ces asphyxiantes volutes de fumée bleue, c’est à peu de choses près, tout ce que Matt avait encore pu distinguer, complètement estomaqué, abasourdi et totalement désappointé.

- Vous achevez votre journée et puis vous passerez à la comptabilité pour votre enveloppe ! avait encore expiré Harvey avant de disparaître derrière la porte vitrée de son bureau de directeur.

- Ray Harvey !  Ce gros salopard de Ray Harvey ! jura Matt en passant à hauteur du panneau indiquant ‘New County’, un petit village bien anodin que Matt connaissait simplement du fait que Harvey y possédait une coquette seconde résidence, où il venait parfois prendre du bon temps en compagnie de l’une ou l’autre maîtresse.

Avec rage, il passa la quatrième et accéléra davantage.

Qu’allait-il dire à Déborah ?

Comment allaient-ils se débrouiller pour finir le remboursement de leur hypothèque ?  Matt n’en avait aucune idée et rien que le fait de devoir bientôt affronter le regard courroucé de sa femme, suffit à le faire frissonner davantage.

A quarante-deux ballets, sa vie était finie !

Matt décéléra pour repasser la troisième en négociant une série de virages délicats.

Déborah !  Jamais elle n’accepterait la situation !  Jamais elle ne lui pardonnerait !

Matt savait pertinemment bien qu’elle n'écouterait aucune de ses explications ni aucune de ses excuses !

Et les collègues !  Matt n’avait même pas osé leur en parler !  Personne n’était au courant, sauf Suzanne, cette fille de la comptabilité qui avait soldé son compte.

REVOQUÉ !  Il avait été révoqué, ainsi, comme ça, sans motif réel !

BAOUM !

- Hein ? que ? de toutes ses forces, Matt écrasa la pédale du frein.  Les roues se mirent à gémir des crissements, dérapant à l’instant même où elles roulaient sur quelque chose de mou.

- Merde ! Merde merde merde !  j’ai écrasé quelque chose ! hurla l’homme en frappant le tableau de bord.

La Ford stoppa en bord de route, le moteur cala.

Un phare avait été brisé.  Seul, un unique halo éclairait encore le fossé désert.

Matt se retourna, il n’osait pas descendre, qu’avait-il touché, il n’avait rien vu, il n’avait rien entendu, juste cette secousse, juste cette horrible sensation de passer sur quelque chose.

- Pourvu que ce soit un animal, pourvu que ce soit un animal ! se répétait-il en chuchotant entre ses dents.

De grosses gouttes de sueur froide s’étaient mises à perler abondamment sur ses tempes et, instinctivement, ses jambes commencèrent à trembler nerveusement.

Il écarquilla les yeux pour tâcher de percer l’obscurité, l’animal qu’il venait de heurter devait se situer à quelques mètres à peine, à l’arrière de la Ford.

Dans un effort presque surhumain qu’il maîtrisait tout à peine, l'homme réussit à lâcher le volant et à ouvrir la portière.

La lampe du plafonnier s’alluma en l’éblouissant, puis, il se pencha à l’extérieur du véhicule pour regarder en direction du point de choc.

A une vingtaine de mètres en effet, une masse sombre et imposante gisait allongée sur les graviers épars.

Matt sortit de sa voiture, mais tout l’univers bascula.

Tout se mit à tourner.  A tourner, de plus en plus vite, de plus en plus fort, il eut encore tout juste le temps de se raccrocher à la carrosserie pour ne pas s’évanouir.

Le stress, la panique, la peur, toute une série d’angoisses l’étranglèrent violemment.

L’image tronquée d’un Ray Harvey triomphant se mit à danser devant ses yeux apeurés.

Il se pencha, et dans un vacarme effrayant, il vomit son seul et unique repas du matin.

Matt se concentra et s’obligea à respirer régulièrement à grandes bouffées d’air frais.

Au bout de quelques secondes, il parvint à surmonter ses émotions

Les feux arrières intactes fonctionnant toujours, il put mieux distinguer l’étrange masse qu’il venait d’écraser quelques instants plus tôt.

Un mouton !

Ca ressemblait à un mouton !

C’était un mouton !

Il avait eu un accident avec un mouton.

Oui, c’était ça, un mouton, probablement échappé d’une propriété voisine.

Pour se donner un peu de courage, Matt pensa ironiquement qu’il pouvait même s’agir d’un mouton appartenant au gros Harvey !

Il fit un pas.

Un second.

La bête était morte, elle ne bougeait plus, donc elle était morte.

Il avança davantage, ne quittant plus le cadavre des yeux.  Il pouvait presque distinguer les quatre pattes de l’animal.

C’était un gros mouton !

Un très gros mouton !

Matt fit encore un pas.

Ce n’était pas un mouton.

Un mouton aussi gros, ça n’existe pas !

Ca n’était pas un gros mouton du gros Harvey !

Pas de chance !

Matt s’approcha encore un peu, ses jambes rouspétaient, tout son corps entier était secoué de spasmes névrosés.

Un veau !

C’était un veau !

Un stupide veau qui avait traversé le chemin sans qu’il s’en aperçoive !

C’était un gros veau !

Une vache peut-être ?

Matt réussit une fois de plus à poser un pied devant l’autre.

C’était bien une vache !

Une vache noire.

Une vache noire avec des taches blanches.

Encore un pas de plus.

La vache était morte.

- Une vache de Harvey peut-être, espéra Matt en s’efforçant de venir plus près encore de la masse étendue.

- Une sacrée grosse vache de chez Harvey la peau de vache ! songea-t-il.

A mi-distance, il ne distinguait toujours rien de précis.

- Tu as pensé à ce que va dire Déborah pour la bagnole ? lui lança inopinément la voix de sa conscience.

- Ton boulot et puis la bagnole !  Elle va pas rire ! insista encore la voix exécrable.

Tout à coup, la vache remua !

Elle n’était pas morte !

Elle était juste blessée, c’était certain, elle n’était pas morte !

Matt parvint à courir, brusquement, il s’arrêta net, le souffle court, le coeur battant à tout rompre.

Ce n’était pas une vache qui agonisait là sur le sol, c’était un homme !

- Assassin ! hurla la voix dans sa tête.

Il avait heurté un homme !

Matt était incapable de faire un mouvement de plus, la terre entière s’écroulait inexorablement !

Il avait renversé un homme !

Déborah !

La Police !

Qu’allait-il encore lui arriver ?

Pourquoi tant de catastrophes ?

- Au secours, à l’aide, aidez-moi ! balbutia l’homme étendu par terre.

Matt sourcilla en parvenant à s’extraire de la peur panique qui l’immobilisait.

- A l’aide, je vous en prie, aidez-moi !

Matt s’approcha lentement, presque au ralenti.

- A l’aide ! l’homme avait bougé un bras qu’il tendait en direction des ténèbres.

Refoulant toutes ses craintes, Matt se précipita sur le malheureux et ...

SURPRISE !

Il eut brusquement envie de rire.

D’éclater de rire et de remercier les puissances divines de la providence !

Ce n’était ni un mouton, ni une vache de chez Harvey !

C’était Ray Harvey en personne !  Ce gros porc de Harvey !

Harvey !  Il avait renversé Harvey !

Ce putain de salaud de Ray Harvey !

- Aidez-moi, je vous en supplie ! marmonnait le gros Harvey.

Matt se pencha sur lui.

Tout le poids de ses remords venait tout à coup de disparaître.

Le gros Harvey !

Baignant dans son sang.

La joue gauche déchiquetée, la langue épaisse et pendante, un oeil noirci bringuebalant hors de son orbite creuse !

- Harvey !  Putain, c’est Harvey !  Mon patron ! ricana Matt en s’exclamant à tue-tête.

- Aidez-moi, je vous en prie ! gémissait la masse étendue au sol.

- Harvey !  Grosse merde de con, c’est toi pouilleux !

- Faites quelque chose, je vous en conjure ! implorait toujours l’autre en piteux état.

Comme si subitement il venait de réaliser, Matt se remit debout et il courut jusqu’à la Ford.

Harvey avait rabaissé le bras et gémissait en sourdine.

- Tiens bon Harvey !  J’arrive ! Matt tourna la clé de contact et joua nerveusement des gaz.

Il se pencha par la portière ouverte et cria: - tiens bon Patron, j’accours !

D’une traite, Matt engagea la marche arrière, et, à toute vitesse, il recula jusqu’au corps.

Il freina brutalement et comme l’autre l’appelait une fois encore dans un ultime soupir, Matt écrasa la pédale de l’accélérateur et il roula sur Harvey.

La voiture fit un autre bond grotesque, le pare-chocs arrière se détacha et rebondit sur l’accotement.

Harvey le porc !  Harvey l’enflure !

L’unique phare éclaira le monstrueux corps disloqué et mutilé de Harvey.

Matt débraya et repassa en première.

Obnubilé, il roula à nouveau sur le gros homme.

- Merci Harvey !  Merci pour tout ! jubila-t-il en faisant une dernière fois marche arrière.  La Ford se souleva encore légèrement en piétinant ce porc d’Harvey tout aplati.

Matt riait de bon coeur !

Quelle providence !

Quelle bonne idée il avait eue, ce gros Harvey en passant par là !

Avec un peu de chance, personne ne saurait jamais rien !

D’ailleurs, personne ne l’avait vu, personne n’était au courant de sa révocation !  Tout s’arrangeait finalement !

Fou de joie, Matt repassa en première et s’en alla en roulant une dernière fois sur le gros Harvey que personne n’identifierait de si tôt.

...

 - C’est toi ? lança Déborah depuis la chambre à coucher où elle dormait déjà depuis longtemps.

- Oui ma chérie, dors, j’ai écrasé un lapin sur la route, je vais arranger ça dans le garage, je n'en ai que pour quelques minutes !

Déborah se rendormit, Matt était un bon époux et si ça avait été plus grave, il l’aurait sans aucun doute appelée.

Cette nuit-là, Matt Henderson la passa à nettoyer sa vieille Ford, à la débarrasser au maximum de toutes les traces de sang de ce gros Harvey et à débosseler de son mieux la carrosserie avant, qui avait été esquintée.

 ...

Quand la sonnerie du téléphone retentit au rez-de-chaussée, Matt ne l’entendit pas, il dormait à poings fermés, fourbu par une nuit de labeur intensif.

C’est Déborah qui décrocha.

- Allo ?

- Madame Henderson ?  Croyez bien que je suis désolé de vous déranger de si bonne heure, mais c’est au sujet du compte de votre mari, Suzanne s’est trompée, elle lui a compté deux jours de trop, alors, vous comprenez, je, enfin, il faudrait que Matt nous rembourse...

- Le compte de mon mari ?  Quel compte ?  Qui est à l’appareil ?

- Harvey ! Ray Harvey, son patron, son ex-patron !  Mat ne vous a rien dit ?

- Matt ? ...

- J’ai dû m’en séparer madame, il a été révoqué hier midi !

Déborah faillit s’évanouir, mais elle sursauta soudain en entendant frapper à la porte.

- Police, ouvrez ! ordonna d’une voix autoritaire l’agent qui tenait en main le pare-chocs de la Ford.

Pare-chocs sur lequel la plaque minéralogique de Matt Henderson était toujours bien lisible.

A l’étage, Matt parlait en dormant.

- Un porc, chérie, un gros porc sauvage, je n’ai pas pu l’éviter !

Mais ne te tracasse pas, je ferai des heures supplémentaires pour payer les dégâts ...

  

FIN.

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