L'oncle, sa femme, mon mari et moi sommes assis sur un banc, à l'arrêt du tram. Gentiment nous attendons qu'arrive le prochain tram, car nous l'avons loupé de peu.
Soudain arrive un enfant haut d'environ un mètre vingt, il se poste devant nous.
Le dos étonnamment droit et raide, il salue cérémonieusement mon mari lui tendant sa petite main. Mais mon mari refuse sa main, lui faisant remarquer sur un ton amusé que l'on ne tend pas sa main gauche pour saluer.
Pour ce qui est de l'oncle, irascible, la soixantaine bien portante, c'est lui-même qui attrape la patte du gamin. L'oncle est comblé, il plisse même ses yeux car l'enfant est pour lui un sujet vraiment curieux.
En effet, le gamin se flanque tout près des hommes qui sont assis pesamment là, et il leur bloque obstinément la vue avec son petit corps.
Aucune timidité ne se dégage de cet être frêle, bien au contraire, il sourit fièrement nous fixant étrangement.
En moi-même je pense : que veut-il ? tout en serrant mon sac à main fermement près de moi.
Posté devant nous l'enfant ne parle pas, alors mon mari fait les questions et les réponses aussi. Cela va du : Tu es tout seul, où est ta famille ? et avec un regard complice à l'oncle, il poursuit pour expliquer : « ils habitent derrière, au gymnase. » Et à l'enfant, il demande encore : « Tu es français ? » et là, sans attendre de réponse, il sourit disant à l'oncle, devant l'enfant dont le regard ne les quitte pas une seconde : « Non, ce sont des roumains. » Alors, convaincu, il lui dit : « Roumanie ? »
L'enfant ouvre enfin sa bouche et d'une voix sonore, qui tient plus du cri, il s'exclame : « Boulgêrie !», d'ailleurs, il ne cesse de répéter : « Boulgêrie ! Boulgêrie !» toujours sur le même ton.
Alors l'oncle, toujours souriant, les yeux fixés sur le petit, lui rétorque : « Bagarrer, tu veux te bagarrer ? »
Moi, je souris, amusée par le quiproquo. Et tout de suite après la honte monte en moi, je suis mal à l'aise comme si je venais de rire du malheur de quelqu'un.
L'enfant est empli de conviction et d'aplomb, il n'a d'enfant que l'apparence.
D'un coup, sans crier gare, il se dégage une place sur le banc, poussant l'oncle et la tante fermement, et sans aucune gêne il s'installe entre eux.
Ainsi, sous les regards noirs des hommes qui le scrutent, lui semble satisfait. Il se permet même de serrer la main de la tante, noblement et sans précipitation, comme un gentleman.
Je retiens mon souffle, car voilà qu'il me tend aussi sa petite main, tirant sur ses articulations pour me saluer, moi qui suis assise à l'autre extrémité du banc.
Je lâche à regret mon sac pour libérer ma main, et devant l'apparente bénignité de l'enfant, mon étonnement grandi. Qu'attend-t-il pour passer à l'action, et s'emparer de mon sac ?
Lui, continue ce qui ressemble de plus en plus à un show, il parade même, parlant dans sa langue, il semble nous défier.
Et voilà qu'il vient crier encore une fois et directement à l'oreille de l'oncle : « Boulgêrie !», fier et triomphant.
Alors à l'unanimité nous nous accordons à l'appeler Bulgarie, ce sobriquet lui va si bien. On rit en prononçant le nom du petit, qui s'enorgueillit toujours rien qu'à entendre prononcer ce mot.
Il est assis sur le banc le gamin des rues, bien sagement, les sandales en plastique pleines de terre, comme ses pieds et ses mains du reste.
Il est assis à la place qu'il s'est octroyé de force, le port altier, installé dans un silence furtif et réconfortant.
Près de lui, la tante caresse sa tête aux cheveux ras, doucement et de manière instinctive.
Cela se voit qu'elle a dû faire ce geste des centaines de fois, avec une dizaine de petits-enfants...
Son regard bienveillant est posé sur l'enfant, sur son front et sur ses yeux opaques.
En observant bien, on peut surprendre une lueur étrange passer dans les yeux de l'enfant. Il baisse légèrement la tête à plusieurs reprises, cela, contrairement au reste, il ne semble pas le contrôler.
Mais insensiblement cette lueur s'estompe, et il continue à baragouiner des mots dans sa langue natale avec le sourire aux lèvres.
Le sourire est d'ailleurs toujours pendu à ses lèvres, c'est comme s'il venait à chaque minute de gagner un trophée, dur à remporter, à la seule force de ses poings. Chaque mot et chaque regard s'accompagne de ce rictus que j'appelle sourire à défaut de trouver le vrai terme, qui ne me vient pas.
Pour nous, nous ne comprenons pas ce que raconte l'enfant, mais ce charabia nous est plaisant.
D'ailleurs l'enfant en lui-même est un sujet plaisant. On s'amuse avec lui.
C'est normal et naturel de s'amuser avec un enfant !
Lui qui se prend pour un grand, et qui regarde ces hommes de haut, ces hommes qui le poussent à parler, pour leur amusement...
Mais soudain le gamin se retourne, de l'autre côté de la rue, des femmes sont attroupées et assistent à un chargement de paquetages dans une camionnette.
L'enfant crie vers le groupe, cela ressemble plus à un signal qu'à un appel, car aucune réaction précise ne se manifeste dans le groupe.
L'enfant ne semble plus être seul, il peut donc s'en aller rejoindre les siens.
Cela tombe bien, le tram arrive.
Et nous on ne peut s'empêcher de penser : « cet interlude était certes plaisant, mais sur la durée, cela serait devenu pesant. Tout le monde y a trouvé son compte, c'est l'essentiel. »
En effet, le tram est là.
L'enfant se lève, et c'est comme s'il n'avait jamais occupé cette place, comme s'il n'avait jamais été là, parmi nous, en cette journée ensoleillée.
Il nous a déjà oublié le petit blondinet, comme nous-même on se presse de l'oublier.
Enfin, si j'écris cette histoire, l'histoire de celui qu'on a appelé Bulgarie par commodité, c'est parce que quoi que j'en dise, ce gamin m'a marqué.
Cette image que je voulais vous montrer n'est pas une image d'Epinal.
Ce n'est que celle d'un enfant, un gamin des rues, un pauvre diable.
Un petit blondinet à la peau burinée et aux yeux bleu, qui paraît déjà avoir vécu deux vies tellement son regard est rôdé et acéré. Ses yeux sont élimés et usés à force de faire semblant et à force d'imiter les grands.
Bulgarie, il est dans l'antichambre de l'innocence.
L'innocence et lui, cela fait deux, lui et elle ne se sont pas rencontrés assez longtemps pour qu'il en garde une trace durable.
La France est un beau pays, celui des droits et de la liberté.
Mais quelle liberté ? Celle d'avoir dix ans, de vivre en France, d'être déjà un baroudeur et d'apprendre son futur métier sur les bancs de la République.
Les bancs où les touristes attendent un instant, où les personnes âgées trouvent un moment de réconfort, ceux-là même où un enfant reçoit une caresse d'affection.
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Style : Nouvelle | Par Batoule | Voir tous ses textes | Visite : 698
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Commentaires :
pseudo : bijoucontemporain
ce texte fait poindre chez moi un sourire, ou un rictus je ne sais... Quel beau regard, merci pour ce tableau
pseudo : Batoule
Merci bijoucontemporain, déjà d'avoir lu ce long texte, et surtout ton commentaire cela m'encourage! Merci beaucoup
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