Comme une musique qui a trop longtemps attendu pour se taire, Comme une pluie qui n’en finirait jamais de baigner la terre, Comme une nuit infinie percée par la lampe rouge de l’amour viscéral, Comme… ce spleen me fait mal !
Blues au rythme lancinant et funèbre dans lequel l’homme a noyé sa défroque. Il a vidé son verre d’alcool pour oublier la femme, celle-là qui danse seule au milieu de la piste déserte et qui attend, dans la moiteur lourde aux senteurs âcres des bordels de partout. Elle espère une main fraîche qui la soulagerait de son désir jusqu’à ce qu’elle oublie, enfin, le remords de sa solitude.
AMBIANCE
Bruits de bocks qui s’entrechoquent, brouhaha des conversations soûlographes, de la musique ne cessant pas de se plaindre. Pareils à la femme, les verres vides patientent, gueule béante, d’être à nouveau remplis. Des paroles s’envolent sans autre signification que de rassurer. Des danses langoureuses succèdent aux cris sauvages de désespoir jetés d’un mur à l’autre pour se perdre dans un baiser fiévreux.
Là-bas, sur l’estrade, les musiciens font l’amour avec leurs instruments. Chatouilles sur une guitare pleureuse. Caresses désabusées sur un piano désincarné. Gémissements d’un saxo déchiré. Martèlements irrévérencieux d’une batterie au cœur lourd et grave.
TRANSE
De la sueur dans les yeux, des cheveux dans la bouche et un brouillard… rouge dans le kaléidoscope duquel émergent, indistinctement, un bras levé, un trémolo, un accord, un roulement, des lèvres, des seins, une jambe, des mecs paumés, des nanas à la ramasse et, surtout, des cœurs voilés et des paroles, des tas de paroles chuchotées, murmurées, dites, criées, gueulées, hurlées, braillées.
Chacun, en ébullition, vit dans un chaudron porté à deux mille degrés d’intensité. Les corps fondent puis trépassent dans un acte défendu ne parvenant jamais à son terme. La musique traque les sens affolés. Plus qu’une drogue, le batteur distille sa folie cadencée pour mieux illuminer le spasme de séparation. Dans la voix du chanteur, blasé ou perverti, transparaissent les odeurs d’alcools prohibés, le sel des amours étranges, l’innocence retrouvée dans les paradis artificiels inconnus.
LE TEMPS AVANCE
Plus il s’écoule, plus il semble suspendu et plus la vie fardée s’extériorise en se traduisant dans des gestes à peine esquissés et des débordements indomptés. La réalité s’estompe. Les idées sombrent dans l’animalité humaine. Les notes, fugaces, percent de leur harmonie aiguë les esprits pour les dérouter vers l’inconcevable.
Les visions se multiplient et s’étendent comme des mains aux doigts écartés. Des regards invincibles lacèrent les vêtements. Délire d’un paroxysme reconquis dans la vibration des nerfs tendus. Les corps se mêlent, se choquent, se déchirent, s’embrassent, roulent d’une banquette de cuir souillé au sol froid, si pleins d’eux-mêmes que tout devient permis.
Et les musiciens augmentent le son des amplificateurs au point de les transformer en monstres éructant que l’on a envie de prendre dans ses bras, de serrer contre son cœur, d’aimer de toutes les fibres de sa chair. On voudrait être prisonnier de leurs tentacules pour souffrir pour et par eux.
Et les musiciens exacerbent la démence pour détruire l’homme et la femme afin de créer un hybride mythique se défoliant dans des rapports incertains.
Et les musiciens observent tout, en s’amusant, mais ne vivent réellement que par cette musique déjantée que leurs instruments dégobillent derrière leurs voix éraillées par la douleur.
Et les musiciens n’en finissent pas de mourir et de renaître aux feux des notes génitrices d’une passion amoureuse et créatrice.
Et les musiciens, dans leur havre de paix, dégoûtés d’eux-mêmes et des autres, observent curieusement ces danseurs, ces noceurs, ces putains, ces ratés, tous ces machins et ces choses qu’ils utilisent comme des inspirateurs à leurs créations.
SILENCE
Les voilà tous figés, statues au blanc visage, au corps démembré, exténués, morts… peut-être.
Musique ! Encore ?
Rythme doux et lancinant. Les corps se frôlent pour mieux se fondre en une masse informe. Les silhouettes gondolent dans le brouillard violacé. Les uns et les autres vivent en quelques secondes plus qu’ils ne vivront jamais en dix existences. Ils aiment le temps d’une note plus qu’ils ne sauront jamais aimer ou croiront le pouvoir. Ils n’en sont pas conscients. Dédoublés, un autre être vit en eux qui, dégagé des contraintes humaines, se dérobe aux normes sociétaires.
Vibrato…
Dépassés, ils pleurent sans savoir pourquoi. Sur qui ou sur quoi ? Personne n’en sait rien. Ils pleurent, simplement, sur eux peut-être ou… sur rien ou encore, plus sûrement, sur les malheurs du héros de cette complainte dont ils partagent la douleur dans leur subconscient. Demain, le souvenir se déroulera comme un film qu’ils ne comprendront plus.
Les paroles deviennent inutiles. Seule compte la mélodie et ces voix qui harcèlent les tympans fermés à toute autre réalité. Bal de fantômes ! Plus rien venant de l’extérieur ne les touche. Tout vient du dedans, des tripes. Plus d’homme ni de femme, seulement des musiques par lesquelles ils vivent, transportés au-delà d’eux-mêmes.
Si les musiciens arrêtaient de jouer, ils sont persuadés mourir en tombant dans un néant d’où ils n’émergeraient plus. Ils vivent déjà une sorte d’extase en vase clos. Elle les extermine dans une fureur tellement violente qu’elle exacerbe leurs sens jusqu’à l’ivresse absolue. Excitation ! Dehors, le monde de la rue est trop difficile, il faut l’oublier même si après…
Alors, ils se droguent à la musique devenue la cocaïne du pauvre à qui il est permis, parfois, de poser un pied sur le premier échelon de l’oubli. Après n’a plus d’importance. Après n’existe plus. Seul compte l’instant présent avec cette musique abattant tous les tabous !
Musique transcendantale offerte par des musiciens ne ressentant rien d’autre sinon l’impérieux besoin de transmuter le désir humain afin qu’il extériorise ses fantasmes les plus extrêmes, les plus secrets traduits par des excès destructeurs laissant le corps rompu et l’âme corrompue.
Ivres eux aussi, les musiciens claqueront les valises de leurs instruments, voileront leur voix et s’abandonneront à un amour de petit matin gris. Ils poursuivront leur route et parachèveront leur œuvre sur la chair jeune et ferme d’une fille rendue folle par leur indifférence. Ils prendront ses baisers comme une obole due, sans rien donner. Ils ne peuvent pas. Même pas égoïstes ! Ils ne s’appartiennent pas. Ils incarnent la MUSIQUE ! ! !
Transformés en idoles, ils fouleront des pieds le désespoir de la femme abandonnée. Jamais elle n’a de visage. Elle représente juste un cul, réceptacle des instincts primitifs dont ils doivent se débarrasser pour n’être plus que… MUSIQUE ! ! !
Leur silence laisse le public démuni mais ils s’en foutent. Personne n’a d’importance, surtout pas eux.
Ils prennent, volent, violent mais pas pour eux, uniquement pour alimenter leur MUSIQUE ! ! !
DEMENCE
Musiciens chiens, chauve-souris, diables et dieux
Musiciens révélateurs
Musiciens électricité
Musiciens instruments
Musiciens orchestre
Vivre, toujours entre deux notes, comme le pochard entre deux vins.
Musiciens… hommes ?
Texte tiré du recueil Nouvelles ARTISTIQUES
MARQUÈS Gilbert
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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 547
Coup de cœur : 12 / Technique : 8
Commentaires :
pseudo : Iloa
Ha oui...Une ambiance chaude que j'adore. Bravo !
pseudo : BAMBE
Un texte à effet Poppers, des flashs qui jaillissent des mots pour nous happer le coeur, c'est énorme. Bravo
pseudo : MARQUES Gilbert
Merci, Iloa ! L'ambiance est chaude effectivement et expérience vécue... Bonjour, Bambe, toujours aussi inconditionnelle. Ce texte est violent. Je t'en propose un nouveau, beaucoup plus tendre, différent.
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