Ce n'était pas qu'à son âge - 83 ans - , Madame Reptiness devait encore plaire, ni qu'elle avait encore tous ses esprits au point de prendre quelque peu soin de sa personne, mais c'était surtout une habitude qui devait remonter à la nuit des temps, et, chacun le sait, les habitudes des vieilles personnes, c'est quelque chose qu'on ne peut leur enlever.
Toutes les semaines, en fait tous les samedis à la même heure, Madame Reptiness allait se faire coiffer. Toutes les semaines, sans exception ! Qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, qu'il fasse une température à tomber raide mort, ou encore que ça soit férié, Madame Reptiness allait tous les samedis chez le coiffeur pour sa couleur et sa mise en plis.
Deux fois seulement elle n'avait pu y aller.
Une toute première fois, c'était au début des années septante, lorsqu'elle s'était vraiment sentie mal à cause de sa ménopause tardive, la seconde, en 1991, lorsque les transports en commun entrèrent en grève et que tous les taxis, ce jour là, étaient indisponibles.
Autrement, tous les samedis, 52 fois par an, tous les ans, depuis plus de 60 ans, Madame Reptiness se rendait chez le coiffeur à 10h00 précises le matin. 60 ans, à raison de 52 mises en plis l'an, cela lui faisait plus de trois mille mises en plis. 3000 fois où elle s'était assise, tranquille, bien à l'aise, décontractée et sereine sous le casque à chaleur diffusée.
A une époque, qu'on appelait erronément celle du progrès, elle avait connu les appareils à lampes qui étaient destinés à remplacer le bon vieux casque, mais elle était finalement retournée vers cet instrument, et ce, principalement parce qu'une fois sous le casque, elle pouvait s'endormir au son de la soufflerie.
Rêver sous le casque ! C'était là une joie ineffable, irremplaçable et bienfaitrice, qui la mettait de bonne humeur et qui, quelque part, la ravigotait pour tout le restant de la semaine.
Dix-sept, dont 9 décédés, c'était le nombre de coiffeurs différents qu'elle avait connus.
Une seule fois elle avait essayé une coiffeuse, mais il n'y avait rien à faire, elle préférait, et de loin, les coiffeurs de sexe masculin.
Ce samedi là, comme d'ordinaire, Madame Reptiness se rendit chez Angelo pour sa mise en plis hebdomadaire. Cela faisait maintenant plus de 7 ans qu'elle fréquentait le salon d'Angelo, qui la recevait même lorsqu'il prenait ses vacances annuelles, et cela faisait 7 ans qu'elle était satisfaite. 7 ans, presque autant de hausse de tarifs, 7 ans, 364 magasines qu'elle avait ouverts, feuilletés durant quelques pages et 364 fois qu'elle avait piqué un p'tit roupillon sous le casque.
Parce que c'était presque un réflexe. A peine la douce chaleur de l'air pulsé lui ronronnait-il aux tympans en l'assourdissant davantage encore, qu'elle sombrait, en piquant du nez, derrière une revue quelconque, dans un sommeil profond et réparateur.
Et cette fois là, sans déroger à son habitude, Madame Reptiness, camouflée de bigoudis affriolants, s'était installée dans le moelleux fauteuil de chez Angelo, juste à la place numérotée 3, sous le casque qu'elle avait choisi 7 ans plus tôt et qu'elle n'avait jamais quitté.
De fait, Madame Reptiness, sous ses abords de cliente difficile, ne l'était pas plus qu'une autre. Une fois qu'elle était sous le casque, elle fichait une paix royale au coiffeur, qui pouvait dès lors se consacrer, corps et âme, aux autres clientes.
Ce samedi 14 mars, Angelo jeta un œil à Madame Reptiness, qui ronflait presque aussi fort que la soufflerie puissante du casque. Comme elle dormait à poings fermés, il vérifia le thermostat et puis, il empoigna ses ciseaux pour régler le compte à la tignasse rebelle d'une jeune fille avec une tête de lionne.
Si beaucoup de femmes aiment se faire coiffer, c'est principalement parce qu'elles aiment plaire et nécessitent d'être coquettes, mais c'est également parce que c'est, à chaque fois, une occasion pour sortir de chez elle et aller aux nouvelles.
C'est dément !
Quand elles sont entre elles, les femmes ont un tas de choses à se raconter et à s'apprendre. Il y a tout d'abord, par exemple, la question santé. Les p'tits bobos, les règles douloureuses qui vont de paire avec les bimensuelles indispositions, la ménopause difficile, l'arthrite, les rhumatismes, les migraines, les maux de dos, les maux de partout, et enfin les problèmes sexuels.
Ensuite, elles discutent - en baissant le ton -, de leur mari, ou de leurs amants et autres petits amis.
Et enfin, elles critiquent.
Les femmes, de tous âges, critiquent au sujet de tout !
Elle discutent, piaillent et médisent des conditions climatiques, de la vie qui coûte cher, de la fainéantise des hommes et de leurs défauts multiples, en passant par les cas malheureux des morts, des malades, des handicapés, sans oublier leurs copines à qui elles découvrent tous les travers possibles.
Et le coiffeur dans tout ça ?
Et bien le coiffeur, c'est comme s'il n'existait pas !
Il est là, il écoute en témoin privilégié, il donne parfois son avis quand elles le lui demandent, mais ça ne compte pas vraiment, c'est comme s'il faisait partie des meubles, du décor, sans importance quoi !
Alors, ce samedi là, Madame Reptiness, bien calée sous son casque, on l'oublia !
Et ce ne fut vraiment pas de chance, parce que ce samedi là, ce fut précisément le jour où la minuterie du casque décida de tomber en panne...
Angelo maniait la brosse et le sèche-cheveux. Deux apprenties, ainsi qu'une ouvrière, s'affairaient à shampouiner et à sécher la basse-cour jasant à tors et à travers, tandis que doucement, Madame Reptiness commençait à griller sous le casque, sans que personne n'y prenne attention.
A 83 ans, quand on dort, c'est comme une espèce de coma profond ! Il peut arriver n'importe quoi, quasi rien ne peut réveiller une vieille personne qui dort et encore moins une vieille planquée à l'aise, bien au chaud, sous le casque à Angelo.
La minuterie était arrivée à son terme, mais le déclencheur n'avait pas fonctionné, le courant électrique ne s'était pas coupé, alimentant toujours le casque, qui se transforma en toasteur.
Les cheveux de Madame Reptiness, enroulés sur bigoudis, commencèrent par sécher.
Une fois qu'ils furent bien secs, ils se mirent à durcir en crépitant légèrement. Quelques rougeurs apparurent sur le crâne ridé de Madame Reptiness, qui avait chaud, très chaud, mais qui, comme toutes les personnes de son âge, aimait par dessus tout la chaleur, si bien qu'elle ne se réveilla pas. Pas tout de suite ...
Les vieilles gens aiment avoir chaud, elles affectionnent tout particulièrement la chaleur et c'est bien simple, chez elles, il fait toujours étouffant parce qu'en dessous de 30°C, elles ne se sentent pas bien !
Les premiers bigoudis, ceux du haut, les petits pour les boucles tenaces, commencèrent à fondre. Doucement, mais inexorablement ! Une odeur de kératine s'ensuivit immédiatement, mais tout le monde présent ce samedi là dans le salon d'Angelo, ne s'aperçut de rien, tant les odeurs de permanentes, de laque, de fixatifs et autres parfums, embaumaient l'atmosphère sereine des lieux.
Ce qui arriva à Madame Reptiness se produisit sans doute aussi à cause des bigoudis. Comme les rouleaux en métal avaient disparu au profit de ceux en matière synthétique, Madame Reptiness ne ressentit pas immédiatement les effets dévastateurs de la chaleur excessive et des brûlures, parce que les bigoudis qu'Angelo lui avait enroulés, étaient fabriqués d'un plastique qui fondait bien avant de prendre réellement feu.
Par touffes entières - en fait, par mèches embobinées -, les cheveux de Madame Reptiness s'amalgamèrent par paquets poisseux et filasses, tandis que cette fois, de grosses gouttes de transpiration ruisselaient le long de ses joues empourprées, presque violettes.
Le cuir chevelu, plus vulnérable, commença à chauffer sérieusement, mais Madame Reptiness, qui devait sans doute rêver de vacances au soleil ou des feux de l'enfer, ne s'éveilla pas encore.
Angelo jeta un coup d'œil à la chaise n°3, tout lui sembla normal, tandis que, de ses doigts experts, il taillait une frange à une dame qui flairait de la bouche. Bien entendu, il s'étonna du temps que mettait la minuterie pour sonner, mais, pressé d'en finir avec la cliente qu'il coiffait, il ne pensa pas à vérifier l'heure sur la grosse horloge murale du salon. Alors, il continua en oubliant définitivement Madame Reptiness et en se fiant surtout sur le déclencheur de la minuterie qui ne devait, en principe, plus tarder à l'avertir.
La peau violacée du crâne de la malheureuse se ratatina lentement. Quelques cloques se formèrent çà et là, et Madame Reptiness, bien qu'elle s'était mise à remuer sensiblement, ne s'éveilla toujours pas.
Une légère fumée presque invisible s'échappa de dessous le casque et une exécrable odeur se diffusa aux alentours.
La peau des tempes de Madame Reptiness se froissa en se transformant en d'immondes plaques grotesques et purulentes, ses oreilles, qui ne lui servaient à plus grand chose d'autre qu'à maintenir ses lunettes en place, se collèrent littéralement à sa tête, se greffant littéralement aux branches de ses lunettes aux verres embués.
Madame Reptiness, à un moment donné, ouvrit un œil glauque, à la recherche d'Angelo, mais comme elle aperçut vaguement celui ci à quelques mètres à peine, elle décolla ses épaules en transpiration du fauteuil ergonomique, pour replonger aussitôt dans ses rêves torrides.
Une grosse goutte, pareille à une larve, tomba des branches de ses lunettes, brûlant la cape dont Angelo avait habillé Madame Reptiness. Un gros trou noir aux bords bruns naquit d'emblée au niveau de la clavicule de la pauvre vieille dame.
Mais personne ne vit toujours rien !
Ce n'est que lorsqu'elle commença à réellement avoir trop chaud que Madame Reptiness réagit. Tout d'abord, elle voulut ouvrir les yeux, mais, sans qu'elle ne sache pourquoi, elle ne put soulever ses paupières, définitivement soudées les unes aux autres. Quand elle voulut parler, Madame Reptiness eut l'impression que dans sa bouche pâteuse, sa langue fut vraiment trop sèche. Aucun son ne sortit !
Elle leva une main, en reconnaissance, juste pour s'essuyer le front et se masser les sourcils qui semblaient tambouriner dans sa tête comme si la pire de toutes les migraines l'assaillait instantanément, mais lorsque ses vieux doigts pleins d'arthrite se brûlèrent au métal rougi de ses lunettes, elle abandonna cette idée et essaya de se lever d'une traite.
Mais, à 83 ans, on ne s'extirpe pas ainsi d'un fauteuil moelleux, bas et profond.
Une stagiaire, à qui une cliente satisfaite refilait discrètement un pourboire - une fois n'était pas coutume - aperçut effectivement la vieille dame qui remuait anormalement, mais elle fut distraite par l'appât du gain et, en glissant l'argent dans la poche de ses jeans tout en remerciant la dame généreuse, elle oublia aussitôt la malheureuse Madame Reptiness, et ce définitivement !
Mais, de toutes manières, c'était déjà trop tard !
Beaucoup trop tard.
La cape de nylon de la bonne Madame Reptiness était une cape ordinaire, c'était une cape de nylon, et comme chacun le sait, le nylon est une matière pratique et facile d'entretien, c'est aussi une texture, qui une fois qu'elle s'enflamme, a la propriété de ne plus pouvoir s'éteindre.
Tout alla très vite ensuite.
Madame Reptiness eut beau se débattre pour tenter de s'extraire du fauteuil, elle n'y parvint pas ! Alors, la fameuse cape de nylon enveloppant ses épaules, prit feu dune traite.
Sans bruit, pratiquement sans fumée, la cape, comme si elle avait préalablement été imbibée de pétrole, s'enflamma en se recroquevillant. Ce n'est qu'à cet instant précis que la pauvre Madame Reptiness réussit à hurler en beuglant à la mort.
Une cliente, surprise, cria également, Angelo en laissa tomber le sèche-cheveux qu'il tenait en main, une stagiaire recula en se mordant les doigts, et Madame Reptiness se transforma en torche humaine. Sa tête avait disparu dans une gerbe de flammes hirsutes et pourléchantes, ses bras, à la peau flasque, étaient devenus d'immondes choses noirâtres qui fumaient de partout, et le casque, qui étrangement ne s'arrêta pas, ressembla à une cheminée de haut-fourneau, crachant une noire et épaisse fumée qui empestait le brûlé, le nylon, la kératine et la chair cuite...
Après l'effet de surprise, chacun avait réagi. Angelo s'était précipité vers Madame Reptiness, il avait voulu l'aider, mais effrayé par la chaleur vive qui le repoussa, il ne put s'approcher davantage de la malheureuse.
Une cliente s'évanouit, une stagiaire s'enfuit au dehors, l'ouvrière alla se blottir dans le coin du salon, se couvrant les yeux de ses mains tremblantes.
Quand finalement les secours, avertis par on ne sait qui, arrivèrent sur place, Madame Reptiness, ou du moins ce qu'il restait de son cadavre calciné, était bel et bien morte.
C'était la dernière fois que Madame Reptiness alla se coiffer chez Angelo.
C'était la dernière boucle d'une vie bien remplie !
FIN.
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Commentaires :
pseudo : Mignardise 974
très glauque mais j'avoue que ça me plait bien =) cdc
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