« J’ai besoin de votre aide » me dit-il. « L’homme sur le tableau c’était un ami du couple qui vivait ici. Il venait souvent, la joie et le bonheur régnaient dans cette maison. » Un piano à queue, vestige de cette époque glorieuse trône auprès du vieil homme comme dans une vision. « Oh oui, il y avait de fêtes grandioses et tous les notables du pays y étaient invités. La femme se prénommait Magdalena mais tout le monde l’appelait Magda, le mari c’était John et lui, l’ami, c’était Joseph. Il préférait se faire appeler Joe, cela sonnait bien moins distingué mais il lui était tout simplement plus agréable et facile à entendre, surtout des lèvres délicates de Magda. Votre présence me réjouit, vous êtes une vieille âme avec un don exceptionnel, celui de soigner et de guérir les âmes en peine. Il m’est si pénible de voir celle de Magda et de Joe, errer séparément dans la pénombre et le vide sans aucune chance de se réconcilier. »

Une vieille âme, un don, guérir… Je comprends maintenant sans comprendre vraiment pourquoi tout m’était si familier. Sans se soucier de mes interrogations qu’il semble avoir perçues sans qu’aucun mot ne franchisse mes lèvres, il reprend le récit. « John s’absentait souvent pour ses affaires, laissant Magda et ses trois enfants aux bons soins de leur servante. Joe venait leur rendre visite pendant les séjours à l’étranger de son ami. Il devint peu à peu le confident de Magda sans toutefois lui avouer qu’il s’était épris d’elle. Il ne pouvait pas lui parler de ses sentiments, son sens de l’honneur et sa loyauté envers son meilleur ami le lui interdisaient. Et un grand malheur endeuilla la paisible maisonnée. Le plus jeune fils décéda subitement, Magda sombra petit à petit, le cœur rongé par le chagrin, dans l’isolement de sa chambre pendant des jours et des jours en refusant d’ouvrir la porte même à son ami de toujours. Un jour pourtant, la servante croyant bien faire, laissa Joe entrer dans le sinistre refuge de sa belle. Dans un dernier espoir, il lui ouvrit son cœur mais Magda le chassa de la maison et il n’y reviendra plus pendant de longues années.

Le mari ne reconnaît plus dans cette femme prématurément vieillie, toujours habillée de sombre et au regard éteint, la belle jeune femme qu’il courtisait autrefois. Le fossé se creusait de plus en plus entre eux. Il s’absentait de plus en plus fréquemment et de plus en plus longtemps. Il ne supportait plus cette grande maison triste et monotone. Un jour cependant, alors qu’il rentrait d’un long voyage aux Indes, il déclara qu’il ne repartirait plus tout en distribuant, tranquillement, des cadeaux insolites à ses enfants. Il n’avait rien dit ce jour là, mais il était atteint d’un mal étrange et incurable qu’il avait contracté dans ses contrées lointaines. Magda, en épouse dévouée, le soigna du mieux qu’elle pu. Mais rien n’y fît, le mal sournois s’était installé en lui et le rongeait depuis plusieurs mois. Il l’emporta en peu de temps. L’enterrement se fit sous une pluie battante et des rafales de vent, aucune parole, aucune expression sur le visage, aucune larme non plus, elle était là, devant la tombe de son mari, froide et absente, seule son âme avait repéré la vision éphémère de la silhouette d’un ancien ami au loin.

Et c’est lui, Joe, qui revint dans la maison, un an plus tard, jouant le rôle de père pour les enfants devenus adolescents maintenant. Malgré toutes ces années, leur amitié était restée intacte. Mais lorsqu’il lui demanda de lui accorder sa main, elle refusa catégoriquement. Ce que Joe ignorait c’est qu’elle s’interdisait d’aimer pour ne plus souffrir et ne plus faire souffrir. Elle se savait atteinte du même mal que son mari et sentais que sa fin était proche. Elle voulait bien lui accorder son amitié, mais pas plus. Un dimanche matin, alors qu’ils se promenaient dans le jardin, Magda eut un malaise, Joe la rattrapa dans ses bras. Elle murmurait des mots incompréhensibles, il approcha son oreille de sa bouche et recueillit son dernier souffle. Il n’avait pas compris, il n’avait pas compris. La servante témoin de la scène pria les enfants de rentrer dans la maison. Ils entendirent tous les trois, les cris déchirants de Joe submergé par la douleur. Peu de temps après, il mourut de chagrin. »

Des larmes mouillent les yeux du petit vieux, les miens aussi. De sa voix brisée, il me demande alors de les appeler. Je ferme les yeux et me concentre. Je redessine leurs visages dans ma tête et je les invite à se présenter devant nous. Une sensation étrange m’envahit, j’ai des frissons. Plus beau que jamais, Joe apparaît en premier, entouré d’une lumière blanche éblouissante, puis c’est au tour de Magda de faire son apparition. Belle comme autrefois dans sa jolie robe immaculée, toute souriante, elle me regarde des larmes de bonheur et de gratitude dans les yeux. Sans dire un mot, elle se tourne vers lui, et, avec une tendresse indéfinissable le prend dans ses bras. C’est enlacés qu’ils disparaissent à notre vue au fur et à mesure que le halo lumineux perd de son intensité.

« Ils sont partis ensemble, enfin. » Plus aucun bruit, seul mon souffle qui se calme peu à peu, je regarde le visage paisible et heureux de Sir Mac Lean. Il me sourit et je lui souris aussi. Une dernière fois, je jette un coup d’œil au portrait et, comme je l’avais pressenti, en me retournant, je trouve le fauteuil vide. Encore bouleversée, je me dirige vers la sortie lorsque j’entends  « Maintenant, elle est à toi, la maison ».