D’un langoureux mouvement de ses mains translucides, la mer Méditerranée déposa lentement ses doigts délicats et houleux sur la peau brûlante des rivages du Grand-Port et du port d’Eunostos. Après avoir observé avec avidité le plaisir charnel de ces corps luisants et lascifs, le Phare d’Alexandrie, dans lequel une ardente et bouillante sève ne cessait de s’élever, tourna son regard brillant vers le sud. Là, ébloui par le scintillement intense du faste festoyant, il vit s’allonger avec érotisme la Cité bondée de monde le long de la côte, chaque être étant une vague qui aurait caressé cet océan de pierres et de briques. De partout explosaient les verts subtils et variés des jardins privés et publics. Des verts dont les éclats chatoyants ne portaient cependant pas ombrage aux teintes classiques des divers monuments et bâtiments allongés sur les draps de la ville. Alors que la rigide colonne de Dioclétien ne cessait de s’enfoncer encore plus profondément dans la chair des cieux, c’est aux tréfonds des entrailles de la terre que le corridor humide et ténébreux du Sôma menait à la dépouille d’Alexandre le Grand. Plus loin, les formes généreuses du Sérapéum rivalisaient avec la grâce charmante du temple d’Isis. Par delà le soyeux épiderme blanc de l’amphithéâtre aux colonnes érigées de granit rouge et marbre vert, se lovaient les lignes lascives de la Grande Bibliothèque aux centaines de milliers d’ouvrages. Forêt touffue et profonde de papyrus salaces et sacrés scellés de secrets. Des secrets gravés dont tous les mots magiques entrelacés jouissaient en une étreinte éternelle et passionnelle. Mais il n’y avait pas de mots pour décrire l’amour que j’éprouvais pour toi… ma cité aux lumières nocturnes incandescentes.
Par le pinceau délicat de mes rêves je peignais la toile fragile du firmament d’un bleu azur léger, lorsque deux oiseaux à tête humaine, enveloppés d’un fin plumage coruscant, volant serrés l’un contre l’autre, apparurent sans crier gare. Ils flottèrent longtemps dans l’océan céleste, une éternité. Le battement souple de leurs ailes fit naître une onde mystérieuse qui crût imperceptiblement et se répandit dans l’espace environnant. Elle s’approcha progressivement du sol tout en se transformant en une brise fraîche et douce. La brise lécha alors avec une tendresse infinie la surface veloutée des feuilles de ce sycomore à l’ombre kaléidoscopique duquel je me trouvais allongé. J’étais recroquevillé sur moi-même, non pas en signe de souffrance mais en celui de naissance. Ma tête reposait sur l’oreiller molletonneux de l’herbe et de mon visage émanait un sourire irradiant. Blotti entre mes bras, ma petite chatte à la fourrure ramesside, Bastet, ronronnait tranquillement, tel le chuchotement d’une rivière sous la câlinerie roussâtre de l’aube. Je dormais. Loin de la réalité extérieure, une histoire mystérieuse allait bientôt se conter dans l’univers de mes songes. Mes yeux intérieurs étaient pourtant exorbités : j’avais peur. Peur que le rêve ne se fît cauchemar, peur qu’y régnassent silence et absence, peur que ne m’y envahissent frayeurs et fureurs. Mais, à l’horizon des sons, je perçus le faible bruissement liquide d’une voix amie, d’une voix aimée qui m’émut et me mit en confiance. De l’eau se répandit autour de moi, me submergea, me plongea dans les abysses de l’émoi. Et le courant m’emporta, me transporta en barque le long du Nil, me fit partir en voyage de la côte septentrionale de mes affres à la côte méridionale de l’amour. La croisière onirique débuta…
Le clapotis régulier des flots, le chant des herbes sauvages, le claquement des voiles au vent, tant de bruits si familiers qui donnaient âme à Memphis. A l’ouest du Nil, à l’embouchure du port principal de la ville − la Balance des Deux-Terres −, les bateaux de toutes tailles se croisaient dans le fracas des voix des pêcheurs se hélant comme s’ils étaient déjà éloignés les uns des autres par des centaines de coudées. Mais j’étais sourd aux événements du dehors, n’écoutant que cette étrange clameur qui résonnait en moi, tel un appel au secours ne trouvant d’écho que dans le vide. La brume matinale avait recouvert mes yeux d’une rosée mélancolique, l’émoi du manque de toi qui suintait. Mes larmes se firent flots furibonds qui se heurtèrent au barrage de l’enceinte de la ville, mur gigantesque qui cachait à ma vue ses trésors urbains. Je ne voyais pas, je devinais. Les demeures splendides des nobles jetaient leurs feux de chaux sur les parois de l’ancien palais où avaient vécu les rois de jadis. Sous le regard dur mais aimant des colosses, le pylône de Ramsès II trônait sur la cité tout en protégeant le temple de Ptah des pics acérés du soleil. La foule était vie ici, mais régnait la mort là-bas. Là-bas, juste à côté, dans le désert de Saqqarah. Les mastabas et tombeaux à la pointe effilée des Pharaons jetaient un voile funèbre sur l’Egypte. Ainsi était mon cœur : hypogée amoureux, glas de toi. Et mon cœur s’envola puis se dirigea un peu plus au nord, vers le plateau de Gizeh. Là encore, sous la protection du sphinx, gardien impitoyable de la nécropole, se dressaient dans l’éternité les splendides pyramides de Khéops, Khephren et Mykérinos dont le revêtement calcaire lisse illuminait le paysage de leurs éclats d’éternité. Mon cœur abandonné s’échoua ici.
J’étais seul. Si seul. Sans toi. Plus de moi. Par delà la frontière de mes pleurs, j’entrevis le Nil, au limon fertilisant, dont la teinte d’amazonite se reflétait sur les nuances feldspath de la végétation luxuriante ambiante. Le ciel couchant, qui reluisait sur le miroir du Grand Fleuve comme du lapis-lazuli, recouvrit de son drap le lit de la nature en contrebas. Dans ce nappage bleu-foncé, coulait lentement Rê mourant ; ses rayons de sang fondirent sur les trois pyramidions en or, leur couleur se fit cornaline. Mes cheveux secs battus par le vent violent, le visage recouvert d’une poussière épaisse, mes yeux aveuglés par une tempête de sable, ma bouche asséchée par la chaleur, je marchais avec peine dans le désert de ma nostalgie. Alors que je chancelais sous le poids de la fatigue, je vis une dune étrange au beau milieu de cet univers uniforme. Pourquoi attira-t-elle mon attention ? Un pressentiment ? Probablement. C’est alors que le vent violent se jeta soudainement sur cette dune et en balaya d’une volée la couche supérieure de sable. Un monument apparut. C’était un signe. C’était une lettre. C’était un M. Bien au-delà de moi, très loin à l’arrière de ce monument, Rê jeta ses derniers rais sur la terre avant de s’endormir. La faible lumière traversa le désert et finit par heurter le dos du M. L’ombre qui en naquit se porta sur le sol et s’acheva à mes pieds. Ce fut là, sur l’ardoise du sable, que mes yeux étonnés purent déchiffrer la lettre W. Tout à coup, le monument s’effondra en mille particules d’oubli, ne resta plus qu’un gouffre sans fond. Je m’approchai. Alors que mes prunelles embrumées plongeaient dans l’abime insondable, une goutte d’eau salée se créa sur mon œil droit avant de s’en échapper. Elle tomba délicatement dans le trou noir. Un tremblement de terre se produisit brusquement, un vacarme assourdissant rugit au sein de la terre et… sans que je ne comprisse jamais ni comment ni pourquoi, une rose des sables germa, poussa et se dressa fièrement devant moi. Elle était avec moi.
Et dans cette contrée où l’eau vaut plus que l’or, et dans cette chaleur torride qui étouffe les êtres en souffrance, et dans ce désert aride qui pleure l’éloignement du Nil fécond… il se mit à pleuvoir. Une pluie fine et douce, une pluie fraîche et revigorante, une pluie de renouveau et de rappel. L’eau pénétra dans le cœur de la rose dont les pétales s’écartèrent brusquement. De son antre en sortit une forme étrange qui crût rapidement. La forme se fit humaine. Ce fut une femme. C’était une femme. Le galbe de son corps était une louange en ronde-bosse à la beauté, la pâleur de sa peau rappelait la nuance diaphane et poétique de l’aurore, ses yeux ressemblaient à un système stellaire dont les prunelles auraient été soleils éclatants et les iris planètes de vie, sa chevelure était un Nil cuivré dont la cataracte sauvage chutait avec ravissement sur son cou luisant. Elle ne portait pour tout vêtement qu’une longue et fine robe de lin transparente, au décolleté fortement prononcé, qui épousait ses formes exquises. Sur sa tête, un diadème orné de l’astre solaire ceinturé de deux cornes de vaches ; sur sa poitrine presque nue, un pectoral en or serti d’un oudjat ; dans sa main gauche, le symbole ankh, bien serré. Elle me fixa de son regard intense et me tendit la main droite. Mes yeux jusqu’alors plongés dans le vide ricochèrent sur les siens, et ma solitude se dissipa dans l’émoi d’elle ; la paume de ma main asséchée, aux crevasses profondes, se fondit dans la sienne, et de mon manque d’amour ne subsista que l’émoi en elle. Telle la déesse Maât, elle se pencha et ramassa sur le sable les quarante-deux éclats de mon cœur brisé qu’elle réunit à nouveau à l’instar des nomes de l’Egypte. Je retrouvai l’équilibre, je fus paix retrouvée. Dans la torpeur de la fixité, elle s’approcha de moi en flottant sur le sable. Elle m’enlaça juste avant qu’une brise ne se levât et nous emporta délicatement dans un tourbillon sensuel. Dans mes bras, elle devint la fiancée du vent ; dans ses bras, je divins, effacée mon errance ; dans nos bras, nous parcourûmes l’espace et le temps et atteignîmes les champs d’Ialou, la terre de notre félicité. Nous devînmes ainsi dieux à notre tour. Je me fis Thot, inventeur du langage et de l’écriture, maître des scribes. Je me saisis alors de mon fin calame et, après en avoir trempé la pointe dans l’encre rouge de mon sang et l’encre noire de mes ténèbres intérieures, je me mis à tracer des lettres magiques sur le papyrus fragile de nos vies. Mes mots vernaculaires se firent formules ésotériques compréhensibles seulement de nous deux. Je pris l’apparence d’un peintre du verbe dont le pinceau caressait sa toile avec les couleurs issues d’une palette frémissante d’émois. Quant à elle, elle devint Hathor, maîtresse des festivités et Maîtresse des amours. Son cœur se mit à battre la chamade et une rythmique endiablée se répandit dans l’espace, elle ouvrit sa bouche et son soupir se fit mélodie lyrique qui enivra la nature. Mon mot se mêla alors à sa musique. Ce fut un ensemble, ce fut un tout, ce fut notre univers, ce fut nous.
Nous. Nos âmes. Nous nous aimâmes. Là sur le Nil. Nous voguâmes ainsi, enlacés dans la pénombre veloutée de nos regrets, sur le radeau fragile de nos sentiments exacerbés, durant un temps figé au cours duquel nous subîmes le châtiment endiablé des vents violents, éclairs éclatants et courants courroucés. Mais les éléments furibonds n’eurent pas raison de nous, et, nous, nous naviguâmes encore et encore jusqu’à ce qu’apparût une cité à l’armure d’ivoire sur la rive orientale du Grand Fleuve. Et nous jetâmes l’ancre de nos maux. A l’horizon d’Aton, le disque solaire divin, les hautes falaises arabiques se dressaient fièrement pour former un hémicycle autour de l’immense ville blanche, Akhetaton, dont quatorze stèles-frontières délimitaient le territoire. Comme une artère palpitante de vie, la voie royale processionnelle traversait la forêt de bâtisses en briques crues et talatates en déversant le sang doré du soleil sur le tapis des vastes jardins aux reflets de chrysoprase, sur le regard fasciné des animaux exotiques du grand parc zoologique et sur la surface des lacs artificiels aux eaux paisibles. Au cœur de la cité baignée de lumière, le disque solaire avait trouvé un écho à ses caresses ardentes sur ce miroir gigantesque qu’était le temple d’Aton. Enlacé par une succession de tendres pylônes, le temple nichait en ses seins, dans six cours à ciel ouvert, trois-cent-soixante-cinq autels à offrandes sur lesquels étaient jonchés les mets les plus savoureux destinés à nourrir la faim insatiable du dieu à la crinière orangée et aux mille énergies cosmiques. Comme un reflet à son plaisir de la chair, la salle hypostyle adjacente mettait en érection ses colonnes à l’embout fleuri desquelles jaillit soudain l’amour de la vie. Le liquide scintillant franchit les distances séparant l’œil d’Aton à la bouche béante du Grand-Palais. Grande ouverte, la fenêtre d’apparition du Grand-Palais (d’où les fidèles sujets du roi et de la reine étaient couverts d’or) trônait avec somptuosité sur la Cité embrasée. Une brise tel un baiser. Le drapé du rideau de la fenêtre se fit ondulations exquises. Il se souleva comme un voile léger sur un visage souriant. Et nos silhouettes éthérées apparurent puis se glissèrent jusqu’au bord du balcon. Silence intense. Lenteur de l’instant. Nous nous regardâmes, nous nous touchâmes. Nos yeux se gravèrent dans le marbre du lointain, nos mains se scellèrent dans la fusion rutilante de nos émois partagés, nos cœurs se fondirent dans les profondeurs indicibles de notre amour commun. Comme un. Elle et moi. Nous. Moi et… Toi.
Je me mis à éprouver un nouvel amour pour toi, un amour qui ne put s’exprimer qu’en art amarnien. Un art au réalisme expressionniste, un art au naturalisme positiviste, un art dont le mouvement des êtres vivants représentés se révéla empreint d’une délicatesse émouvante. Au-dessus de moi, les rayons bienfaisants d’Aton, aux extrémités desquels se trouvaient de petites mains tenant le signe de la vie « ankh », descendirent des cieux, se répandirent sur toute la Création, embrassèrent l’univers de leurs lèvres de la couleur du quartzite. Mais une étoile éternelle siégeait à côté du dieu solaire. C’était toi. Un ange chatoyant juché sur le firmament de mes tourments, l’amante royale Sothis qui annonce la venue prochaine de la crue revigorante du Nil. Ton regard m’arrosa de lumière ; de l’or coloré de rose me recouvrit ; ma peau se fit velours d’amour. Pour moi qui souffrais de la phobie de la nuit, pour moi dont l’obscurité avait comme corolaire une angoisse métaphysique qui ne se dissipait qu’au matin, tu devins lampe de chevet éternellement allumée… veilleuse amoureuse ! En m’abandonnant à ta clarté, je fis acte d’apostasie : puisqu’il ne fut plus de loi que la tienne, puisque que je n’eus plus d’autre foi qu’en toi, tu fis de moi ton fidèle. Et tu fondis sur moi, et tu fondis en moi. Par notre union, dont les liens silencieux étaient tissés de lumière, naquirent les œuvres artistiques le plus rares. Nous les admirâmes. Nous y plongeâmes. Tout autour de nos corps enlacés s’exposaient aux yeux de tous des objets subtils de verrerie en faïence, artefacts de nos émois. Dans la demeure de nos amours des murs se décorèrent de carrelages et d’incrustations sur lesquels des plantes verdoyantes regorgeaient de vie, des fleurs aux essences mystérieuses explosaient en un chatoiement nouveau, des nuées d’oiseaux s’envolaient des fourrées en une horde sauvage, des papillons aux couleurs écarlates tourbillonnaient follement autour de nos visages enamourés. Nos têtes se firent alors glaise. Et ils apparurent comme par enchantement. − C’était un enchantement −. (Tu es un enchantement.) Ils apparurent donc. De leurs mains calleuses et expertes, les sculpteurs officiels de la cour royale, Thoutmès et Bak, façonnèrent tendrement nos bustes qu’ils enfouirent ensuite dans le sable de l’éternité. Puis nos corps se mirent à flotter dans l’air avant de se graver profondément dans le talatate des cieux. Dieux et déesses se penchèrent sur nous et nous remodelèrent sous l’inspiration d’un souffle de passion. Nos poses s’assouplirent, nos mains et nos bouches s’effleurèrent en toute intimité, nos différences sexuelles s’estompèrent au profit d’une androgynie teintée de courbes savoureuses, des rubans chamarrés flottèrent au vent, un casque d’un bleu outre-mer se posa sur nos têtes rejetées en arrière ; nos crânes s’allongèrent, nos visages s’émacièrent, nos rides se creusèrent, nos yeux se bridèrent, nos paupières se firent lourdes, nos pommettes s’accentuèrent, nos lèvres se firent charnues, notre menton prognathe, notre cou long, nos poitrines se gonflèrent, notre ventre s’arrondit et nos hanches s’élargirent. Tout de nous fut ardemment art-amant. Nos émois et nos chairs qui tourbillonnèrent, qui nouèrent en nous l’alliance du feu et de la neige, qui de notre osmose fit jaillir la synergie de nos énergies furent flux de vie, flux d’envie, flux ravi. Mais. Mais… Mais ! Mais s’amassèrent soudain les ombres sur nous, mais s’immiscèrent soudain les doutes en nous, mais se mêlèrent soudain les troubles et les peurs, mais s’emmêlèrent soudain les fils nous liant l’un à l’autre. Notre présent d’éternité fut sur le point de se briser. Fuyons ! Tandis que le disque solaire Aton se voilait derrière de lourds nuages noirs, nous voguions déjà vers d’autres rivages, vers d’autres présages, vers d’autres mirages d’un amour… possible.
Sous l’aurore de nos soupirs, à l’orée de nos espoirs, nous étions étreints et transis sur le bois vermoulu de notre radeau en contemplant les baisers nuageux déposés tendrement sur la peau du ciel. (Notre amour est vie.) Ce fut là que nous aperçûmes, loin et pourtant si proches, les lignes fantomatiques de la cité d’Abydos, l’antre profonde du dieu Osiris. Elle baignait dans la mer d’électrum du grand désert aux gigantesques vagues poussiéreuses, scrutée par le regard malveillant des trois forts, enlacée par les bras décharnés des grandes forteresses. En ses entrailles gelées gisaient une dizaine de temples dont les téménos faisaient songer à des gueules ouvertes prêtes à dévorer l’âme des amants innocents. En leur centre se trouvaient des autels de sacrifice. (Mais ton cœur ne sera jamais un autel pour moi.) Parmi tous ces temples se détachait particulièrement celui de Sethi Ier dont les sept portes d’entrée permettaient d’accéder à sept travées menant aux sept sanctuaires où sept chapelles reposaient dans la pénombre de l’oubli éternel. Sept. Seth… Là, le long d’un mur aux reliefs magnifiques, comme des mots de regrets éternels gravés sur une pierre tombale, se répandaient les hiéroglyphes sanglants des noms de tous ces pharaons qui furent, ne sont plus, mais seront à jamais dans la mémoire des initiés. J’aurais tant aimé écrire délicatement ton nom, de ma plume d’émois, sur la stèle du toujours. Mais mes yeux plongés dans les tiens entrevoyaient déjà les ténèbres du trépas à l’horizon de notre passion. Je voulais pourtant encore y croire. Je voulais être avec toi… à côté du destin. A côté de ce temple se trouvait un cénotaphe au grès rouge, au granit rose, au calcaire blanc, à l’arrière duquel un couloir abyssal permettait de pénétrer, par deux vestibules lugubres, à la salle des mystères au milieu de laquelle une butte informe de pierre brut donnait l’illusion qu’il s’agissait d’une île entourée d’un canal. Mais l’île se révéla être tombeau et le canal fleuve de la mort. L’amour de toi m’était cependant fleuve de vie, effluves d’envie.
Ton corps était le Nil. Tes doigts fins et longs, telle la représentation poétique des chutes de Ripon, menaient au lac Victoria de ta main droite dont les eaux de la paume faisaient flotter tendrement les esquifs de mes baisers ; comme une continuation sensuelle à mon plaisir, ton bras droit prenait la forme exquise du Nil Blanc, blanc à l’instar d’un lait dont je me serais inlassablement abreuvé avec délectation. Le rose subtil de ta main gauche était le reflet du soleil levant sur le lac de Tana ; son sang céruléen coulait suavement dans ton bras gauche, lequel dessinait les courbes gracieuses du Nil Bleu sous mes yeux enivrés. Et les deux fleuves se rejoignirent sous la protection de l’astre sélénite de ton visage à la blancheur argentée. La sève du Grand Nil continua son cours sur ton corps dont le cœur carillonnait de mes caresses. A la cataracte de tes seins, la barque de ma langue s’alanguit dans les remous du plaisir, avant d’aller explorer le grand méandre de ton ventre au centre duquel l’îlot de ton nombril servait de demeure au dieu Hâpy. Happy. Après que je me fusse trouvé balancé frénétiquement et continuellement de la proue à la poupe sous l’excitation du courant, la barque finit par mouiller dans le Triangle du Delta. Là, sous mon regard embrumé dans lequel brillait l’éclat d’une torpeur de ravissement, je vis se séparer le Nil en deux fleuves lascifs : la jambe de Rosette à gauche et la jambe de Damiette à droite, dichotomie voluptueuse d’une histoire d’eau.
Ô toi et moi. Deux et pourtant un. Dans cette étrange dualité qui nous éloignait et nous rapprochait en même temps, le Grand Fleuve s’écoulait calmement entre la rive ouest où Rê naissait et la rive est où il mourrait… pour mieux ressusciter le lendemain. Le nil aiMe. Etait-ce donc un amour impossible ? Je doutais. J’avais peur de moi, j’avais peur de… toi. Et pourtant ! Aux abords du fleuve le lotus et le papyrus ne s’entrelaçaient-ils pas ? La terre noire, riche et fertile, ne touchait-elle pas le désert asséché de ma tristesse ? La Haute et la Basse Egypte ne s’unissaient-elles pas pour former le double pays, nos Deux Terres ? La couronne blanche Hedjet que je portais sur la tête ne s’insérait-elle pas dans la couronne rouge Desheret que tu arborais, afin de former la double couronne Pschent ? Le vautour blanc et le cobra ne se liaient-ils pas l’un à l’autre pour mieux symboliser royalement notre amour mêlé ? Tout de moi était cacophonie, tout de toi était harmonie ; la mélodie appassionata ne pourrait-elle jamais en naître ? Sur le long cours de l’Histoire de l’humanité amoureuse, mon cœur nomade n’aurait-il jamais la chance de se sédentariser sur la surface veloutée de ta terre ? Rance. Errance. Désespérance. Alors que nous continuions à flotter sur les eaux limpides du sang bleu égyptien, mon regard plongea dans le tien et je me mis à m’enfoncer dans l’océan sans fond de la passion exacerbée que j’éprouvais depuis toujours pour toi. Puis le vent soupira sur la voile en lambeaux de notre avenir.
Alors que le soleil commençait déjà à décliner sur la stèle marbrée de l’horizon, nous vîmes bientôt apparaître les murs élevés de Thèbes dont les cent portes étaient autant d’étoiles dans le firmament empénombré de notre amour. Ses milliers de maisons semblaient s’effondrer sous le poids du destin, ses dizaines de temples grimpaient vainement jusqu’à la voûte des cieux sans jamais pouvoir effleurer le satin des dieux, son palais royal rendait l’image d’un tumulus de briques sèches sous lequel auraient gît nos derniers espoirs. Le teint blafard de la lune commença à se refléter sur les eaux du Nil. Sur sa rive est se dressaient les Maisons des Vivants, voies processionnelles qui reliaient l’enceinte de Karnak au temple de Louxor, voies qu’empruntaient les barques sacrée d’Amon lors de la fête d’Opep. Mais la fête se ferait défunte tantôt. Les fanums funèbres qui reposaient à jamais sur le sable étaient ironiquement appelés les « Châteaux des Millions d’Années », alors que le temps y était mort depuis longtemps. C’était là, lors de la Belle Fête de la Vallée annuelle, que le dieu Amon venait les visiter. Mais Amon meurtrissait les âmes des amoureux amants. Sur la rive ouest, la rive des morts, étaient établis les hypogées royaux, demeures d’éternité des Pharaons. Amourir. L’amour et la mort ; toujours et encore. Là, nos mains tremblantes serrées, notre cœur commun battant dans le silence, notre regard humide porté vers le vide, nous accostâmes le désert dont la peau fluctuante portait la cicatrice funeste de la fatalité.
La Vallée des Rois et la Vallée des Reines étaient érigés sur le parterre sanglant du désert, comme des chrysanthèmes prétentieux sur le mastaba des amours inanimés. Puisque pour moi la Femme était l’avenir de l’Homme, ce fut vers la Vallée des Rois que je te conduisis, afin que je pusse subsister à travers l’éternité de ton âme. Après une marche harassante qui nous sembla durer une éternité, nous parvînmes enfin au tombeau beau, notre tombeau. Tombent ô les anges et grouillent les déchus dans la fange et la boue des illusions perdues. La porte principale de notre tombe, où étaient gravés les sceaux de nos émois dans la roche friable, s’ouvrait sur un long corridor en pente douce dont les murs étaient décorés de thèmes tirés du Livre de l’Amdouat. Nous commençâmes alors à réaliser que notre amour était fin inévitable, nous commençâmes alors à réaliser notre périple dans le royaume des morts. Et ce fut dans un temps figé que nous parcourûmes le dédale de nos regrets, telles deux gouttes de pluie fragiles sachant qu’elles finiraient bientôt par se dissoudre dans le lac marécageux de la séparation. Nous atteignîmes un vestibule. Là s’y trouvaient l’entrée d’une chambre à l’est et celle d’une autre à l’ouest.
L’Est. Nous pénétrâmes dans la chambre de nos souvenirs. Des meubles variés aux essences d’ébène les plus rares se lovaient dans l’espace, comme le réceptacle matériel de nos ébats sur la couche de l’intangible. Dans toutes les boîtes aux décorations fines et chamarrées se nichaient les vestiges dorés de nos moments d’autrefois, telle de la poussière de diamant sur la fine couche de glace de nos amours. Nous découvrîmes des sistres à la poignée de pin et au cadre de cuivre aux quatre coins de la pièce, ils se mirent soudain à tinter puis à teinter les murs d’une partition de mots pudiques. De tous les vases à onguents émanaient des fragrances de sentiments amants qui emplirent notre univers de volutes oniriques chatoyants. Un nombre innombrable d’ombres ondulaient sur le sol, il s’agissait de chaouabtis en faïence qui, après notre trépas, répondraient à l’appel d’Osiris pour venir nous servir. Plongé dans la partie la plus ténébreuse de la chambre, nous aperçûmes un jeu de senet sur lequel les pions noirs et blancs joueraient notre avenir post-mortem sur les trente cases de l’échiquier spirituel. Enfin, comme un symbole sensuel de notre existence passée et trépassée, un lit recouvert d’une fine couche d’or et aux pieds figurant les dieux Osiris et Isis trônait au centre de la pièce ; à son sommet, deux chevets mitoyens en galène attendaient depuis des millénaires que nos têtes viennent à tout jamais s’y reposer dans un sommeil de plomb. Las de là, la sortie nous attira. Nous nous retrouvâmes à nouveau dans le vestibule. Enlacés dans la crainte du non-lendemain, nous fixâmes en tremblant l’entrée de la dernière chambre, dimensions spatiales ultimes de notre existence terrestre.
A peine fûmes-nous à l’intérieur de la pièce que la terreur nous envahit : sous nos yeux effarés, un chacal aux crocs acérés nous fixait de ses yeux perçants. Nous nous rassurâmes cependant bien vite, lorsque nous comprîmes que ce n’était que la statue du dieu Anubis, lequel veillerait sur nous après que l’éclipse eût envahi notre firmament. De partout rayonnaient les décors peints sur les murs, fresques sensibles et rassurantes relatant notre avant et nous prévenant de notre après. Déposés à la plume d’un espoir possible, le plafond était recouvert de cieux étoilés, métaphores à peine voilées des yeux d’Osiris nous observant avec amour pour toujours. Notre ultime demeure matérielle était là, juste en face de nous. Nous nous regardâmes alors instinctivement, comme si nous avions déjà compris que plus jamais nos prunelles respectives ne trouveraient d’écho les unes aux autres ; tu ne lus que peur dans mes yeux, je pus lire de l’espoir dans les tiens, et nous tournâmes alors nos visages vers notre destin. Nos visages s’éclairèrent tout à coup tels des éclats solaires dans la noirceur du cosmos. Ta robe transparente frôlant mon pagne de lin, ma main moite serrée puissamment par ta main ferme, nos deux cœurs au diapason jouant une mélodie indicible, nous flottâmes plus que nous avançâmes vers la chapelle en or dont nous ouvrîmes lentement les battants de la porte. Le blanc de ta pureté et le noir de mes ténèbres se reflétèrent sur le miroir gris du sarcophage à l’intérieur duquel reposait un cercueil à deux places en bois. Sans la moindre hésitation, nous nous y allongeâmes l’un à côté de l’autre et… de moi et de ma mie, deux momies s’immergèrent dans l’immensité des ténèbres. Les dieux, dans leur clémence tardive, décidèrent de se pencher sur notre sort. Ils placèrent dans nos mains la crosse et le fouet royaux, déposèrent sur nos poitrines des pectoraux sur lesquels trônaient des extraits du Livre des Morts, saupoudrèrent nos corps d’amulettes magiques qui nous protègeraient de leurs mots sacrés tout au long de notre pérégrination dans l’au-delà. Il se fit un silence étrange, un silence tel un murmure muet dans le crépuscule. Les dieux priaient. Ils priaient pour nous. Puis, après avoir présenté nos faces sur le miroir Ankh de la vie éternelle, ils firent soudainement apparaître deux masques funéraires en or qui, en toute lenteur, descendirent sur nous. Nous ressentîmes alors une mystérieuse chaleur, cette sensation de bien-être malgré l’effroi. Les masques en or finirent par embrasser nos deux visages sur le papyrus rose desquels le mot soupir rimait avec sourire. Et la brume divine s’évapora dans la plénitude céleste, nous laissant tous les deux seuls dans l’océan éteint de notre tombeau. Je n’avais jamais souhaité rien d’autre comme linceul que les fibres fragiles de ta chevelure et, sous mon masque funéraire, je ressentis le voile de ta crinière à la cornaline moirée se déposer sur mon visage doré. Même dans la mort, tu me couvrais encore de ton amour. Et le lourd couvercle du sarcophage s’abattit. Et les battants de la chapelle se refermèrent. Et la montagne s’écroula sur l’entrée du tombeau. Nous scellâmes nos vies, nous essaimâmes nos âmes.
Au-dessus du soupir humide du Nil, bien au-delà du sycomore à l’ombre duquel ne reposait plus que de l’herbe verdoyante, se mirent à flotter côte à côte deux oiseaux aux ailes chamarrées, au plumage coruscant et à la tête humaine. Après un dernier regard posé sur le Grand-Fleuve ici-bas, ils le tournèrent vers l’eau delà. Le battement symétrique de leurs ailes entonna un air aérien, tel le chant du harpiste qui se serait mis à murmurer une mélopée de sentiments amants passionnés. Deux esprits mêlés l’un à l’autre, l’un pour l’autre, l’un en l’autre, dans une volute de fumée translucide. Et nos âmes libérées se fondirent dans l’infini de la voûte céleste incandescente.
Or, aussi loin qu’aille l’infini, il ne saura jamais exprimer pleinement la profondeur de l’amour que j’éprouve pour toi.
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