A Claude NOUGARO
" Sur l’écran noir de mes nuits blanches, Moi je me fais du cinéma… "
Si seulement je savais pourquoi, pourquoi Claude, les premières paroles de ta chanson m’obsèdent ?
Mes nuits à moi, elles sont blanches de musique. Je m’achève au petit matin pâle, pantin désarticulé bourré de fumée et d’alcool. Mon cinéma à moi ? La scène ! Mais tu connais ou plutôt, tu as connu… Puis j’ai aussi l’écran de la page blanche, hantise de mes rêves de veille, sur laquelle je fige des images photographiques en cinémascope.
Dur de lâcher la rampe quand on n’a pas encore tout dit et partagé. Tant de choses restent à créer que nous laissons tous des œuvres inachevées dans le creuset de nos cerveaux. Elles se dissolvent avec le temps et la matière, perdues à jamais.
Dommage que le scénario tourne court. Pas de gros plan sur nos gueules bouffées de rides. Pas de travelling sur nos vies de solitude. Seulement des souvenirs transformés en instantanés et des histoires que les gens se racontent. Une manière comme une autre de durer, de survivre, de passer à la postérité pour atteindre l’immortalité. Demain, nous dormirons sagement au creux d’archives dont des mains curieuses nous réveilleront parfois pour nous ressusciter brièvement.
Ces histoires, toujours belles et émouvantes, arrachent des larmes au public. Il croit comprendre mais ne sait rien pourtant ni du pourquoi ni du
comment de notre strip-tease mégalomaniaque.
Il ignore que nous sommes des enfants qui rêvons " sans pognon et sans caméra ". Nous avons besoin de caresses, de bons sentiments, de violence aussi. Quand nous n’avons pas l’amour, nous l’inventons. Nous tuons aussi, par procuration, sans jamais blesser personne et sans verser de sang. Là réside notre supériorité sur le commun : rendre l’improbable possible.
Nous sommes des illusionnistes qui produisons du vent sous prétexte de fiction.
Ces histoires, nées de rien, fruits de notre imagination torturée, nous les vivons si intensément que nous y croyons résolument, en dépit parfois de leur invraisemblance. Et notre rôle est de convaincre le public qu’elles sont réelles, crédibles, en le faisant rire ou chialer.
Nous sommes des enfants ne pouvant se contenter d’une seule vie, de leur unique histoire d’humain dont le destin est tout tracé. Nous nous amusons à changer ce qui ne nous convient pas. Nous nous incarnons dans d’autres personnages pour influer à notre envie sur le cours des choses, nous perdant dans les méandres de l’imaginaire.
Que signifie avoir le sens des réalités ? Redevenir désespérément soi-même une fois l’histoire achevée ? Nous connaissons ce malaise que nous supportons mal au point de replonger dans nos délires incontrôlables. Tout alors nous est de nouveau permis hors les contingences ordinaires. Au travers de ces extrapolations, nous restons ce que nous sommes sans plus être l’individu que les gens regardent. Nous sommes à la fois nous et tous ces autres qu’il nous plaît d’imaginer, auxquels nous prêtons vie, dont nous accouchons dans les douleurs d’une maternité irrationnelle. Nous travestissons les vérités dogmatiques pour les torturer à notre convenance, les contredire, les mettre en doute. Elles ne sont pas plus palpables que nos images. Nous matérialisons seulement les vues de l’esprit afin qu’elles s’impriment dans les mémoires.
Jouets de l’inconcevable, nous existons afin de permettre à d’autres de vivre par procuration les aventures tirées de nos élucubrations. Même disparus, nous continuons à refuser l’oubli. Des gens entendent encore nos voix, lisent nos mots, nous observent. Ils nous découvrent comme nous ne serons plus jamais. Nous devenons les symboles de l’incommensurable, de l’impossible possible, du passé et du futur sans présent, de cet autre côté du miroir auquel tous rêvent d’accéder sans jamais y être encore parvenus.
Nous sommes les alchimistes ayant trouvé la pierre philosophale. Pragmatiques et rationalistes nous vilipendent. Seraient-ils… jaloux ? Eux cherchent à prouver, à construire le monde de demain en fouillant le passé. Nous, nous ne prétendons à rien. Nous n’avons aucune ambition sinon celle, peut-être, d’éduquer, d’informer le plus grand nombre en le distrayant.
Nous sommes gens de plaisir ne sachant pas se prendre au sérieux. Nous sommes le sable porté par le courant s’en allant combler les vides d’une société en quête d’elle-même. Paillettes d’or, nous sommes conservés précieusement afin de devenir les gardiens du temps. A la fois modernes et désuets, nous modelons le futur en triturant le quotidien.
Nous ne demandons rien. Nous participons seulement en apportant notre pierre créatrice et cet édifice, étrangement baroque, ne se transformera jamais en ruines. Nous ne figeons pas. Nous animons la fugacité de l’instant pour la postérité. Peu importe que nos histoires soient le reflet de la réalité d’un moment ou bien la transcription de nos fantasmes ! Elles existent comme témoins, comme jalons nécessaires à la progression humaine. Des générations pourront les voir, les dépouiller, tenter de les comprendre. Elles seront toujours matière à discuter ou seulement à s’imprégner des images laissées en héritage.
Qui ne se fait pas son cinéma ? Autrefois, nous bâtissions des châteaux en Espagne mais depuis que ce pays marche sur des talons aiguilles, nous en sommes réduits à fabriquer des… " stars " pour des " fans " en mal de modèles. Nous usinons nos histoires afin qu’elles deviennent populaires. Tout le monde doit pouvoir s’identifier à Amélie ou à Léon en croyant pouvoir leur ressembler pour oublier le visage ordinaire que leur renvoie la glace chaque matin. Ainsi vendons-nous nos rêves afin qu’ils puissent devenir ceux de chacun.
Sans doute perdons-nous notre âme dans ce jeu absurde dédié à l’autre. Damné pour damné, que ce soit pour l’éternité durant laquelle nous nous répéterons jusqu’à ce que la pellicule soit striée de déchirures blanches et le son grésillant.
Personne ne comprendra plus alors le message de la culture opposée à tous les pouvoirs. Il restera à imaginer pour combler les vides. Il sera temps pour nos successeurs de prendre notre place pour monter les marches de la gloire, en nous bousculant au besoin.
Nous sommes tous voués à l’enfermement définitif dans l’ombre poussiéreuse des cinémathèques…
Texte tiré du recueil Nouvelles artistiques
MARQUÈS Gilbert
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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 488
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Commentaires :
pseudo : féfée
Merci pour le partage. Je me suis laissée embarquée par ce texte riche d'expériences, et profondément humain. CDC et techn
pseudo : PHIL
j'aime le côté hummain
pseudo : BAMBE
Je découvre ce texte avec émotion, vos mots me troublent, vos phrases s'impriment et collent à mon ressenti, vous avez l’art de donner à penser et de dire ce qui se tait. Bravo et coup de coeur
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