Amazonia: C' est la saison des pluies, depuis quelques jours il pleut sans arrêts, de grosses gouttes tièdes que j' entends battre sur les tôles du toit, un vacarme assourdissant qui ne s' arrête jamais. Une chaleur moite pénêtre par une petite ouverture dans le mur, un trou carré condamné par un barreau rouillé qui s' oxyde en laissant dégouliner une marque orange et indélébile, le seul contact vers l' extèrieur, je peux apercevoir une partie de forêt vierge, de grands arbres, des plantes exubérantes et le cri des singes et des oiseaux. Une pièce minuscule, j' en fais le tour en quatre pas. Dans un coin est étendu un vieux matelas qui me sert de lit, dans un autre se trouvent les toilettes, un trou dans le sol et deux briques pour s' asseoir, bien souvent les odeurs en ressortent, alors je referme la fosse avec les agglos. Il n' y a pas de papier, mes excréments me brûlent les contours de l' anus, je dois les gratter avec les ongles une fois secs. Cela fait longtemps que je suis enfermé dans ce trou, plusieurs années déjà que je ressens les saisons défiler, de saisons des pluies en saisons sèches, je ne sais plus exactement, j' ai arrêté de compter autre chose que les bestioles qui rampent dans ma cellule. Celà devait être le voyage de notre vie, la découverte de l' Amazonie, la forêt, le fleuve Amazone et les tribus d' indigènes. Un voyage qui devait assouvir notre goût de l' aventure, moi et ma femme, ma femme et moi, dans une longue exploration avec un guide local, campements, équipements, véhicules touts-terrains et tout le tralala. Puis au cours d' une nuit, des hommes armés nous ont attaqués, ils m' ont assomé, tout s' est passé si vite ... j' ai eu le temps de voir mourir notre guide, une balle en pleine tête, mais je ne sais pas ce qu' est devenue ma femme, les larmes me viennent quand je pense à elle, je n' ai jamais revu son visage, pas même en photo. Là, assis sur mon matelas pourri, hors du temps, hors de tout, je ne sais pas ce qui me retiens à la vie. C' est la saison des pluies, je l' ai déjà dit, mais au bout de ces années je perds un peu la tête. Une fissure dans la tôle en fer blanc laisse s' écouler un filet d' eau, je me précipite pour la boire, jusqu' à en vomir, dégueuler de la bile diluée dans le trou de mes chiottes turcs improvisés. Je reste allongé sur le sol, épuisé, je baragouine des mots de détresse, je parle seul, je parle, c' est déjà ça. A travers le grondement de la pluie, j' entends les oiseaux qui poussent des cris d' alerte, une porte qui couine et qui claque, des pas qui résonnent. Je dirige mon regard vers la porte, une porte métallique aux rivets et boulons apparents, on y voit des restes de peinture, des lambeaux verts sur le métal sombre. Des années ... des années de captivité, je suis devenu un animal en cage, je ne cherche plus à me sauver, ni à me rebeller, j' attends simplement que quelq' un me nourisse. Le jour se lève, la pluie martelle toujours au dessus de ma tête, je ne sais plus si je me suis endormi cette nuit, je suis fatigué mais je le suis en permanence de toutes façons. Je jette un oeil sur l' extérieur, agrippé à mon barreau rouillé, de l' eau coule sur de grandes feuilles vertes et grasses, de l' eau coule partout. J' entends des cris d' oiseaux, des hurlements de singes. Des gens courrent derrière la porte, une voix forte déclare: "Armée française! écartez-vous de la porte!" Je pleure des larmes qui laissent des rigoles dans la crasse de mon visage, une peau neuve apparait au dessous, on me porte, la lumière du jour même sous la pluie m' éblouït, on m' emmene, je me laisse aller, je pisse dans mon froc: "T' inquiète pas bonhomme, c' est pas grave." M.A
On ne me donne pas souvent de quoi manger, ni de quoi boire, juste de quoi me maintenir en vie, alors je ne pisse pas beaucoup et je ne chie pas plus, c' en est presque un avantage.
Des clés teintent comme une musique et cherchent la serrure. Dans un grincement sinistre, une silhouette imposante apparait dans la pénombre, une gamelle de bouffe est jetée sur le sol. Sur un ton autoritaire, l' homme lance des mots dans une langue hispanique que je ne comprend pas, j' ai seulement saisi "Hijo de puta" avant de recevoir un coup de pied.
Voilà mon quotidien, réduit à moins que rien, pour une cause que je ne connais même pas, je suis devenu un déchet ... une merde ... même plus la force de se rebeller, complètement soumis.
Lorsque la nuit tombe, j' ai peur, comme un enfant sans veilleuse. Prostré dans un angle de ma prison, je vois des ombres, j' entends des bruits, et cette pluie qui tombe sans répit, me martelle les tympans.
Je ne m' endors pas, alors je parle, jusqu' à tomber d' épuisement. Je parle, je marmonne, des choses completement loufoques. Un poulet rôti à la peau dorée gambade heureux dans une campagne verte ... verte ... verte ... voler ... debout sur les ailes d' un avion de papier ... je me cache ... je me cache ... dans le tronc creux d' un arbre, et je compte les as de mes cartes à jouer ... je saute ... je saute ... de cases noires en cases noires d' un damier ... qui flotte sur les eaux d' un torrent fou ... fou ... fou ... fou ... d' amour et de haine, à l' intérieur des plumes d' un oreiller ... je m' endors ... je m' endors ... dans la crasse de cette foutue cellule, perdue quelque part dans l' immense forêt amazonnienne.
Des amazones dansent et se déhanchent dans le batiment d' à côté, autour de mâles accoudés à une table, les mains sur une bonne chope de bière, ou sur une bouteille de rhum. Pendant ce temps, il pleut, il pleut encore, j' imagine la radio qui hurle sur un coin de la table, les lampes suspendues au toit de la paillote, qui tangent, qui tangent, au rythme de ces femmes quasiment nues et de ces hommes souls. J' ai appris à mettre des images sur les sons que j' entends derrière ces murs. J' ai appris à oublier ma femme pour ne pas y penser, à oublier les autres, la famille, heureusement que je n' ai pas eu d' enfants, je n' aurais peut-être pas eu la force de les oublier eux aussi.
Une langue familière, mes mains se crispent sur le mur crasseux. Une détonation retentit, m' assourdit un peu, une gerbe d' étincelles jaillit de la serrure, alors la porte s' ouvre et une voix pleine de compassion me dit: "Ne vous inquiétez pas, c' est fini, on va vous soigner, vous rentrez à la maison."
Je m' endors, épuisé. Qu' est devenue ma femme? On ne me le dira pas mais j' ai bien compris leurs regards, elle ne sera jamais retrouvée, il ne me restera plus que la vie pour pleurer, subir encore, la cellule sera plus grande mais mon âme souffrira toujours d' être emprisonnée dans la douleur. La nuit j' entendrai des bruits, je verrai des ombres, je ne supporterai plus la pluie sur la véranda ni les chiottes turcs, encore moins de fermer les portes, les voyages, les barreaux aux fenêtres ... etc ...
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pseudo : féfée
Un grand moment de lecture... CDC et techn
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