Bertrand était ému jusqu’aux larmes en franchissant pour la première fois la voûte majestueuse de l’École Robert Houdin.
Il y avait de quoi. N’était pas admis qui voulait dans la célèbre école.
Il avait dû, pour coiffer enfin le bonnet de laine noire traditionnellement porté par les étudiants de Houdin, convaincre les enseignants de l’École, réunis en assemblée extraordinaire dans la grande salle, qu’il n’était pas, qu’il n’était plus un « Éléphant ».
Dès l’aube et jusque fort avant dans la matinée, ils l’avaient évalué sans aucune pitié, brutalement même. Ils ne pouvaient croire qu’un Non-É (un « Éléphant », comme on disait en jargon Houdin) et un homme de son âge qui plus est, montrât subitement des aptitudes assez exceptionnelles pour justifier son admission à Houdin.
Contracté, convaincu au fond de lui-même que le grave aréopage allait le remercier et, au mieux, exprimer des regrets polis, Bertrand dut répondre tout d’abord à des rafales de questions portant sur son passé. Les professeurs s’attardèrent sur des épisodes dont Bertrand n’entrevoyait guère le rapport avec le don éventuel qu’il pouvait posséder.
Son récit fut celui d’une vie des plus ordinaires. Il avait atteint l’âge de quarante ans sans soupçonner qu’il possédât une once de don particulier.
… « Une vie d’Éléphant heureux », pensa-t-il soudain.
Il vit alors de discrets sourires se promener sur les faces jusque-là fermées des professeurs et il commença à mieux comprendre la nature réelle de l’examen qui venait d’avoir lieu.
* *
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… « Je suis à Houdin, papa. Si tu pouvais voir ça. »
C’était à son père, récemment décédé, qu’il avait choisi de dédier cette victoire.
Il respira profondément et jouit intensément de l’instant en parcourant d’un regard circulaire la cour pavée.
Il se demanda lesquels parmi les jeunes gens coiffés comme lui du bonnet de laine noire appartiendraient à la Promotion « coachée » par la redoutable Brigitte Volequin ?
Justement, la grande femme brune, figure emblématique de Houdin, traversait la cour.
Brigitte Volequin était une célébrité. Les chaînes de télévision, toujours en quête de personnalités fortement médiatiques, ne perdaient jamais une occasion de l’inviter. Très belle, toujours vêtue à la dernière mode, elle possédait surtout un sens de la répartie capable de « clouer » le plus teigneux des interlocuteurs.
Elle vint dans la direction de Bertrand et le salua d’un sourire :
Il avoua avoir effectivement hésité, le matin même, avant de se jeter dans l’aventure.
Il connaissait assez la légende de Brigitte Volequin pour savoir qu’elle ne plaisantait pas.
Elle ôta son bonnet, l’agita en l’air et lança :
Les autres enseignants en faisaient autant, chacun à sa manière réunissant ses ouailles.
Les barques attendaient. Moins d’une heure plus tard, « les gars et les filles de Brigitte » prenaient leurs quartiers dans « leur fief » : l’île Holavre, située tout au centre du Long Lac.
Holavre leur appartiendrait en propre et nul étranger n’y prendrait pied pendant toute la durée de leur formation.
* *
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Alors qu’ils étaient réunis sur la plage autour d’un grand feu pour le repas du soir, une chaise arriva dans leur direction à grande vitesse. Elle filait au ras de l’eau et vint se planter dans le sable. L’homme qui était assis dessus effectua une cabriole pour terminer sa course cul par-dessus tête.
Avec une admirable conscience professionnelle, elle se retenait de rire.
Blandin s’était assis sur le sable et secouait assez drôlement la tête de droite à gauche comme pour vérifier que rien ne se promenait à l’intérieur.
Il se tourna vers les élèves :
Brigitte Volequin lui fit remarquer gentiment que s’il persistait à rester assis de la sorte dans le sable mouillé, il aurait le fondement trempé.
Il se redressa en disant « oh », mais poursuivit son petit laïus en répétant d’ailleurs sous une forme différente ce qu’il venait de dire. Ce n’était pas sans raison qu’à Houdin on avait surnommé Blandin : « Tourne-en-rond ».
Brigitte ne possédait pas plus de patience que les jeunes mais elle pouvait se permettre d’interrompre « Tourne-en-rond ». Elle décida de briser la boucle.
Michel Blandin hocha vigoureusement la tête.
Puis il se dirigea vers le centre de l’île en poursuivant ses explications à l’usage d’on ne savait qui : peut-être des mouettes ?
Sur une table de bois, des coffrets en bois incrustés de cuivre étaient posés. Le cœur de Bertrand battait la chamade. Jamais il n’eût imaginé qu’un jour il se retrouverait ici, sur le Long Lac, à l’heure de devenir officiellement un Événementiel.
Ils prirent place sur l’herbe en demi-cercle, lui faisant face, leurs mains caressant machinalement ces beaux objets.
Elle marqua un silence de plusieurs secondes, manière de donner du poids à son avertissement.
Michel Blandin revenait. Bertrand pressentit qu’il allait adorer ce petit homme lunaire.
Pour bien manifester qu’il n’entendait pas déranger le travail en cours, il s’assit un peu à l’écart et, posant un index en travers de ses lèvres :
Brigitte revint à son ouvrage.
Il se souvint qu’il avait promis de ne pas intervenir.
Blandin ne se le fit pas dire deux fois et entreprit de développer une anecdote compliquée par beaucoup de digressions. Bertrand retint de ce récit qu’un étudiant qui s’appelait Georges avait très imprudemment choisi son prénom comme mot secret. Sa petite amie de l’époque, qui avait semble-t-il des motifs d’en vouloir à Georges, s’était emparée de son coffret. À partir de là, le récit devenait particulièrement confus et, pour employer une expression très en vogue à Houdin, très « blandinesque ». Il était question d’un Pays secret créé par cette amie et de l’impossibilité pour Georges de quitter le Pays en question. Il s’y trouvait toujours, soit volontairement pour échapper à sa redoutable amie, soit parce qu’il ne pouvait plus en sortir.
Brigitte, dont les sourcils escaladaient le front lisse, remercia son collègue comme il convenait pour cette illustration.
Le coffret que Bertrand tenait en main s’emplit d’une eau limpide et fraîche. Autour de lui, les étudiants riaient de ce premier sort réussi.
Un seul coffret demeura obstinément vide. Celui-là appartenait à une très jeune et très jolie jeune fille dont Bertrand se souvenait qu’elle s’appelait Alice. Elle paraissait au bord des larmes. L’inimitable Blandin précéda Brigitte et s’assit auprès de la jeune fille, fournit quelques explications.
Alice hocha la tête, prononça la formule requise. Un tempétueux geyser jaillit du coffret et aspergea le groupe.
Brigitte Volequin vint vivement dans leur direction et en quelques instants tout rentra dans l’ordre. Elle se redressa, dit :
Elle parcourut du regard le groupe.
« … et des professeurs maladroits ? » pensa Bertrand avec ironie.
* *
*
Dès lors leurs journées furent consacrées exclusivement à l’Événementiel.
À mi-course du soleil, ils interrompaient leurs exercices. Normalement, leur expliqua Brigitte Volequin, les coffrets permettaient à un Événementiel de se nourrir au moyen d’une commande SelectBreadAndCheese, par exemple. Mais pour un peu de temps encore, des barques leur apporteraient le nécessaire.
Les jours passaient, tous semblables en apparence.
Dès son arrivée dans l’île, Bertrand avait été frappé par la beauté et la maturité d’Alice. Cette dernière, de son côté, ne dissimulait pas son amitié pour Bertrand. L’un et l’autre devinrent bientôt inséparables et, au fil des conversations, chacun sut à peu près tout de l’autre.
Un mystère intriguait Alice :
Alice réfléchissait. Bertrand aimait la regarder dans ces moments-là : sourcils froncés, elle devenait d’une beauté à couper le souffle.
Certes, il restait conscient de la différence d’âge et n’entendait pas céder au ridicule de se laisser aller à l’amour, mais…
Alice demanda au bout d’un moment :
Il ne s’était jamais posé la question. Sur le coup, il ne vit rien, puis dans un second mouvement de pensée…
Il hésita, regrettant de s’être trop avancé. Mais il était trop tard. Il connaissait assez Alice pour savoir qu’elle ne le lâcherait plus jusqu’à savoir ce qu’elle voulait.
Elle ouvrit de grands yeux :
Elle garda le silence pendant plusieurs secondes, jouant avec cette idée bizarre.
Il hocha la tête.
Ils se regardèrent ébahis.
* *
*
C’était une vision dépaysante et terriblement exaltante que d’imaginer le pays peuplé exclusivement d’Événementiels. Le Don à la portée de tous…
Excités par leur merveilleuse découverte, Bertrand et Alice avaient commis une erreur : ils n’avaient pu se retenir d’en parler autour d’eux.
Toute la nuit, incapables de trouver le sommeil, ils étaient restés sur la plage, à parler et à rêver.
Les étudiants, curieux, parlaient un moment avec eux, partaient puis revenaient. Certains trépignaient d’enthousiasme devant cette perspective, d’autres refusaient d’y croire. Certains se braquaient : ils avaient l’impression de se trouver subitement dépossédés d’une richesse. Cette attitude, Bertrand pouvait la comprendre : ils avaient toujours appartenu à une minorité, forte d’un Don unique, prodigieux. Or, subitement, tout un chacun, le premier venu, pouvait devenir leur égal.
Au matin, la barque à fond plat de Jean Charon glissa au-dessus des eaux jusqu’à l’île Holavre : Bertrand et Alice étaient convoqués chez le Recteur.
Le concierge, qui aimait bien Bertrand, était désolé :
Pour les étudiants, le Recteur demeurait une redoutable énigme. On savait seulement qu’il occupait une maisonnette proche de la Poterne. On ne le voyait jamais, sauf affaire grave. Et la plupart du temps, les étudiants amenés à rencontrer le Recteur ne réintégraient jamais leur session : expulsés de Houdin ou pire…
En ce qui le concernait, Bertrand prenait les choses avec une certaine distance : pendant quarante ans, il avait vécu une existence paisible, sans Événementiel. S’il devait retourner demain à cette vie… eh bien, il y survivrait.
Et s’il devait mourir… Nous devons tous partir un jour, n’est-ce pas ?
Mais quand il pensait à Alice… Cette jeune existence, ses beaux projets, sa joie de vivre, fauchés, anéantis par sa faute à lui, parce qu’il n’avait pas su se taire… Là, ses poings se fermaient d’eux-mêmes et il se sentait capable de tuer.
Bertrand nourrissait pour sa part une vision bien plus pessimiste du proche avenir mais pour rien au monde il n’eût touché aux illusions d’Alice : avoir peur, c’est souffrir deux fois.
Bertrand se retourna :
Jean Charon ne réfléchit qu’un instant :
Cette supposition fit sourire le concierge.
* *
*
Michel Blandin, qui se tenait debout devant l’animal, mains aux hanches, frappa la terre du talon :
La maison se dressait en bordure de la poterne creusée dans la haute muraille noire qui ceignait le Long Lac.
La porte s’ouvrit à leur approche, toute seule à ce qu’il semblait. Blandin les précéda.
Ils entrèrent dans une pièce qui occupait la presque totalité de la maison. Là, une grande table surchargée de papiers faisait face à un vieux fauteuil fatigué. Le genre de fauteuil, pensa Bertrand, où il devait faire bon s’avachir pour laisser le temps s’enfuir.
Michel Blandin se laissa choir entre les bras du fauteuil, repoussa d’un côté les paperasses.
Bertrand et Alice en restèrent comme deux ronds de flan :
Blandin haussa les épaules :
Blandin, agacé par l’insolence de l’animal, marmonna une commande qui devait le faire disparaître. Succès partiel : seule demeura visible la queue du chat.
Blandin choisit sagement d’ignorer sa présence et endossa son rôle de Recteur :
Ils lui racontèrent donc toute l’histoire.
Ayant prononcé ces mots, le chat, lassé par cette conversation, disparut complètement.
Blandin toussota.
Le chat réapparut, ricana :
Il se tourna vers les jeunes gens :
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Style : Nouvelle | Par jean de sordon | Voir tous ses textes | Visite : 507
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