Trois ans qu'il attendait. Trois ans qu'il avait médité, préparé et étudié son forfait. Et puis, elle était enfin arrivée. La canicule! La canicule tant attendue était enfin là, et selon les prévisions météos, ça n'était pas près de s'arrêter.
Trois ans qu'Alvarez avait consacré à vérifier les moindres détails et à acquérir les éléments indispensables à sa vengeance. Car en réalité, il s'agissait effectivement d'une vengeance, qu'il avait échafaudée et précieusement conservée dans l'attente du moment crucial: les fortes chaleurs de cette année-là.
Carlos Luis Alvarez avait émigré en Belgique fin des années quatre-vingt pour venir s'y installer et exploiter un petit restaurant – où il proposait des spécialité de chez lui, du Venezuela, comme les Tequenos, les Tostadas et le Hallaca – et ce jusqu'en 2003, date à laquelle il prit sa retraite.
Avec ses économies, Alvarez avait fait l'acquisition d'une coquette petite habitation sise sur la place d'un village de Wallonie. C'était un tout bel immeuble avec vue imprenable sur la Place communale et son illustre bassin d'eau avec en son centre une superbe fontaine érigée en souvenir du Soldat Inconnu.
"Un endroit tranquille et d'une tranquillité " avait plébiscité le vendeur. Alvarez avait d'emblée été séduit, il avait signé et emménagé, mais bien vite il avait déchanté.
Carlos Luis Alvarez n'était pas un sanguin comme ses origines auraient pu le laisser supposer, au contraire, il était d'un calme olympien et possédait une maîtrise de soi hors du commun. Mais Carlos Luis Alvarez était aussi et surtout un rancunier profond qui ne pouvait absolument rien pardonner ni oublier.
De l'enquête sur l'individu, qui suivit le drame, il ressortit, entre autres, d'étranges éléments à mettre en rapport directs avec les malheureux événements.
Extrait du journal local de l'époque:
« Au sujet de sa vie sentimentale, aux quelques rares personnes qui l'avaient interrogé, Alvarez avait toujours prétendu être un vieux célibataire endurci. Cependant, de nos investigations à San Fernando de Apure, il appert que notre homme ait bien été marié à une certaine Adelma Mercedes y Ubieria, au début des années septante … et que, trois ans plus tard, cette Adelma Mercedes avait quitté le domicile. Quelques mois à peine après avoir divorcé de Alvarez, la jeune femme épousait en secondes noces le nommé Pedro Carrizo qui était ni plus ni moins que l'employeur de l'époque d'Alvarez.
Deux mois après leur (re)mariage, le couple perdait la vie dans un stupide accident de la route: leur véhicule avait chuté dans le Rio Apure – rivière du Venezuela, affluent de l'Orénoque -. Si à l'époque il n'y eu aucun doute quant aux circonstances de l'accident, on peut, aujourd'hui, suite aux terribles événements survenus chez nous durant l'été, se poser la question de savoir si Alvarez n'y avait pas une part de responsabilité plus ou moins importante. »
À peine fut-il installé dans sa nouvelle demeure qu'Alvarez se heurta aux jeunes du quartier. Si d'ordinaire la place communale avait tout d'un endroit paisible et tranquille, une fois l'école terminée, sur le coup de 16h30, elle devenait le lieu de rassemblement des jeunes gens des alentours.
Mobylettes pétaradantes, radios CD portables assourdissantes, cris, rires débiles et autres activités toutes aussi bruyantes que puériles animaient l'espace de repos d'une effervescence qu'Alvarez, bien vite, avait qualifié de polluante et dérangeante.
En tentant de parlementer dans le but de mettre un terme à ce tapage, bien des fois ALvarez avait eu maille à partir avec certains ados particulièrement intolérants et incompréhensifs, certains l'avaient maltraité à plusieurs reprises, d'autres avaient saccagé sa boîte aux lettres et tagué les murs du hall d'entrée. Une autre fois où Alvarez avait tenté la carte de l'intimidation, il s'était retrouvé avec deux côtes fêlées et le nez cassé.
Impuissant face à autant d'hostilité, Alvarez avait ensuite eu recours à la Police qui n'avait rien pu faire; finalement, notre homme, à bout de nerf, avait décidé de se faire justice.
Nous l'avons déjà souligné, Alvarez était un sournois rancunier sans pareil, aussi avait-il imaginé une vengeance diabolique qui lui avait demandé trois ans de patience jusqu'à cette période de canicule étouffante dont tout le monde souffrait – sauf lui, car la chaleur, lui, il connaissait bien.
C'est donc fort probablement au tout début de l'annonce de la canicule, mi-juillet, qu'Alvarez prit livraison de sa première commande. Pour cette dernière, comme pour le reste de son plan, l'homme avait fait preuve d'une précision d'horloger. Via un cybercafé d'une ville voisine, il avait passé commande pour un kit d'aquariophile que la Poste lui avait ensuite livré à domicile, et c'est encore avec une minutie récurrente parfaite qu'il avait mesuré, vérifié et relevé les différences de PH du Plan d'eau de la place communale. Si la liste de ses observations mentionnait plusieurs données d'un PH de 5 - le chiffre 5 souligné en rouge – au fil des jours écoulés, les colonnes comprenaient des résultats allant de 5,5; 6 et puis le fatidique 6,5, "stabylossé" celui-là en vert fluo pétant.
Pour sa seconde commande – qui en réalité devait être la troisième, un sérieux doute planant sur l'époque précise de l'achat des trois containers de 1.000 L retrouvés planqués dans la cave du criminel – Alvarez avait cette fois probablement fait appel à un parent ou un resté au Venezuela, car de l'étude de ses relevés bancaires on a pu déduire qu'il avait acheté dix Serrasalmus solitaires qu'il avait clandestinement importés de sa contrée natale et dont il avait prit livraison via un circuit détourné non encore élucidé.
C'est donc précisément au lendemain du dernier relevé de PH d'Alvarez que l'horreur vit le jour dans cette commune jusque là fort tranquille.
Comme tous les jours, Alvarez s'était levé tôt. 4h30 indiquaient les aiguilles de l'horloge de l'Hôtel de Ville, 21°c indiquait quant à lui le thermomètre sur le balcon. Une journée idéale pour faire ce qu'il avait à faire s'était dit l'homme d'une bonne humeur peu ordinaire. C'est donc précisément vers cette heure matinale que l'homme avait commencé son machiavélique manège.
Trois, voire quatre allers-retours avaient été nécessaires pour se rendre de sa cave au plan d'eau. Ceci fort probablement dans la plus grande discrétion, à l'abri d'éventuels regards et malheureusement avec beaucoup de réussite car aucun témoin n'aperçut le vieil homme peinant avec ses sacs de transport pour produits surgelés qui devaient sembler très lourds vu leur poids considérable.
Un autre voyage avait sans doute été nécessaire afin qu'il installe l'énorme gros ruban tricolore à la grille, mais une fois encore l'homme eut beaucoup de chance car nul n'y prit réellement attention, à tout le moins, nul ne trouva rien d'anormal dans ce ruban aux couleurs nationales sans doute dédié au Soldat inconnu de la fontaine.
Vers 9h00, ce jour-là, Alvarez s'était installé à sa fenêtre. Il attendait et épiait, tel un prédateur surveillant sa proie.
Et sa proie, ou plutôt ses proies, n'avaient pas tardé. Ca avait tout d'abord été les jumeaux en skateboard, deux horribles gamins roux – pour reprendre les propos de notre homme - qu'il détestait tout particulièrement parce qu'ils faisaient énormément de bruit avec leur planche à roulette et que leurs acrobaties, très souvent, provoquaient une certaine hystérie auprès des jeunes filles qui les observaient.
Le second à arriver fut le petit gros Fabien – Alvarez connaissait son nom à celui-là, car les autres se moquaient perpétuellement de lui en scandant son surnom à tue-tête: FAT-FAB! FAT-FAB! Déjà tout en sueur le gamin s'était d'emblée affalé sur les rebords du plan d'eau, il avait essuyé son front dégoulinant et avait passé une main pleine de gros doigts boudinés au travers la grille basse pour vérifier la température de l'eau. Le grand crollé avait ensuite débarqué, chevauchant sa vieille mobylette qui fumait et pétaradait comme si elle allait exploser à tout moment, il avait comme d'habitude dangereusement dérapé sur l'asphalte pour s'arrêter aux pieds du trio de donzelles qui étaient arrivées de l'autre côté. Ces petites garces – 14 ou 15 ans tout au plus avait estimé Alvarez lors des interrogatoires – aguichaient les garçons en se promenant en T-Shirt trop courts et en short trop bas et trop petits. Et puis l'Hercule était finalement arrivé.
L'Hercule, était un jeune homme nettement plus costaud qu'Alvarez avait baptisé de la sorte au vu de sa stature. L'Hercule était un sportif, un jeune gars qui aimait sculpter son corps et arborer ses muscles. L'Hercule, c'était aussi le type qui lui avait brisé le nez et c'était aussi le numéro un sur la liste noire d'Alvarez.
Comme l'Hercule ôtait son "sweet" aux manches découpées pour se mettre torse-nu, Alvarez se pencha davantage au balcon pour hurler dans son mauvais français: - «yé vous signalé qué lé baignades sont interditès!». Ca avait été le déclencheur. Alvarez en était conscient, il le savait, il l'avait supposé et espéré.
- «On va se gêner "El Loco" (les jeunes avaient surnommé Alvarez: El Loco), allez, venez les gars on pique une tête» lança L'Hercule à ses camarade en défiant Alvarez du regard.
C'est Fat-Fab qui, le premier sauta dans l'eau. Alvarez ne put retenir un sourire en se redressant sur la pointe des pieds, ce qui fit sourciller l'Hercule qui remarqua la mimique étrange du vieillard.
Fat-Fab sortit la tête de l'eau en s'ébrouant à l'image des chiens et pour écarter de son front une longue mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux. - «Elle est bonne, allez venez les filles!» et sur ces paroles les trois gamines l'avaient rejoint en sautant timidement dans l'eau verdâtre du plan.
Les jumeaux retirèrent leurs tennis et plongèrent à leur tour en faisant une longueur sous l'eau pour remonter de l'autre côté. Le grand crollé, déjà en short, avait sauté en faisant une pirouette arrière pour tacher d'épater les filles dont les T-shirt mouillés laissaient transparaître leur poitrine naissante et au garde-à-vous.
L'Hercule n'avait toujours pas bougé, Alvarez remarqua qu'il l'observait et sut qu'il lui fallait agir au plus tôt au risque d'échouer.
- «Yé m'en vé appeler la Police, Cabrones!» et tandis qu'Alvarez faisait mine de s'éloigner du balcon il vit l'Hercule ôter ses Adidas et rejoindre ses camarades sans quitter la fenêtre des yeux. À cet instant précis Alvarez commença a savourer sa vengeance. À toute vitesse il descendit les escaliers, franchit le hall et courut vers le plan d'eau.
En l'apercevant, l'Hercule fut surpris: - «tu viens nous rejoindre El Loco?» et puis il avait observé le vieillard refermer la basse grille du plan d'eau. Une grille de quelque 70 cm de hauteur, une garniture qui servait uniquement à éviter que les animaux - domestiques ou sauvages - viennent s'abreuver. Alvarez saisit le ruban aux couleurs nationales et noua la porte de la grille de manière à la maintenir solidement fermée. Acte anodin qui fit rire aux éclats les jeunes gens. Il leur suffisait de sortir de l'eau en remontant sur le bord pour passer au-dessus de la grille. Que s'imaginait cet imbécile d'Alvarez? songèrent-ils de concert. Le vieil homme était alors remonté chez lui aussi vite qu'il en était descendu.
Le plan d'eau, en forme de vasque concave, faisait au plus profond: 105cm et 50cm au bord, autour de la fontaine du Soldat Inconnu. Des spécialistes l'avaient spécialement étudiée pour éviter tout accident.
De nouveau à son Balcon, Alvarez fut rassuré de constater que les gens jeunes n'avaient pas bougé, ils étaient toujours dans la piscine, quasi immobiles, l'eau à hauteur des genoux ou des cuisses selon leur taille. Fat-Fab, par contre, était monté sur le bord et tentait de dénouer le ruban noir-jaune-rouge. - «Ce connard l'a bien attaché, bordel, je ne parviens pas à défaire le nœud!» dit-il sans se retourner à l'adresse de ses camarades. -«On s'en tahahahahahape ….» hurla la blonde hystérique qui se trémoussait à hauteur de l'Hercule.
Tous se retournèrent, surpris du timbre de sa voix. Du haut de son balcon où il se tenait debout, tête penchée en avant pour mieux observer, Alvarez ne perdit pas une seconde de ces moments inoubliables et tant attendus. La jeune fille avait courbé l'échine, elle avait plongé les mains dans l'eau et semblait se tenir la cheville, son visage arborait un cri de douleur resté muet sur une bouche grande ouverte. - «Qu'est-ce qui t'arri- ….» l'autre fille à ses côtés sombra subitement en arrière, comme si soudain quelqu'un, quelque chose l'avait fauchée sous l'eau. Son corps fut englouti en faisant de grosses bulles. Puis ce fut au tour de l'Hercule. - «Putain c'est quoi cette merde!?!» cria-t-il en sautillant sur place, lorsqu'il observa sa main gauche qu'il avait posée sur sa jambe pliée, il remarqua qu'un doigt, l'auriculaire, avait disparu pour laisser place à une espèce de moignon hideux sanguinolent. Tous, sans exception, se mirent soudain à hurler. L'eau du bassin se mit à bouillonner. Un des jumeaux, se plia soudain sous la douleur fulgurante qui venait de suis déchirer l'entre-jambe. Son short blanc changea subitement de couleur pour virer au pourpre. La blonde qui avait coulé juste avant tenta vainement de se redresser, mais seule sa tête – ou ce qu'il en restait – réapparut: à la place de sa joue, juste à hauteur de sa bouche pulpeuse, un trou laissait entrevoir sa dentition parfaite à présent teintée de chair décomposée et de sang. Fat-Fab paniqua et tenta d'escalader la petite grille – chose commune et aisée pour un gamin de 15 ans, mais certes éprouvante pour un gars accusant une telle surcharge pondérale – il s'emmêla dans le ruban, faillit réussir à passer, mais maladroitement, il bascula dans le plan d'eau où à présent chacun de ses camarades hurlait à la mort sous l'œil amusé d'Alvarez qui jubilait depuis son perchoir.
L'étreinte sournoise qui entaillait son mollet cessa soudain et laissa quelques instants de répit à l'Hercule qui tentait de comprendre ce qui leur arrivait. Alors, il distingua nettement trois silhouettes sous l'eau, trois énormes ombres se faufiler et torpiller en direction de Fat-Fab qui gesticulait maladivement pour tenter de se redresser. -«Des poissons. de gros poissons! ils nous attaquent» hurla-t-il lorsque derrière lui un autre Serrasalmus solitaire vint lui arracher un morceau de sa cuisse, ce qui le fit chuter en avant pour devenir le festin de deux autres piranhas affamés et énervés. Une des jeunes filles parvint à rejoindre le bord, avec agilité, elle franchit la grille et échappa de la sorte aux prédateurs. Affolée mais consciente, elle eut encore le réflexe de saisir son portable et d'appeler les secours. Sous ses yeux, le grand crollé se débattait pour échapper aux féroces mâchoires d'un Serrasalmus particulièrement tenace qui faisait des bonds hors de l'eau agitée.
Dans le bassin, où à présent l'eau verdâtre était devenue presque noire, le corps ou ce qu'il en restait - un squelette partiellement dépouillé et à peine recouvert de lambeaux de vêtements triturés ‑, de Fat-Fab flottait doucement en faisant des soubresauts à chaque bouchée des piranhas.
Au loin des sirènes retentirent. Repu, Alvarez s'accouda à son balcon. La Canicule, cette sacrée canicule, avait miraculeusement contribué à satisfaire sa soif de vengeance. La canicule, cette chaleur et cette moiteur insupportable pour le commun des mortels avait permis aux piranhas de survivre, dans un premier temps dans les containers alignés en série par vases communicants dans sa cave et ensuite dans le plan d'eau communal. Cette canicule avait encore contribué à inciter ces jeunes insolents à braver la loi et les règles pour finalement aller se baigner.
Les premiers curieux, suivis de près par les secours et les autorités eurent tôt fait d'envahir la place communale. Quelques minutes suffirent pour qu'Alvarez soit maîtrisé et embarqué.
La Canicule, 32°c, un PH de 6,5 et tout le machiavélisme de cet immonde bonhomme suffirent à faire un véritable carnage.
Cet été-là fut appelé l'été meurtrier, si le nom n'avait rien d'original, toute la tragédie qu'il évoquait n'allait laisser personne insensible pour de nombreuses années à venir.
FIN
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