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Amour au chocolat par ifrit

Amour au chocolat

"Raconte-moi, raconte-moi encore ! Raconte-moi la vie !" Le petit Lucas rend visite à son grand-père chaque fin de semaine. À chaque fois, la même odeur de chocolat chaud l'assaille, le même parfum sucré hante la vieille maison. Les lattes du plancher en sont gonflées, le moindre craquement réveille l'air gourmand, il sirupe, se condense sur les vitres de la cuisine, de la chambre et sur la table en verre du salon.

Lucas s'assied sur le canapé en cuir marron, tenant son chocolat avec mille précautions. Cet or marron, c'est le pétrole de grand-père. Son carburant à lui, l'essence pour sa machine à rêves. Et surtout, le moment du chocolat donne toujours lieu à une histoire. "Bois moins vite papi ! suppliait le garçon, ou il ne va plus t'en rester pour la fin et tu devras t'arrêter pour en refaire !" Le vieil homme sourit. Ce sourire redresse sa grosse moustache et plisse ses pattes d'oie.

"D'accord. Que veux-tu que je te raconte aujourd'hui ?". Lucas pose un regard interrogateur sur son aïeul. Il souffle sur le filet de vapeur qui s'échappe de sa tasse, les yeux fermés. Ses narines frémissent. L'air autour de lui semble bourdonner, comme si la pièce était soudainement devenue un hammam au chocolat. De la buée se forme sur les verres de lunette du grand-père tandis qu'il laisse le filet monter à son visage. Il s'en amuse, et sourit à nouveau. Ses yeux s'ouvrent et s'allument. "Comment va ton amoureuse ?" Lucas sursaute, son chocolat se renverse sur le cuir. Son grand-père lève un doigt. Chut ! Qu'il ne bouge pas ! Ensemble, ils regardent la flaque se former, et commencer à descendre le long du sofa. Le liquide brun coule, s'arrondit, s'amenuise, sa course ne semble jamais finir. Il n'y a plus qu'une goutte qui défie le plancher. Les deux retiennent leur souffle.

 

 

Ploc ! La planche noueuse recueille le précieux breuvage. Déjà, une autre goutte se forme, et suit son chemin. Elle enfle, se profile, s'alourdit, et dans une chute tout aussi rectiligne, va s'écraser sur la première. Lucas regarde son grand-père. "Connais-tu la marque de ce chocolat ?" dit ce dernier. "Non, c'est quoi ? Et quel rapport avec mon amoureuse ?" demande Lucas, déconcerté par ce grand-père qui paraît soudain très grand. Il est immense, les coudes sur les genoux, assis de l'autre côté de la table en verre, il emplit tout l'espace, toute la pièce. Lucas tremble. Le salon sombre dans une obscurité brune, une obscurité à moustache. L'histoire lui fait peur, mais il veut savoir. Il continue. "Avec Julie... Ca ne va pas bien, elle m'a dit que je regardais trop les autres filles". Ploc ! Lucas sursaute à nouveau, renversant par la même occasion un peu plus de chocolat. Une mare s'est formée sous le canapé, une mare de chocolat. Ploc ! "Alors je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à être plus belle. C'était méchant de dire que je préférais les autres filles !" Le grand-père lève les yeux vers le garçon. Derrière ses fines lunettes, ses yeux le fixent, le clouent, le paralysent. "Tu pensais ce que tu as dit ?" Ploc ! L'enfant secoue la tête. "Non ! Non ! C'est mon amoureuse ! C'est elle la plus belle !". Il regarde le visage du vieil homme. Ce visage qui semble taillé dans le même bois que toute la maison, et dans l'obscurité grandissante, il pourrait presque y voir des noeuds. Ploc ! "Elle a pleuré... Je ne voulais pas...". Alors l'homme se lève. Il perce presque le plafond, immense, immobile, immense. Il tend sa main, une énorme main d'où pointe un doigt, ce même doigt qui a imposé son silence à Lucas. Le garçon se recroqueville sur le canapé, et comme le géant s'approche, il entend son souffle. Le bras s'étend d'un coup. Il ferme les yeux.

 

 

Lucas hésite, tend le cou avec prudence, et sa bouche forme un "oh" silencieux. Le doigt du vieil homme a arrêté la course des gouttes. Il remonte lentement, presque avec tendresse, il caresse le cuir marron. Le garçon regarde le doigt, ce même doigt qu'il pensait pointé sur lui, ce doigt tout doux qui rend à la petite flaque sur le canapé sa fugitive. La voix de l'homme au doigt croque le silence. "Ce chocolat s'appelle Juliette, comme ta grand-mère." Lucas écoute. Il n'a pas connu sa grand-mère. "Ce chocolat est une femme. Si tu ne sèches pas ses larmes, il en coulera de nouvelles.". Lucas comprend. Alors lui aussi veut être grand, grand comme cet homme qui raconte des histoires d'amour avec du chocolat. Grand pour empêcher le chocolat des femmes de couler.

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Style : Nouvelle | Par ifrit | Voir tous ses textes | Visite : 766

Coup de cœur : 11 / Technique : 11

Commentaires :

pseudo : quésaco

joli, je dirai même mieux excellent

pseudo : malone

mmmmh c'est pas pour rien que je me languissais de ton retour... qu'est-ce que tu veux que je te dise l'ami, tu raconte le temps s'arrête... "papy amour" on a envie de s'y blottir... gros CDC copain et rebienvenue...

pseudo : nage

sublime!!!!!! j'adore!!! un grand plaisir.CDC

pseudo : VIVAL33

Une histoire succulente, comme le sont les histoires d'amour... (enfin, certaines...). CDC

pseudo : Karoloth

Quelle histoire merveilleuse et si merveilleusement écrite. CDC!!!

pseudo : bibiche.g

j'admire ton style d'ecriture...BRAVO

pseudo : cha

c'est trop mignon ça! Joliment écris msieur

pseudo : fatieamine

j'ai adoré la description et le façon dont vous avez détaillé cette petite et merveilleuse scène