Il sera 17 heures, et mon frère et moi serons alors au comble de l’excitation. Chaque seconde nous paraîtra aussi longue qu’une vie. Brève certes, mais une vie tout de même ; on aura l’impression, comme durant tous les Réveillons, que chacune portera tout l’ennui et la langueur du monde. Bien entendu, ce ne sera qu’une impression, et, humant les effluves provenant de la cuisine, nous nous efforceront de ne pas trop y penser. Papa rentrera du travail vers 18 heures 15, et mon frère lui sautera au cou pendant que j‘envierai son âge et son innocence, me parant d’un sourire gêné. Quelques minutes plus tard retentira la sonnerie, et Pépé et Mémé feront irruption, tous joyeux d’être au chaud après avoir combattu la neige qui ne manque jamais son rendez-vous. Plus par habitude que par soucis de vérité, Maman dira qu’elle n’est pas prête. Mémé lui rétorquera que ce n’est pas grave, et nous nous installerons à nos places habituelles tout autour de la petite table qui, selon Pépé, aurait vu passer au moins cinq générations.
Maman nous portera les toasts, les mêmes que ceux de l’année précédente. Peut-être les canapés auront-ils changés selon leur disponibilité en magasin, mais nul ne s’en apercevra alors. On discutera –enfin, les adultes discuteront- du froid et des problèmes touchant EDF. Papa et Pépé râleront un peu au sujet de la mauvaise qualité du service, comme quoi les fonctionnaires « c’est vraiment pas ça ! ». Ils en viendront aux même conclusions inutiles que l’année dernière, qui étaient par ailleurs identiques à celles de tous les noëls précédents. Et je penserai alors à cette pauvre table, qui devait être lasse d’entendre inlassablement les même propos, d’assister les mêmes pensées, de supporter irrémédiablement les mêmes plats au fil des ans. Elle devait profondément s’ennuyer. Et moi aussi je succomberai à l’habitude et me dirai qu’une table, ça ne réfléchit pas. Mon frère, comique dans l’âme et en ébullition à l’approche des cadeaux, essaiera d’amuser la galerie. En vain. Il sera congédié dans sa chambre. On le rappellera une heure et demi plus tard.
A table, on parlera politique. On critiquera les mesures inutiles du gouvernement, les discours superficiels de l’Assemblée, les salaires scandaleux des ministres et on fera bien entendu la satire du Président. C’est noël non ? Cette discussion durera du foie gras au chapon. A partir du fromage, le débat se centrera sur un sujet que je ne comprendrai pas trop, avec des notions comme « effondrement », « crash boursier » et « crise ». Moi, la seule crise que je connaitrai, ce sera celle que pique Maman devant ma chambre. Puis, on nous enverra, mon frère et moi, avant le dessert, dans ma chambre. Il sera vers les 11 heures 15. On se lèvera, mine de rien, et on obéira. Le moment fatidique approchera. Je saurai pour ma part que le Papa noël n’existe pas –je suis un grand, moi – mais je resterai muet pour préserver mon frère de la vérité. C’est si beau de savoir rêver et d’être petit (enfin, c’est ce que dit parfois Maman avec un drôle de sourire, pendant qu’elle repasse ou cuisine. Moi, je ne suis pas d’accord mais je me garde bien de le lui dire !)
On nous appellera. Mon frère bondira hors de la chambre telle une fusée ; je ferai quand à moi une arrivée plus discrète. Un jeune homme se doit d’être parfait dans sa tenue. On s’étonnera devant les paquets entassés au pied de l’arbre que l’on aura décoré quelques jours auparavant. On déchirera, avec la même vigueur que les années précédentes, les papiers qui auront dû nécessiter plusieurs heures de travail acharnées. Nous nous extasierons devant les cadeaux et embrasserons Pépé Mémé Maman Papa. Papa aura l’air très content, mais quelque chose dans son regard me dira silencieusement le contraire. Il faudra attendre plusieurs décennies une femme et deux mioches avant que je comprenne ce qu’il ressentait ces 24 décembre. Alors j’aurai assimilé plein de nouveaux termes comme « licenciement », « chômage » et « SMIG ». Mais, en CE 24 décembre, je n’en serai pas encore là, et je n’aurai qu’une envie, comme toujours, celle d’essayer mes cadeaux.
Puis, tout s’accélèrera, on ira se coucher, on se retrouvera le 31 Décembre, on reparlera de quelques problèmes, on râlera, on mangera, ensuite on criera après ce foutu serveur téléphonique qui ne veut pas que l’on appelle, comme chaque année, on s’embrassera, on se dira des « Bonne année ! » avec des cernes et des airs de déterrés, ne sachant même plus ce que l’on célèbre, enfin on dormira, et le lendemain tout redeviendra normal, on oubliera ces fêtes, ces résolutions, attendant seulement les prochaines comme des bêtes perdues, égarées.
Je le sais car c'était comme ça l'année dernière, et toutes celles avant, et parce que ce sera aussi ainsi les années à vernir, toutes les années à venir. Quelques fois, il y aura une personne de moins, un mioche de plus, mais tout restera toujours pareil. On remplacera peut-être la table devenue branlante, mais quelle différence ? C’est peut-être le propre de l’homme de se complaire dans sa routine. Peut-être sommes nous incapables de hasard. Ah ! Tout était plus facile avant… L’enfance…
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Style : Nouvelle | Par dark-fate | Voir tous ses textes | Visite : 546
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pseudo : tournesol
Haaa l'innocence de l'enfance! La routine... c'est tout ce qu'il i a de plus ennuyant! Mais comment combattre??? !
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