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Roger et ses belles par Karoloth

Roger et ses belles

 

Roger et ses belles

 

L'existence de Roger, sans avoir été morne, n'avait pas été spécialement mouvementée. Il était né peu après la guerre et avait passé ses belles années à l'époque des yéyés ce qui, en quelque sorte, était une chance comparée à l'époque actuelle où la jeunesse n'est envisagée que comme une masse consommatrice potentielle ou bien montrer du doigt et vilipendé dans sa généralité.

 

Avec le temps et après une vie bien remplie, il avait eu trois fils et deux filles, pas tout à fait dans cet ordre là mais bon, puis quelques petits enfants, Roger était devenu un vieux pépé enjoué et toujours d'humeur égale. Peu de choses étaient capable de le déstabiliser, il en avait tellement vu, mais ce qui le mettait encore en rage, hormis toutes les horreurs du monde qu'il faudrait être un humain de piètre qualité pour ignorer, même blasé à l’excès, c'était des trucs tous bêtes auxquels généralement on ne prête pas attention, comme par exemple lorsque, à la radio ou à la télévision, on présente des gens par leur prénom, comme s'ils sont de vos amis, pire, de votre famille: « Des nouvelles de Johnny… » _ «  Laetitia a dit... » _ « Et Sylvie... » _ « Qu'en pensent Nicolas et Clara... », etc, etc... L'autre chose qui le mettait hors de lui, une broutille on peut le dire, mais pour lui les mots avaient un sens, c'était cette étrange manie qu'avaient depuis quelques temps les mêmes intervenants des médias de présenter une certaine personne avec le titre étonnant, pour des gens vivant en république, de « première dame de France », comme si il y avait une première et une dernière. Pour lui, ces petites choses liées à de nombreuses autres, toutes aussi futiles, mais dont l'accumulation le faisait frissonner, témoignaient de la dérive inquiétante de notre société.

 

Par bonheur, il avait d'autres qualités que celle de traquer les travers des professionnels de l'information. C'était un bon vivant et un beau parleur et à ce double titre on aimait sa compagnie notamment lors de repas ou de soirées. Dans ces occasions, il aimait à raconter des histoires de ses jeunes années, et parler de ses anciennes conquêtes qui avaient été nombreuses à ce qu'il semblait, était son sujet de prédilection, chacun était à l’écoute et tous adoraient, sans se soucier de faire la part entre ce qui était inventé et de ce qui était proche de la vérité.

 

Il avait par exemple connu bien avant qu'il ne se marie, une jeune fille fraîchement débarquée de Guadeloupe, objet de désir rare en ces temps là, avec qui il avait flirté quelques temps. Sa peau avait la couleur du chêne doré et sans être d'une très grande beauté, elle possédait un charme indéniable qui la lui faisait envier de tous ses amis. Bien entendu, elle connaissait peu de choses de la métropole et le temps passé dans la région jusque-là ne lui avait pas encore permis de se faire une vision bien net de la situation des gens d'ici. De ce territoire, elle avait une image déformée par les récits enjolivés des îliens expatriés qui revenaient de temps à autre au pays, hautains et pimpants, et qui avaient tendance à exagérer la qualité de leur vie. Mais bien que leurs conditions d'existence n'aient pas été aussi mirobolantes que leurs récits aient pu le faire penser, elles étaient néanmoins plus enviables que celles de ceux qui n'avaient pas pu ou osé faire la grande traversée. D'après ce qu'elle lui en avait dit, là-bas, pour elle, sa famille et bien d'autres antillais, la vie était très difficile. Le manque de tout, sauf de soleil (mais cela suffit-il au bonheur de vivre?), surtout celui trop fréquent d'une alimentation suffisante poussait à tenter l'aventure, loin au-delà des mers.

 

Roger et d'autres garçons, profitant de sa naïveté, s'amusaient à faire gober à cette ingénue toutes sortes de couleuvres que Marguerite (il semblait bien que ce fût là son prénom), feignait seulement d'avaler le plus souvent, n'étant pas si idiote que certains pouvaient le penser. Lui s'en souvenait avec émotion et on sentait à la façon dont il en parlait quelques regrets de l'avoir laissé partir au bras d'un autre que lui. Mais ainsi va la vie.

 

Il aimait aussi évoquer une autre de ses petites amies, il était intarissable. Elle s'appelait Christine. Il devait avoir un peu plus de vingt ans quand il avait fait sa connaissance, car il venait d'être libéré de ses obligations militaires, comme on disait pour désigner de longs mois de contrainte et d'ennui.

Il s'agissait d'une jeune fille assez autoritaire et qui ne s'en laissait apparemment pas conter au contraire de la petite Marguerite. Son physique, ses postures, sa façon de toiser les personnes qui lui adressaient la parole et qu'elle ne connaissait pas, tout dans sa personnalité donnait à croire que l'on avait affaire à quelqu'un extrêmement structuré et sûr de lui-même. Pour autant il n'en était rien. Une paille s'était-elle glissée dans son âme à un instant de sa vie ou bien quelque malin chromosome lui avait-il été légué par un ascendant un brin crétin?... le fait est que, au-delà de l'apparence, lorsqu'on la connaissait plus intimement, on découvrait une fille plutôt hésitante et par dessus tout, terriblement jalouse et superstitieuse. Roger n'aurait pas eu suffisamment de temps pour rapporter toutes les inepties qu'elle exprimait à longueur de journées et qui étaient autant de conjurations face à la présence attestée du mauvais œil; ni pour exposer toutes les manies, tics et comportements irrationnels auxquels elle se livrait en guise d'exorcisme. Se figeant au passage d'un chat noir, s'écartant devant une échelle dressée, devinant le signe du destin partout et en tout.

 

A force, ces divagations avaient eu raisons de l'amour que Roger lui portait. Une pesante lassitude s'était installée et au bout de six mois, il l'avait quittée. En partie à cause de ses obsessions délirantes, mais aussi en raison de son comportement jaloux qui lui interdisait d'avoir la moindre relation cordiale avec une personne de sexe féminin. Parfois un simple regard suffisait à enflammer l'imagination de la belle; un sourire poli de lui à une autre était, aux yeux de Christine, une invite à se revoir. Tombaient alors les reproches, les menaces, auxquelles se succédaient parfois des crises larmoyantes interminables. Bref, pour le pauvre Roger, si l'enfer existe, il devait ressembler de prêt à sa vie d'alors, harcelé et écrasé à la fin qu'il était, par les excès de cette furie. Pourtant, en y repensant, après qu'il l'eût quittée et que son regard fût devenu celui d'un simple spectateur, il en riait de bon cœur. Toute cette confusion, cette frénésie, ces idées loufoques jusque dans les choses les plus surprenantes étaient tellement démesurées qu'elles ne pouvaient que porter au rire, quand on n'était pas directement concerné bien sûr.

 

Il se souvenait particulièrement d'une anecdote typiquement représentative du personnage. Elle avait fait un jour une chute à vélo et s'était largement entaillée le côté de la cuisse. La blessure était profonde et impressionnante pour le commun des personnes. Chez sa mère, une femme gentille mais tout aussi imprévisible que sa fille, Roger avait mis quelques compresses sur l'entaille et bandée le haut de la jambe pour éviter un saignement trop important. Puis, il avait emmené son amie à l'hôpital à bord de sa vieille Renault huit. Aux urgences et après qu'un médecin eût jeté un rapide coup d'œil à la plaie et constaté que cela pouvait attendre un peu, on leur demanda de patienter. Elle, faisant preuve d'une force de caractères assez exceptionnelle aux vues de la situation, supporta sans mot dire, pendant près de deux heures, la vive douleur, jusqu'à-ce que le médecin revienne et les invite à le rejoindre dans un petit cabinet au milieu duquel se dressait une table recouverte d'un revêtement plastique. Christine  s'y allongea à la demande du praticien qui inspecta à nouveau la blessure. Ceci fait, il déclara que, malgré son apparence et l'inquiétude qu'elle pouvait soulever, il s'agissait de quelque chose d'assez bénin. Avec quelques points de suture et du temps, cela se guérirait très bien.

__ Par contre, dit-il, étant donné la taille de la coupure et le fait qu'elle soit un peu profonde, je vais devoir... 

Il sembla compter en passant l'index le long de l'entaille, puis il reprit à l'intention de Christine: 

__ Je vais devoir vous faire pas moins de treize points de suture. 

A ces mots, Roger vit sa compagne blêmir.

__ Oh non! Implora-t-elle, pas treize...Vous ne pouvez pas en faire un de plus?

Toute épouvantée à l'idée de voir graver, sous quelque forme que ce soit, ce nombre maudit dans sa chair.

 

Généralement, et comme il savait raconter cette aventure avec humour et force détails, à la chute, les rires fusaient. Conteur, c’était là son talent. C’est ce talent qui sans doute le fit le plus regretter par ses amis lorsque sa dernière amante vint le chercher et l’emmena avec elle dans un lointain pays d’où l’on ne revient pas. Quand on le conduisit à sa dernière demeure, aucun journal n’en fit mention, pas même en dernière page, et la télévision ne se déplaça pas, il n’aurait plus manqué que cela, mais nombreux étaient ceux qui avaient fait le déplacement, des petites gens pour la plupart, des anonymes comme on dit connement dans le petit écran, et les larmes, par ce matin de printemps, troublaient le paysage pour bien des gens.

Souvent, depuis, les uns ou les autres repensent à lui et en parlent, et, c’est assez bizarre, ce qui revient toujours ce sont les histoires de ces jeunes filles que personne n’a connues mais qui restent en mémoire.

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R.D

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Style : Nouvelle | Par Karoloth | Voir tous ses textes | Visite : 579

Coup de cœur : 10 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : Iloa

Karoloth, tu es un grand écrivain...un grand poète...un grand ! Ta nouvelle est merveilleuse.

pseudo : Bonnie

je ne peux qu'être d'accord ,tu es un vrai écrivain,talentueux et original!!!

pseudo : Déméter

Un papy bien sympathique et bien décrit par l'auteur !

pseudo : Karoloth

Peut-être ne faudrait-il pas trop exagéré. Mais merci quand même.

pseudo : BAMBE

Du plaisir, que du plaisir, on se prend, on s'éprend de Roger et de ses belles. Bravo

pseudo : nani

On se racontait de bien belles histoires avant l'apparition de la télévision et de tout ce modernisme qui tue le "parler"heureusement pour nous il reste de bien beaux conteurs parmi nous et c'est dit du fond du coeur ...

pseudo : nage

Non karoloth je ne pense pas qu'il y à de l'exagération je suis tout à fait d'acore avec eux.Ton texte ma transporte et je me suis retrouvée en compangnie de Roger et c'est histoire de femme ou j'ai passé un très bon moment bravos j'adore comme toujours biz amical