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LA FUITE (l'échappée) par tehel

LA FUITE (l'échappée)

Une fois encore, Brandy se regarda dans le miroir fêlé de la petite armoire à glaces fixée au mur juste au dessus du lavabo de la cuisine qui servait également de salle de bains.

Pareille à une étoile qui se meurt doucement, une larme perla au coin de son oeil rougi par trop de chagrin et roula sur sa joue meurtrie et constellée d’ecchymoses.

Les gargouillis du percolateur encrassé par le tartre résonnèrent dans toute la maison, tandis qu’au dehors, un soleil pâle se levait à peine sur le domaine désert des Shelton.

Brandy soupira en réprimant un sanglot étouffé.

Affalé dans l’unique divan à deux places du salon, Scott dormait à poings fermés.  Ses bronches émettaient des sifflements stertoreux qui révélaient qu’il encore bu une bonne partie de la nuit.  Une de ses chaussures, qu’il avait perdue en rentrant, gisait au sol, sa chemise à carreaux, maculée de dégueulis et de morves séchée, était grande ouverte sur son torse poilu, tatoué aux initiales de Brandy.

La femme lui décocha un regard réprobateur plein de dégoût et elle mit chauffer le biberon qu’elle venait de préparer.

Showny dormait paisiblement, calée entre les deux fauteuils en rotin placé face à face qui lui servaient à la fois de couche et de berceau.

Les Shelton connaissaient des fins de mois difficiles depuis que Scott buvait et les exécrables conditions atmosphériques de ces dernières semaines n’avaient rien arrangé à la déchéance du domaine.

Ce jour-là pourtant, le soleil brillait, renaissant par dessus les collines plantées d’arbres, quelques oiseaux chapardeurs piaillaient dans les ornières inondées où ils grappillaient quelques graines rescapées des crues et l’horizon, dégagé sur le seul et unique chemin de terre, semblait accueillant et idyllique.  Malgré tout, chez les Shelton, ce n’était ni le bonheur ni la joie.

Quand Scott était rentré tard dans la nuit, il avait brisé la fenêtre de la porte d’entrée pour l’ouvrir, et il s’était mis à vociférer sans se préoccuper de Showny qui dormait.

Brandy avait bien tenté de lui faire entendre raison, mais comme à chaque fois qu’il avait trop bu, Scott n’avaient rien écouté et dans un moment de folie comme il lui en arrivait de plus en plus souvent, il avait frappé Brandy au visage à deux reprises.

Deux directs violents et pleins de haine qui atteignirent la femme à l’oeil droit.  Deux coups puissants qui la firent tomber et rouler par terre tandis que les cris de l’enfant réveillé se mélangèrent à ceux de l’homme déchaîné.

Il avait encore essayé de lui décocher un coup de pied, mais elle avait réagi juste à temps en se recroquevillant sur elle-même, si bien que Scott avait heurté la table de la cuisine, la faisant basculer en hurlant de douleur.

Brandy s’était aussitôt relevée, prête à fuir, mais comme l’homme s’était assis pour rapidement se déchausser, et se masser le pied endolori, elle s’était résignée en se blottissant dans un coin de la pièce en attendant que Scott finisse par se calmer.

Et effectivement, il avait vite sombré dans un sommeil profond, proche du coma éthylique.

Cette nuit-là, elle décida de partir, de l’abandonner, de fuir bien loin de cet homme devenu trop dangereux pour elle et l’enfant.

Tandis qu’il ronflait d’un souffle caverneux, elle avait rassemblé toutes les cartouches du vieux fusil à deux coups précieusement accroché à la cheminée, et elle les avait toutes jetées au fond du puits.  Brandy s’était assurée que Scott n’en avait pas cachées ailleurs, puis elle avait prudemment cherché les clefs du Bedford garé dans l’allée.

Elle avait jeté les munitions du fusil parce qu’une fois déjà, elle avait tenté de fuir.  C’était cinq mois plus tôt, un peu avant qu’elle n’accouche de Showny...

 

Cette fois-là, la camion avait dérapé sur les gravillons, aussitôt, la portière avait claqué et les pas imprécis de l’homme avaient résonné dans la nuit.

La porte d’entrée avait tremblé sur ses gonds tandis que d’un coup d’épaule, il l’avait ouverte et Brandy avait sursauté.

Scott avait crié.

Il avait hurlé.

Il l’avait insultée, et puis, il avait littéralement saccagé la cuisine en balayant, d’un geste brusque, toute la vaisselle rangée dans l’armoire suspendue.

Brandy n’avait pas bougé, elle avait protégé son ventre gonflé de ses mains tremblantes, elle avait fermé les yeux pour ne plus voir cet horrible monstre devenu fou, et elle avait prié Dieu pour que cet enfer cesse enfin.

Scott avait soulevé le couvercle de la casserole en s’égosillant à l’adresse de sa femme qui s’était réfugiée sur la terrasse, puis, il s’était assis dans le divan et finalement, il s’était endormi.

Brandy avait fui.

Elle avait couru.

Elle avait couru aussi vite qu’elle avait pu, pliant sous les coups de pieds violents de Showny, haletant péniblement, et puis, les phares jaunes du Bedford étaient apparus au loin.

Des phares ronds, comme des yeux hagards, comme des yeux de prédateur, qui avaient découpé son ombre titubante, cette ombre qui s’était étirée et déformée au fur et à mesure que le Bedford avait rattrapé la femme qui zigzaguait.

Scott l’avait dépassée, et puis, il avait tiré violemment sur le frein à main pour faire déraper le véhicule.  Brandy s’était figée sur place, son cœur – elel ne l'oublierait jamais - cognait à tout rompre dans poitrine paniquée, Showny remuait nerveusement.

L’homme avait tout simplement ouvert la portière du côté passager, invitant la femme à monter à ses côtés.

Elle avait fait un pas.

Puis un second.

Comme elle tardait, Scott avait joué fébrilement avec l’accélérateur et puis, comme ne se décidait toujours pas, il avait embrayé et passé la marche arrière.

Les deux petites lampes blanches des feux de recul s’étaient allumées en même temps, Brandy avait tressailli, elle était soudain sortie de ses songes en revenant à la réalité.

Les yeux fixés sur l’effigie des deux porcs occupés à forniquer et auréolés des lettres disant: SuperLover, elle avait rejoint le Bedford, puis elle avait regardé Scott assis derrière le volant, les yeux figés devant lui, dans le vide, vers le néant, la bouche déformée par rictus sévère et effrayant.

- Grouille-toi, ma patience est à bout ! avait-il maugréer d’un ton violent.

Et quand elle eut monté les deux marches du camion, elle remarqua la main droite impatiente de l’homme, posée sur la banquette.

Ses doigts pianotaient énergiquement le chrome du fusil couché sur le siège.

- La prochaine fois, Scott l’avait dévisagée, les yeux exorbités, le front plissé de mille rides, tu y goûteras ! avait-il craché, se doutant fort bien qu’elle avait repéré l’arme.

Brandy s’était assise sans rien ajouter, tandis que Scott avait fait demi-tour.

Ce soir-là, il exigea de faire l’amour avec elle, malgré les recommandations du médecin et pendant qu’il s’essoufflait en haletant au creux de son oreille, elle comprit qu’elle ne l’aimait plus du tout.

C’était cinq mois plus tôt...

 

Brandy savait que Scott était capable de tirer sur elle, et à la rigueur, elle s’en moquait éperdument.  Mais ce qui l’inquiétait principalement, c’était Showny !

Durant ses saoulographies, Scott était capable de tout !

Une fois qu’elle eut jeté toutes les cartouches, elle alla voir dans le Bedford, d’ordinaire, Scott y laissait les clés sur le contact, mais malheureusement, cette fois-là, il les avait empochées.

Brandy avait bien essayé de les extraire de la poche arrière de ses jeans, mais à chaque tentative, Scott avait failli se réveiller, si bien qu’à l’aube, elle était toujours là à guetter le moment propice pour lui voler les clés de contact du camion.

Brandy savait conduire - autrefois, son père lui avait appris - du moins, elle espérait qu’elle savait encore, car cela faisait des années qu’elle n’avait plus conduit.  Scott disait que conduire c’était une affaire de mecs, pas de gonzesses, et il ne l’avait jamais laissée conduire leur camion.

Mais si elle voulait lui échapper, il fallait qu’elle prenne le Bedford, autrement, Scott eut tôt fait de la rattraper !

Tandis qu’elle donnait le biberon à Showny, elle garda un oeil sur l’homme pour repérer quand il se retournerait mettant ainsi la poche arrière de ses jeans à portée de sa main fébrile et impatiente.

Scott ne bougeait pas.  C’était toujours pareil, quand il avait bu, c’était comme s’il était assommé et cela pouvait durer longtemps.  Il lui était même arrivé de dormir jusque tard dans l’après-midi et Brandy espérait très fort que cette fois encore il dormirait très tard pour lui laisser le temps de fuir avec Showny.

L’homme soupira et, par chance, il se retourna sur le côté en maugréant quelques mots incompréhensibles.

Brandy retint son souffle et quand elle vit la bosse formée par les clés de contact, elle posa Showny délicatement dans les deux divans et s’approcha de Scott en silence.

L’homme n’avait pas ouvert les yeux.

La main de Brandy chancelait, elle avait peur, elle savait que s’il se réveillait en la surprenant, il deviendrait fou de colère et Dieu seul pouvait augurer de ce qui se passerait ensuite...

Elle tâta délicatement les pantalons déformés et quand elle fut certaine que les fameuses clés s'y trouvaient bien, elle se risqua à glisser les doigts dans la poche...

Scott remua en la repoussant lentement, Brandy s’était figée sur place, paralysée par la peur, d’autant plus que Showny avait rouspété en criaillant de sa voix perçante et aiguë, mais un coup d’oeil à l’homme qui dormait toujours, la rassura.

Habilement, amusant Showny de se main gauche battant l’air, elle prit les clés du Bedford.

Scott se retourna encore, Brandy arrêta de respirer.

Il ronfla.

La voie était libre.

Elle installa Showny dans un panier en osier qu’elle utilisait pour ramasser le linge qu’elle mettait sécher sur les fils au jardin, et, sans plus attendre, elle sortit avec l’enfant.

Le Bedford était là, à 10 mètres de la maison.

Sans bruit, la femme referma la porte d’entrée, puis le moustiquaire.

Elle ouvrit la portière du camion et hissa le panier sur la banquette pour venir s’installer derrière le volant.

Elle introduisit les clés dans le contact et ...

4 pédales !

Le Bedford possédait 4 pédales au plancher.

4 pédales ?

En principe, il ne devait y en avoir que trois: un embrayage, un frein et un accélérateur, mais là, il y en avait 4 !  Jamais elle n’avait remarqué ce détail, jamais elle n’y avait fait attention !

A quoi pouvait bien servir cette quatrième pédale ?

Brandy n’en avait aucune idée, elle avait beau y réfléchir, elle s’angoissait en guettant la porte de la maison.

Showny se mit à pleurer, Brandy embraya en appuyant son pied gauche au hasard et elle tourna le contact.  Le Bedford vrombit en crachant sa fumée noire, elle paniqua en pensant que Scott allait entendre le bruit du moteur, puis elle manœuvra en marche arrière, puis, elle tenta d’engager la première.

Le levier de vitesse buta en grinçant et le moteur se cala.  Cette fois, surprise, et complètement réveillée, la petite Showny se mit à brailler.

- Chut, tais-toi, du calme, du calme, arrête, ça va aller ! lui susurra Brandy en rallumant le moteur et en essayant à nouveau de passer la première.

- C’est cette pédale, je ne sais pas à quoi elle sert ! jura la femme en l’enfonçant de toutes ses forces.

D’un coup, le Bedford bondit en avant et fit quelques soubresauts pour brutalement s’arrêter.

- C’est ça, c’est un second embrayage ! s’émerveilla Brandy en s’adressant à Showny qui pleurait davantage.

La femme tourna le contact.

Le moteur hoqueta, toussa, patina, dérailla et finalement, Brandy lâcha la clé.

- Allez, je t’en prie ! elle parlait au camion en le suppliant.

Elle essaya encore.

Le moteur s’étrangla et étouffa, Brandy frappa violemment le volant en pleurant.

Collé sur le pare-brise garni d’autocollants affreux, juste à hauteur des yeux éperdus de la femme, le rétroviseur, mal positionné, refléta l’image de la porte d’entrée qui s’ouvrait lentement.

Les rayons du soleil miroitèrent sur l’acier trempé d’une dent de la pelle à grille fixée près de la cheminée d’échappement.

Dans l’encadrement de la porte, juste derrière le moustiquaire troué, le spectre titubant de Scott apparût.

Brandy, trop occupée à essayer de remettre le Bedford en marche, ne le remarqua pas

- Hé là ! qu’est-ce que vous faites ? hurla l’homme en s’imaginant qu’un voleur tentait de lui dérober son camion.

Les cheveux en bataille, les yeux exorbités, il poussa le moustiquaire violemment et chancela en direction du camion.

Brandy relâcha le contact, se rappelant les conseils de son père qui lui disait toujours qu’il ne fallait jamais trop insister quand un moteur refusait de démarrer, au risque de le noyer.

- Hé là ! hurla Scott de sa voix rauque et fatiguée.

Brandy sursauta, elle ajusta le rétroviseur et vit Scott qui s’approchait du camion par la droite.  Elle tourna à nouveau la clé de contact en pompant à toute vitesse sur l’accélérateur.

Scott faillit s’étaler dans les graviers, il se releva in extremis et atteignit la poignée de la portière, juste comme une épaisse fumée noire fusait hors de la cheminée du Bedford.

Brandy embraya et poussa le levier de vitesse en avant, elle accéléra, Scott tira un coup sec sur la poignée, Showny piailla de sa voix cassée comme la portière s’ouvrait et que le Bedford s’élançait.

Le visage défait et terrassé de haine de Scott surgit par dessus la banquette, Brandy passa la seconde, et Scott lâcha prise en boulant lourdement sur le chemin.

- Brandiiiii ! vociféra-t-il en regardant le camion s’éloigner droit devant.

De rage, il ramassa une poignée de gravier et de poussières qu’il lança dérisoirement en direction du nuage déplacé par le Bedford.

L’homme hésita quelques secondes, son esprit galopait, il se redressa péniblement, se releva, s’appuya sur ses mains égratignées et courut à l’intérieur.

Il décrocha son fusil et rageusement, il ouvrit le tiroir de la commode à la recherche de ses cartouches.

- Putain ! salope ! il tira un coup sec en faisant tomber le tiroir, il vérifia le contenu d’un coup d’oeil et fouilla l’armoire sous l’évier.

Là aussi, les cartouches avaient disparu.

Il jeta son fusil dans le divan et ressortit.

Tout au loin, le camion s’éloignait lentement.

- Brandiiii ! je vais te tuer ! hurla-t-il désespérément à l’infini.

- C’est tout, c’est tout, maman est là murmurait Brandy en caressant les cheveux duveteux de Showny de sa main libre.

Le camion n’était pas un véhicule ordinaire, les vitesses étaient pénibles à passer, la direction était très dure et la femme avait toutes les difficultés du monde pour le maintenir au centre de la route qui traversait le domaine des Shelton.

18 kilomètres à travers champs et bois.

18 kilomètres de routes dégradées, plein d’ornières, de trous, de bosses et de marres.

18 kilomètres jusqu’à la Nationale.

La Nationale, la liberté...

 

Scott essuya son front ruisselant de sueur, il avait la bouche pâteuse et des milliards de marteaux tambourinaient dans sa tête.  Malgré tout, il marchait toujours.

Tout droit.

Le maïs n’avait plus aucune importance, ni les blés, ni les fraises.  Scott marchait droit devant lui, ignorant les ronces, les trous et les flaques d’eau.

Il marchait, aussi vite qu’il le pouvait, il marchait, pour la rattraper.

Le chemin, l’unique chemin que Brandy devait suivre, formait, les trois premiers kilomètres jusqu’à la colline, une belle ligne droite, pour ensuite s’entortiller dans des sinuosités à têtes d’épingles.

Scott n’avait pas dû réfléchir longtemps, dès qu’il avait perdu de vue le camion, il s’était en marche.

Son pied droit déchaussé le faisait souffrir, mais peu importait, quand il la rattraperait, il lui ferait payer tout cela.

Scott connaissait le domaine par coeur.

12 heures de travail quotidien dans les champs et les vergers, lui avaient appris à connaître le moindre recoin du Domaine.

Il sourcilla en souriant quand il songea à Brandy qui devait bientôt aborder l’autre flanc de la colline, là où seul un habitué pouvait franchir aisément les profondes ornières du sol marécageux.

Au volant du Bedford, Brandy abordait effectivement la descente, le chemin était chaotique et le camion brinquebalait en tous sens.  Showny s’amusait beaucoup, elle aimait particulièrement bien d’être secouée.

La femme rétrograda et joua avec le frein, mais emporté par son poids, le véhicule glissa lentement en s’embourbant.

Brandy tira sur le volant, de toutes ses forces, mais la direction refusa de lui obéir, le camion patina en descendant.

Elle tira le frein à main, en accélérant un peu, l’arrière du Bedford se décala et roula de côté, emportant la cabine.

Dans un borborygme bouseux, le camion s’immobilisa en bas de la pente, totalement enlisé dans les méandres formés par les ornières.

Brandy mit les gaz, mais les roues patinèrent, faisant s’enfoncer davantage le camion dans les alluvions.

Le moteur cala, la femme se retourna pour s’assurer que Scott n’était pas sur leurs traces, elle enclencha les sécurités des portières et patienta quelques instants avant d’essayer à nouveau de dégager le véhicule.

Scott avait augmenté sa cadence, il ne marchait plus, il courait.

Son pied nu ensanglanté le faisait boiter, mais il essayait de ne pas en tenir compte, oubliant tout, focalisant toutes son énergie pour progresser plus vite encore.

Au loin, de l’autre côté de la colline, il lui sembla entendre le moteur du Bedford qui déraillait.

Il se mordit la langue pour se donner du coeur au ventre et plus vite encore, il gravit les flancs de la butte.

Brandy se concentra.

Elle compta jusque 10, tourna à nouveau la clé de contact, accéléra légèrement, jouant avec l’embrayage et enfin, elle parvint à rallumer le moteur qui cracha son épaisse fumée noire.

Elle passa la première et aussitôt la seconde pour éviter que les roues du camion patinent, puis elle relâcha la pédale délicatement, jusqu’à ce que le camion oscille un peu.

Au sommet de la butte, Scott apparut, tel un zombie.

- Brandiiii ! Brandiiii ! hurla-t-il en braillant au ciel.

Mais la fille ne pouvait l’entendre, le bruit du moteur surchauffé couvrait la voix démente de l’homme qui n’allait plus tarder.

La cabine franchit l’ornière, le second train de roues suivit, Brandy tourna le volant, s’assura que le camion se redressait et accéléra encore un peu.

Sur sa droite, Scott dévalait la pente en beuglant.

- Brandiiii !

Elle le repéra comme la remorque s’aligna avec la cabine.

Paniquée, la femme enfonça la pédale de l’accélérateur et d’immondes gerbes de boue giclèrent sous leur rotation.

Brandy se crispa, le Bedford pivota sur lui-même, la cheminée crachait toute sa puissance, les roues tournaient dans un effet d’optique surprenant, Scott fonçait dans leur direction, les poings en avant.

L’engin fit un brusque bond en avant, et soudain, propulsé par les chevaux-vapeur libérés, il pencha pour complètement se tordre de biais et venir s’écrouler lourdement dans l’espèce de marécage formé par les ornières.

Brandy et Showny hurlèrent, la tôle de la cabine se comprima, la carrosserie plia, le pare-brise vola en éclats, la portière droite s’enfonça, la banquette se détacha, Showny roula sur Brandy qui fut brusquement projetée contre le volant.

Le moteur cracha son dernier souffle comme Scott arrivait à hauteur du Bedford couché sur le flanc.

- Brandiiii ! criait l’homme en faisant le tour du véhicule fumant.

- Brandiii !

Showny s’époumonait dans les bras de sa mère qui essayait de réaliser ce qui venait de se passer.

Les jeans encrassés de l’homme apparurent à hauteur du trou formé par la baie du pare-brise complètement écrasée.

- Brandy ?  Brandy, t’as vu ce que tu as fait à mon camion ?  Brandy, tu m’entends ?

Scott s’agenouilla et se pencha, il repoussa la tôle fissurée du capot et plongea la main dans les ténèbres de la cabine.

Brandy recula, elle se blottit contre la paroi du fond, les doigts aveugles de Scott cherchaient en vain.

- Brandy, je sais que tu es là, c’est fini, tu as perdu, sorts !

Elle l’entendit qui montait sur la cabine.

La carrosserie s’enfonçait sous son poids, elle pouvait suivre la forme de ses pas sourds qui se déplaçaient sur le flanc du camion.

La tête hideuse de Scott apparu à l’autre portière presque intact.  Il tenta de l’ouvrir, mais n’y parvint pas.

- Brandy, sorts de là, sorts de là immédiatement ! une bave épaisse coulait de sa bouche tordue.

Showny n’avait rien.  Elle pleurait, mais elle n’avait pas été blessée.  Brandy l’inspecta du mieux qu’elle put, puis elle remua les jambes, mais celles-ci restèrent bloquées sous le tableau de bord complètement défoncé et affaissé sur la femme.

D’un coup de pied précis, Scott brisa la vitre de la portière, et il souleva le taquet de sécurité, avec un sourire dément, il tira sur la poignée.

Rien n’y fit, la portière était condamnée.  Il se pencha, s’allongea sur le ventre et essaya de pénétrer dans la cabine, Brandy hurla en essayant de se faire toute petite.

La cabine était totalement disloquée, et l’espace offert pas la portière droite n’était pas suffisant pour Scott qui fit marche arrière.

- Je t’aurai Brandy, je t’aurai !

Brandy se concentra, elle tenta de retrouver ses esprits, de se calmer, elle souleva Showny et l’installa plus confortablement contre sa poitrine douloureuse.

- C’est tout, c’est tout, calme-toi mon coeur ! dit-elle à l’enfant qui sanglotait encore.

- Brandiiii ! Scott criait à nouveau, tel un félin, il contournait l’épave du Bedford en cherchant un moyen d’y atteindre sa proie.

- Brandii, tu ne m’échapperas pas !

La femme écoutait pour tenter de repérer où l’homme se trouvait à présent.

- Brandi ? la voix de Scott s’était faite mielleuse et fausse, Brandy, j’ai une surprise pour toi ! Scott était monté sur le toit de la cabine et il se tenait juste au dessus de l’endroit où il imaginait que la femme était bloquée.

- Brandy, tu ne vas pas être déçue !

Puissamment, il leva les bras.  Ses mains serraient le manche en bois de la pelle à grille, et Scott frappa une première fois.

Brandy étouffa un cri muet comme les dents acérées de la pelle transperçaient la tôle du camion, s’arrêtant à quelques millimètres à peine de sa tête.

Elle prit Showny dans ses bras et la serra très fort pour la protéger.

Scott posa un pied sur la tôle et tira de toutes ses forces. Dans un grincement infecte, les dents ressortirent de la tôle.

- Qu’est-ce que t’en dis Brandy ?  C’est pas plus mal qu’un fusil hein ?

Une seconde fois, Scott abaissa la pelle, y mettant cette fois toute sa puissance et toute son énergie.

Les 9 dents perforèrent la carlingue en crissant et vinrent légèrement blesser Brandy au cuir chevelu.  Sa tête se mit à saigner.

Showny se remit à brailler.

- Brandy ?

Il frappa une troisième fois, manquant la femme de justesse.

Une quatrième fois, puis une cinquième.

La lumière du jour fusa au travers des trous laissés par les dents de la pelle.

- Brandy ? tu penses à notre enfant ? il frappa à nouveau, poussant sur le manche en bois pour que les dents pénètrent plus profond encore.

Scott se déplaça légèrement et darda à nouveau la tôle avec la pelle.

Les dents émoussées s’enfoncèrent dans le bras dénudé de Brandy qui hurla de douleur.

- Brandy, alors, tu te décides ? Scott frappa de nouveau.

A présent, le refuge de Brandy était criblé de trous alignés.

La pelle perfora une fois de plus l’acier, à quelques centimètres du visage terrassé de Brandy, mais cette fois, Scott ne la retira pas.

La femme l’entendit redescendre et sauter dans la boue.

Ses pas résonnèrent le long du Bedford, Brandy écoutait tandis que dans sa poitrine, son coeur battait à tout rompre.

- Brandy ? Scott s’était à nouveau agenouillé près de la baie du pare-brise, ses yeux cherchaient Brandy dans l’obscurité filtrée des rais de lumière passant par les trous.

- Brandy ? Brandy, tu ne sens rien ? Scott souriait, ses dents blanches contrastaient avec son visage maculé de boue et de terre glaise.

- Brandy, tu ne sens pas ?

Brandy renifla, ses yeux pleuraient, mais elle tenta malgré tout de sentir.  Scott était fou, mais il voulait lui dire quelque chose et elle savait ce qu’il insinuait.

Le mazout !

Le mazout du réservoir crevé se répandait tout autour du camion.

Scott patientait, il savait qu’elle avait comprit et il alluma une cigarette extraite de son paquet froissé.

- T’as compris Brandy ?  Si tu ne sors pas immédiatement, je vous grille toutes les deux !

Brandy tenta de se dégager, mais rien n’y fit, elle eut beau tirer sur ses jambes, se tortiller en tous sens, pousser sur son dos, bomber le torse, elle était prisonnière de l’épave.

- Passe-moi Showny Brandy, passe moi notre fille et je te laisserai tranquille ! dicta l’homme en recrachant la fumée bleue de sa Marloboro.

Showny, étrangement, ne pleurait plus, c’était comme si elle attendait la suite des événements, blottie dans les bras de sa mère.

- Scott, je .. je t’en prie, laisse-nous ! supplia la femme d’une voix presque éteinte.

- Passe-moi Showny, et je te laisse ! il allongea la main à l’intérieur pour essayer d’atteindre la femme.

Brandy ouvrit grand la bouche et le mordit avec rage !

- Brandiiiii ! salope, tu l’auras voulu ! Scott se redressa en se tenant la main, quelques gouttes de sang perlèrent au coin des lèvres de Brandy qui essaya à nouveau de se dégager.

L'homme contourna le Bedford et il sortit un mouchoir de sa poche.

Il fit rouler la molette de son briquet et bouta le feu au mouchoir.

- Brandy, tu te décides ? il criait en direction de la cabine couchée au sol à 5 mètres de là.

- Brandy ?

Brandy cherchait en vain une solution pour s’en sortir, à ses tempes, son rythme cardiaque emballé sifflait l’hallali.  Une exécrable odeur de mazout envahit toute la cabine.

- Scott, Scott, je t’en prie, ne fais pas ça ! implora-t-elle.

L’homme s’avança vers la cabine et ordonna: - relâche la petite, relâche la petite, il n’y a qu’elle qui compte pour moi !

- Jamais Scott, jamais tu ne l’auras !

Comme l’homme s’apprêtait à jeter le mouchoir enflammé qu’il tenait dans sa main, brusquement, le ciel craqua.

Zébrés d’éclairs vifs, d’épais nuages bas déversèrent leurs pluies abondantes.

Il se mit à pleuvoir des cordes, en quelques secondes à peine, il plut à verse, Scott se démena en hurlant des insanités à la voûte céleste qui s’obscurcit de plus en plus.

- Tu ne perds rien pour attendre Brandy, je reviendrai, quand tu sortiras, je serai là pour te cueillir, toi et le petit monstre, et crois-moi, je vous raterai pas toutes les deux ! sur ces mots, tandis que de légers filets d’eau se mirent à couler des trous dans la carrosserie, Scott grimpa sur la cabine et en retira la pelle à grille.

- Je t’attends Brandy, tu n’as aucune chance ! il alla s’installer sous un arbre où il s’assit en remontant son t-shirt sur ses cheveux gras en guise de capuchon.

- Je suis là Brandy, je te tiens à l’oeil ! Scott criait très fort, il voulait qu’elle l’entende, qu’elle sache qu’il était toujours là.

Exaspérée, la jeune femme poussa la cassette dans l’appareil radio.  Une seule enceinte acoustique fonctionnait encore, mais cela suffit pour couvrir les menaces vociférées pas Scott.

Son bras blessé saignait toujours, elle en souffrait énormément, mais pour l’instant, cela importait peu, il lui fallait trouver un moyen de s’extraire du Bedford et d’échapper à Scott.

La pluie redoubla d’intensité, une odeur chaude et prenante se mélangea aux effluves de mazout.

...

L'enfant avait fini par s’endormir, Brandy percevait son souffle rapide et rassurant, la radio jouait toujours la musique favorite de Scott.

De temps en temps, l’homme se rappelait à la mémoire de la femme en lui adressant l’une ou l’autre menace, et Brandy essaya encore de bouger.

Son pied gauche était piégé par la tôle froissée des bas de caisse, elle avait beau tirer, le retourner, pousser et tirer encore, elle ne parvenait pas à se dégager.

Délicatement, elle déposa l’enfant sur la banquette renversée à côté d’elle et elle joignit ses mains sur sa cheville.

Elle tira de ses dernières forces.

La douleur fut horrible, la tôle abîmée lui entailla le mollet, mais elle put extraire son pied de l’étau qui l’emprisonnait.

Brandy étouffa un cri de douleur et elle réprima un énorme sanglot qui faillit bien l’étouffer.  Après quelques minutes, la douleur se calma un peu et à force de concentration, la femme put remuer le pied.

Rien de casser, c’était déjà ça.  Elle se souleva doucement de son siège et parvint à décoller les fesses du tapis de protection.

Au dehors, sous la pluie incessante, Scott criait de temps en temps.

Là où Brandy était, Scott ne pouvait pas la voir, mais si elle sortait, il la verrait sans aucun doute, mais pour autant qu’elle restait à l’intérieur de la cabine, il ne pouvait rien deviner de ses mouvements.  Elle ramena ses pieds sur le tableau de bord et s’extirpa de l’impasse où elle était bloquée.

Soudain, la cassette s’éjecta automatiquement du poste et Brandy sursauta.  Scott n’avait pas délogé de son abri, il était toujours là-bas, à 10 mètres tout au plus de l’épave du camion.

Puis, comme une révélation, la femme eut soudain une idée géniale.

Elle tourna la commande jumelée aux essuie-glaces, et actionna les phares.

Un seul - celui de droite - se mit à briller.

Scott fut surpris, mais il ne bougea pas de place: - A quoi tu joues Brandy, tu espères peut-être faire des appels de phares ?

Par chance, l’homme ne se rapprocha pas davantage.

Brandy rampa jusqu’à la portière droite, elle s’aida de son bras valide pour entraîner Showny avec elle.

La pluie lui brouillait la vision, cependant, elle pouvait nettement distinguer la silhouette croupie de Scott sous l’arbre.

Grâce au phare allumé et aux cordes de pluie, elle savait que Scott serait ébloui et par chance, peut-être ne verrait-il pas quand elle sortirait de camion.

Brandy se ravisa.  Elle venait soudain de penser à autre chose.

Scott s’était tu.  Il était toujours là, cela ne faisait aucune doute, mais il ne disait plus rien, il l’attendait.

Elle fouilla le plancher du Bedford, et remuant tous les papiers qui avaient roulé partout, elle répertoria les cassettes de Scott.

Si ses souvenirs étaient bons, il y en avait une qu’à une autre époque, il aimait particulièrement bien écouter.

Ses doigts malhabiles cherchèrent sous le rembourrage arraché de la banquette et finalement, ils la découvrirent.

Une cassette enregistrée à la maternité.  Une cassette avec les premiers cris de Showny.

Brandy monta le volume de la radio et introduisit la cassette dans l’appareil.

Showny dormait, mais il fallait qu’elle la réveille.

A contre coeur, elle la secoua légèrement, l’enfant ouvrit les yeux, et Brandy lui pinça légèrement le bras.  L’enfant se mit à brailler; tandis que la femme repéra Scott en se risquant par la portière.

Il n’avait même pas relevé la tête, il était toujours accroupi sous l’arbre, camouflé sous son T-shirt trempé.

Brandy poussa sur la touche play et, aussi vite qu’elle le put, elle sortit du camion.

Tout avait été très vite, elle avait bâillonné Showny de sa main, et, grâce à sa taille mince, elle parvint à passer par la portière tordue, elle sauta ensuite dans la boue pour aussi vite rouler contre le train de roues avant.

Scott n’avait rien remarqué ni soupçonné.  Les cris de Showny - qu’il avait pourtant dû entendre des dizaines de fois - lui parvenaient toujours et le rassuraient sur la présence de ses deux proies.

Brandy enveloppa Showny de ses bras et rampa le long du Bedford.  D’épaisses volutes de fumées blanches montaient du sol noyé par la pluie et précisément à cet instant là, elle entendit nettement la cassette s’enrayer.  La petite bobine de ruban brun s’enroula autour des têtes de lecture et les cris de Showny se transformèrent en des onomatopées chantées à l’unisson par une voix de Mickey.

Scott se releva d’un bond et empoigna la pelle à grille qu’il brandit devant lui en chargeant.

Le dos recourbé, l’allure féline, il contourna le Bedford et surprit Brandy et Showny qui s’abritaient sous l’essieu plié.

- Scott, je t’en prie !

L’homme brandit la pelle et la lança en avant.

In extremis, la femme réussit à esquiver le coup, elle s’aida de ses jambes pour reculer davantage et aller se blottir contre le métal encore chaud du camion.

Scott, mouillé des pieds à la tête, les yeux embués, la bouche ouverte sur un cri d’effort titanesque, souleva les bras et, Brandy n’oublierait jamais cette image affolante et désespérante, à l’instar d’un diablotin il abaissa sa fourche...

 

La lumière avait été terrible.

L’odeur aussi.

Une odeur âcre et nauséabonde, une odeur de cuivre, de brûlé et de sang.

Une lueur aveuglante, un flash extraordinaire presque irréel.

 

Un éclair le foudroya sur place alors qu’il brandissait sa pelle à grille.

Un bruit infernal.

Brandy avait baissé la tête, elle avait protégé ses yeux de son bras replié sur Showny et elle avait crié, de tout son être, à l’infini.

Scott fut grillé sur place, châtié par le doigt de Dieu qui le guettait.

Une masse noire et fumante s’écroula dans une ornière profonde qui bouillonna sous l’effet de la température élevée.

Showny braillait toujours, mais cela n’avait plus d’importance, tout était fini, elles étaient sauvées. 

 

Par miracle.

 

 

 

FIN

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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 287

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