Elle reprit connaissance, allongée sur le dos. Et entendit les voix de Zinzoline et de Ben. Son ami retirait doucement, à l’aide d’un couteau les morceaux de tentacules encore plantés dans sa peau, douleurs brûlantes du fer rouge.
Elle avait si mal. Essaya de bouger, se relever maintenant qu’elle avait ouvert les yeux. Sans succès.
« -Encore heureux que je t’ai surdosé en guillave, le jour où je voulais soigner tes pieds. Car c’est ce qui t’a permis de ne pas mourir. Il leva les yeux au ciel, comme pour chercher ses mots
-Y’a pas à dire ! Chacun de nos actes a une conséquence » , puis il lui fourra à nouveau de l’antipoison dans la bouche.
Ben, le commerçant. Ben, le sauveur.
C’est lui qui avait stoppé les turbines. En salle des machines. Activé la vidange, pour évacuer l’eau, mais ça ne suffisait pas, alors il avait brisé la vitre de l’aquarium… pour la soustraire à la guêpe des mers
Surveillant Guée, comme sa propre ombre, parce qu’elle ne devait pas disparaître, non pas comme l’autre, non ne pas reproduire la même erreur. Il se devait de ne plus être faillible. Car il avait déjà amené, par mégarde, une autre de ses protégées (enfin, qu’il était censé protéger) dans la grande gueule de ce loup de Mentor, une de ces femmes hybrides, il lui avait livré une première proie, sur un plateau. Depuis, il dormait très peu.
Un des effets indésirables et secondaires de la culpabilité.
Il avait donc suivi Guée et Mentor lorsqu’ils étaient sortis de la salle des banquets, avait compris que le courant artificiel était conçu pour apporter la proie à la méduse, et avait entrepris de stopper la machine. D’anéantir cet aquarium.
Il s’accroupit et passa doucement sa main sur le front de Guée.
Zizoline vrombit au dessus de leurs têtes.
Guée sourit à la mouche indestructible, elle demanda, de sa voix affaiblie :
« -Maintenant que je suis sauvée, tu me racontes comment tu as fait ? Parce que tu es bien tombée dans son potage, non ? Et Mentor t’a avalé, non ?
-Oui. Tu as bien vu !
Mais t’ai-je parlé de mes parents ? Alors, pendant que tu te reposes un peu, je vais te raconter mon histoire… »
Zinzoline était née d’une union peu commune.
Sa mère, gentille drosophyle de couleur claire, était née en captivité. Comme toutes ses congénères.
Des insectes de laboratoire soumis à de très curieuses expériences. Issus de très longues lignées transgéniques. Elevés en vase clos. Des générations de tests chromosomiques, de mutations génétiques.
Un matin, un des scientifiques se mit en tête de les rendre intelligents.
L’éclosion « Alpha », dont la mère de Zinzoline faisait partie, fut choisie pour une série de d’exercices visant à développer les Q.I. Mais malheureusement, plus on les testait, pour que leur facultés intellectuelles progressent, plus leur durée de vie s’amenuisait. Alors, la drosophyle, prenant, peu à peu, conscience de sa vulnérabilité, et sentant ses jours comptés, devenant de plus en plus intelligente, et peureuse aussi car elle commença à appréhender l’avenir, décida de fuir.
D’autres y étaient bien parvenu avant elle racontait-on.
Elle profita d’un moment d’inattention d’un des chercheurs pour s’envoler.
Et, comme toutes ces mouches, sa quête restant, avant tout, olfactive : elle décida de s’envoler vers l’odeur la plus merveilleuse qu’il lui ait jamais été donné de humer. Son odorat était maintenant si développé, une autre des prouesses des scientifiques, qu’elle engloutit des kilomètres dès qu’elle repéra l’odeur.
L’odeur de sa quête ultime.
Lors de ce long voyage elle rencontra le futur père de Zinzoline.
Une magnifique mouche noire, aux poils très soyeux, à l’allure sauvage et fougueuse, une encore qui en avait réchappée, qui pour les mêmes raisons, c’est-à-dire l’odeur alléchante, parvint en ce lieu qu’on appelait « Le bar des Damnés », taudis qui régalait les mouches, d’où émanaient les effluves du pire vin qui soit (pour un être humain normalement constitué): le tord-boyau.
Elle alla vers une magnifique flaque d’un liquide aigre, aspira goulûment le nectar avec sa trompe, puis relevant la tête, croisa ses yeux. Elle sentit ses antennes frémir. Voulut le tâter quand elle entendit l’imperceptible chant émis par les vibrations des ailes de l’inconnu.
Leurs ailes se déployèrent. Un coup de foudre comme on en avait rarement vu… chez les drosophyles. Elles en étaient arrivées à éprouver des sentiments amoureux…
De cette union naquit une seule mouche. Un seul œuf pondu, pour transmettre le trésor entier à l’unique descendante. Puis les amants moururent, parce qu’ils n’étaient que des mouches…
Zinzoline, naquit, orpheline, d’une copulation exceptionnelle.
Enfant, elle ne comprenait pas le grandiose patrimoine qu’on lui avait légué, puis elle constata, adulte, comment cette union avait modifié ses aptitudes par rapport aux autres. Les nombreux dons qu’elle avait reçu : une capacité hors norme de discernement, une ouverture émotionnelle stupéfiante, une longévité exceptionnelle. Décuplés sous l’effet de l’alcool.
Elle était capable de pénétrer les mondes les plus obscurs. Un jour, elle avait découvert son pouvoir. Etrange, mais peut-être n’était-elle pas une pure drosophile, peut-être un peu de sang bleu (de mouche bleue ou verte) coulait dans ses veines ? Elle pouvait lire en l’être humain. Des années de contact avec les généticiens, de stress. Des générations de manipulations. Qui l’avaient conduit à lire en l’homme. Et c’est ce qu’elle avait fait avec Mentor.
« -Voilà, Guée. Je me suis laissée introduire dans la bouche de Mentor, crois-tu que je me serai laissée écraser si facilement ? De la manière dont je suis ressortie, tu te doutes… j’ai du secouer un tout petit peu ses intestins… pour qu’il m’expulse… très, très vite…(Je crois que vous employez le terme « déféquer » pour parler de cette mécanique, non ?) il fallait donc qu’il défèque, pour que je sois catapultée et que je vienne t’avertir, oui Guée, j’ai le pouvoir de lire dans les excréments, et ce que j’y ai lu était nauséabond, d’une noirceur sans nom… Il t’a promis de ne pas te dévorer, mais pas de te livrer en pâture à sa méduse expérimentale, celle qui se nourrit de ceux de la Haute-Mer. Il paraît que vous avez une essence qu’on reconnaît entre tous, qui permet d’accélérer les mutations. »
Zinzoline vint se poser sur la joue de son interlocutrice.
« -Franchement, je préfèrerais que tu ailles te laver avant… murmura Guée
-Pas le temps, désolée »
Ce qui eut pour effet de donner à Guée l’envie de relever la tête. A quelques mètres d’elle, parmi les bris de verre, la méduse, agonisait..
Ben prit la parole, se justifiant:
-Guée, il fallait tuer ce prototype. Et stopper ces recherches génétiques. Sais-tu pourquoi il voulait te livrer à cette chironex fleckeri? Il voulait que la guêpe de mer devienne notre prédateur. Que par ton biais, elle prenne goût à la chair humaine. Que tu serves de transition. Mentor voulait progressivement leur livrer des habitants de la Cité. En tant que Haut Dignitaire il se doit de limiter la croissance démographique. Actuellement la ville est surpeuplée. Cette méduse a été conçue dans le but d’exterminer, et puis, pour Mentor, c’était l’occasion rêvée de remettre au goût du jour les spectacles cruels et sanguinaires qu’il affectionne tant, ces jeux du cirque, dans une arêne aquatique.
Le silence était pesant.
Guée essaya encore de s’asseoir, mais dut rester allongée sur le sol, immobile.
« -Aïe ! »
Elle venait de recevoir de minuscules projectiles sur le plexus solaire, sur ses blessures ouvertes.
Tho le Torturé, en jeune oracle, était là, apparu subitement devant elle, les mains encore pleines de graviers, il riait aux éclats.
- Hi hi hi. la douleur, elle te fait réagir… un aiguillon, mais pas l’odeur hi hi hi... As-tu vu que tu avais une mouche pleine de caca sur la joue ? Hi hi hi, je venais voir… en quelle charmante compagnie tu étais.
Et tu es encore toute nue ? Décidément, c’est une manie chez toi ! Tu les cherches, tu les cherches ! Hi hi hi
-Attends, je viens de risquer ma vie, et toi, tu ne trouves rien de mieux à faire que de me jeter des graviers sur mes blessures !??! et de ricaner ???!!! Et gna gna gna, j’aime bien faire ça aux filles, et gna gna gna je lui fais remarquer qu’elle est nue, et gna gna gna je la ridiculise en lui faisant croire, qu’ici on s’habille avec des sacs à patate et gna gna gna mine de rien, je suis toujours en train de la reluquer quand elle est nue… espèce de gros bébé sénile va ! »
Elle se releva d’un bond, furieuse
« -Bon, eh bien je vois que tu n’es plus en train d’agoniser hi hi hi, et que tu tiens très bien sur tes deux jambes…je peux donc partir. Et tu sais ce qu’il te reste à faire ? Souviens-toi des Pierres-Figures… il faut « désosser » la méduse… »
Puis il disparut après avoir cligné des yeux.
Elle constata, alors, avec surprise, la rapidité avec lequel son état de santé s’était amélioré. Mais elle n’aimait décidément pas ses méthodes…
Il était temps d’en finir.
Là, gisait la cuboméduse. Elle s’était revêtue d’une combinaison en latex, trouvée dans l’appentis, jouxtant la salle des machines, pour éviter tout contact avec les tentacules. C’est là aussi que Ben avait trouvé le matériel pour briser la vitre. Elle bougeait encore…
Mais pourquoi elle avait pris cette méduse pour sa mère ?
Zinzoline lui révéla ce qu’elle avait lu en Mentor
Cette méduse avait bien mangé sa mère. Elle en avait fait son premier repas. Et seul repas humain. Une expérience que Mentor avait patiemment attendu de renouveler avec une autre de la Haute-Mer.
Il avait guetté Ben, sachant qu’il reviendrait encore avec de la marchandise.
Terrifiante, la façon dont cette bête avait su se servir des cellules de sa génitrice, en prédateur humain qu’elle était en train de devenir, elle lui avait envoyé des images, comme des souvenirs de sa vie foetale. Mais comment avait-elle fait, pour puiser toutes ces informations… autant de similitudes… du mimétisme… ? Horrifiée, elle s’adressa à Zinzoline :
« - Est-ce que tu crois, que cette mère qui m’a abandonné, était, elle aussi une tueuse, qu’elle m’aurait tué... , comme la chiromex a tenté de le faire? Car cet amas gluant me regardait, me parlait , proposait de me bercer, me couver...
Zinzoline soupira (car elle savait le faire), et répondit :
-Toi seule , le sait, Guée… au fond de toi… au plus profond de toi…
-Oui, tu dois avoir raison… » répondit tristement Guée
Guée regarda Ben. Il comprit alors qu’elle savait.
La Guerrière munie d’un long couteau s’approcha de la méduse, monta sur l’ombrelle, la coupa, pour voir ce qu’elle avait à l’intérieur de sa peau, sous la mésoglée, ce qui l’avait fasciné. Elle plongea dans la fente béante, pataugea dans un espèce de magma gélatineux, jusqu’à rencontrer sous ses pieds quelque chose de dur… elle se servit de ses mains pour attraper l’objet, qu’elle extirpa laborieusement de la fente… la fin de sa première épreuve.
Et elle en sortit un os, long, ses compagnons lui confirmèrent qu’il s’agissait d’un fémur humain.
Maîtrisant son premier réflexe, la répulsion face à la pièce rigide incarnant la mort, elle la serra finalement, après quelques instants d'hésitation, sur son cœur, tendrement, car elle reconnut les cellules qui avaient aidé à sa conception.
C’était le fémur de maman, elle le savait le ressentait au plus profond d’elle (même si elle n’avait jamais connu sa mère, ni son fémur d’ailleurs, encore moins l’os de son fémur). Elle caressa ce drôle de legs, toute attendrie. Le vestige.
Zinzoline sut alors que la mutation de cette méduse était exceptionnelle, pas encore au point, mais la digestion du squelette avait été effectuée en quasi totalité, excepté l’os le plus grand du corps humain. Et ce qu’elle vit, ce fut la seule à le voir, l’horrifia : la dissection pratiquée par Guée avait mis à jour un cerveau…
Et l’affreux Mentor, où est-il passé ? Après que Ben ait lutté avec lui, il avait disparu, envolé semblait-il.
Les trois amis décidèrent de reprendre rapidement la route, parce qu’ils se disaient, qu’en ce lieu, ils n’allaient pas faire... de vieux os. Ils s’enfuirent de la cité en pleine nuit.
Guée mit avec amour « maman » dans un sac à dos, et l’emmena avec elle.
Ils se retrouvèrent de nouveau sur les routes…
A la recherche de la prochaine épreuve.
(Je dédie ce texte à une personne rencontrée il y a un certain temps, dont l’avis comptait énormément pour moi (et ça c’était un problème) et qui m’a dit que ce que je faisais, c’était de la merde. Ce qui m’a amené, depuis, à beaucoup réfléchir et à me questionner sur ma condition d’être humain et à constater qu ‘effectivement il était dans le vrai : je ne peux nier que : quotidiennement je produis des matières fécales, en d’autres termes: je fais de la merde (et c’est plutôt un signe de bonne santé). Et puis, même les princesses font caca… Donc là je viens d’écrire un texte assez … fécal. Merci à Zinzoline. Allez…fertilisons les sols, car nous nous devons tous d’enrichir notre chère terre natale, et allez, je me lâche : prout ! ;-))
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Commentaires :
pseudo : alnilam
"signe de bonne santé ?" l'expression "ça va ?" viendrait, parait-il, de "comment allez-vous à la selle ?" Pardon d'être aussi prosaïque, je recommencerai plus, promis .:-)
pseudo : VIVAL33
Merci à toi fidèle lecteur ;-)! Je pense que la prochaine fois que je demanderai, à quelqu'un "ça va?", je serai morte de rire, et j'aurai une petite pensée pour toi... mais bon, tu imagines la tête des gens, si on leur demandait, d'emblée: "et votre transit intestinal?", ils nous enverraient ch... très probablement. Donc, respectons les convenances;-), oublions les sens premiers et le prosaïsme, tu as raison. Sinon, moi, ça va. Et toi? ;-). Merci de ton commentaire qui m'a bien fait rire: et ça fait du bien!!! Amitiés alnilam
pseudo : scribio
Bonjour Vival, quelle imagination !!! sacre bleu où vas-tu chercher tout cela ? je suis admirative. Bises
pseudo : Cécile Césaire-Lanoix
Eh bien, quelle aventure ! Il n'y a pas à dire : tu maîtrises ton sujet. Chapeau ! Mais j'avoue que ce qui m'a vraiment fait rire, c'est ton commentaire à la fin. Je l'ai trouvé : royal ! On ne saurait dire à présent, que cet auteur "ne se prend pas pour de la merde." Réplique tout simplement géniale, belle et intelligente Vival ! ;-) Grand cdc, évidemment ! Meilleurs voeux à toi aussi. Au plaisir de te lire.
pseudo : VIVAL33
Merci scribio, merci Cécile! ;-D
pseudo : Le gardien du phare
Quelle imagination! Quelle mouche vous a piquée? En tout cas "ce n'est pas de la merde"...
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