La première fois, j'étais entrée dans ce café un jour de pluie diluvienne, un peu par hasard et puis aussi, parce que ce petit café s'appelait "le Pascal" ! Je l'ai tout de suite aimé. C'est son petit air rétro qui m'a plus d'emblée. Le zinc était elimé juste ce qu'il faut. Il y avait sur la gauche un juke-box qui jaugeait les clients d'un air narquois et puis la patronne aussi devait dater ! Et j'aimais ça. Je veux dire : rien n'avait l'air réel mais tout semblait bien à sa place. Je suis donc entrée et je suis allée prendre mon café au bar. D'ordinaire, je détestais aller quelque part seule, je me sentais comme épiée, jugée. Mais là, je me suis sentie bien. Comme si j'étais déjà venue dans ce café. Le lendemain, alors que j'étais pressée de rencontrer l'agent artistique qui devait me donner le scénario de la pièce de théâtre que je jouerai au printemps, mes pas me conduisirent "au Pascal". Je m'assis au comptoir comme la veille pour prendre mon café et fumer une cigarette. C'est en tournant la tête pour rejeter la fumée que je le vis ! Il était assis à ma droite. Il regardait droit devant lui. Ses yeux ne bougaient pas. D'ailleurs, rien, dans son visage, ne bougeait. On aurait dit qu'il était en cire, comme au musée Grevin et, à un moment, je me mis à douter de son existence réelle ! Il était vieux mais je n'arrivai pas à lui donner d'âge. Son immobilité m'hypnotisait. Je n'arrivais plus à détacher mon regard de cet homme. Il était bien habillé, dans des tons marrons et beige. Ses chaussures étaient très classes et bien cirées. Il avait posé son magnifique chapeau à son côté. Ce personnage me fascinait tellement que je commandais un autre café, pour pouvoir le regarder encore un peu ! Il ne bougeait toujours pas et regardait fixement une chose que personne d'autre ne voyait ! Il semblait loin de nous. Sur ses lèvres se dessinait l'ébauche d'un sourire mais sinon, son visage ne reflétait pas d'émotion particulière. Le verre qui était posé devant lui était intact. Je regardais ma montre et je pris congé, à regret. Le 3ème jour était un jeudi et j'attendais depuis le matin très tôt le moment d'aller prendre mon café "au Pascal" en espérant de toutes mes forces que le vieux monsieur serait encore là ! Je le vis bien avant d'entrer dans le café. Il était près de la fenêtre, à la même place que la veille. Son regard était toujours fixe, lointain et il arborait le même petit sourire. Je me demandais alors depuis combien de temps il venait, depuis combien de temps il contemplait le vide ? Je pris ma place au comptoir et la patronne m'apporta mon café sans que j'aie rien demandé et elle vint me parler, encouragée par le grand sourire que j'affichais. Je me sentais vraiment bien dans ce petit café. Elle me dit qu'elle s'appelait Yvette et était née en Bretagne. Elle était maquillée et habillée comme ces poupées de collection dans des boites transparentes que des gens au goût particulier ramenaient de leurs périples à travers le monde. J'étais contente de parler avec Yvette mais, en même temps, comme je devais la regarder, je ne pouvais plus regarder le vieil homme ! J'aurais voulu poser des questions à son sujet à Yvette mais je n'osais pas. Je sentais que je me devais d'avoir de la retenue. Ce n'est que quelques semaines plus tard que j'osais demander à Yvette, qui désormais m'attendait comme le messie, trop contente de pouvoir bavarder un peu avec une personne très différente des habitués pochetronnés qui faisaient le gros de sa clientèle, qui était ce vieux monsieur. Le vieil homme avait été présent tous les jours depuis que je venais dans ce café, toujours à la même place, avec toujours le même regard absent et le même petit sourire qui ne voulait rien dire. Et Yvette me raconta ce qu'elle savait de ce vieil homme. Charles AGOPIAN, tel était son patronyme, était chapelier et tenait un commerce dans Paris, dans les beaux quartiers. Il avait "réussi" comme l'on dit. Son commerce était florissant et coiffait des têtes réputées et connues dans le tout Paris !! C'était une belle revanche pour cet homme issu d'un milieu plus que modeste. Charles était un homme délicieux et charmant, toujours souriant. Il était marié à Marthe ! Son Amour ! Ils s'étaient rencontré fortuitement lors d'un congrès sur la mode. Marthe TOURANGOT était, elle, issue d'une famille de la bourgeoisie lyonnaise et leur mariage suscita beaucoup de remous dans sa famille. Qu'importe ! Marthe avait du caractère, elle avait tenu tête à sa famille et au fil du temps, Charles fut accepté de tous. Il était travailleur, honnête et droit. Marthe et lui formaient un couple uni et leur vie s'écoulait tranquillement. Charles créait et façonnait des chapeaux et Marthe les vendait à une clientèle huppée et argentée. Seule ombre au tableau : il s'avéra que Marthe ne pouvait pas avoir d'enfant. Qu'importe ! Cela n'altéra en rien leur bonne humeur et leur gentillesse. Ils s'occupaient beaucoup des enfants de leurs frères et soeurs respectifs. C'était ce qu'ils appelaient leur "rêve inaccessible". La vie s'écoula ainsi, lentement... Les cheveux de Marthe et Charles devinrent blancs, des rides couraient sur leurs visages. La boutique de chapeaux avait été depuis longtemps cédée à un chapelier talentueux et qui avait été digne de prendre la relève. Et quelques autres années heureuses s'écoulèrent. Puis un jour, l'esprit de Marthe fit l'école buissonnière. Elle ne reconnaissait plus les gens. Elle vivait dans un autre monde, dans son nouveau monde dont même Charles ne faisait plus partie. Mais il décida de s'occuper d'elle coûte que coûte et jour après jour, au nom de leur amour, il lui prodigua les soins dont elle avait besoin, il la faisait manger, il lui faisait sa toilette, il lui racontait de jolies histoires, il lui parlait d'eux, de leur vie, de leur amour l'un pour l'autre. Mais l'état de santé de Marthe empira et par un beau matin de mai, Marthe partit rejoindre le paradis dont ils avaient souvent parlé ! Et, à son tour, malade d'amour, ivre de chagrin, Charles lui aussi, perdît un peu la raison. Il était persuadé que Marthe était partie en promenade et qu'elle allait revenir. Il fût placé en maison de retraite mais il pouvait aller et venir à sa guise, son état n'avait rien d'alarmant ! Et un jour, Charles poussa la porte du café "le Pascal", il s'assit, commanda une menthe à l'eau et il se mît à attendre en regardant au-dehors d'un air absorbé et en même temps absent. Voilà l'histoire de Charles ! Je fus bouleversée par ce récit d'amour. Ce jour-là, je pris ma tasse et j'allais m'asseoir à la table de Charles, juste en face de lui. Le vieil homme mît un peu de temps à s'aperçevoir de ma présence. Lorsqu'il me regarda, son visage s'illumina !! Un immense sourire barra son visage ridé. Ses yeux bleus plongèrent dans les miens, intensément, puis d'une voix tremblante, il dit : "Marthe ! C'est toi Marthe ! Tu es revenue. Je le savais. Tu es là, ma douce Marthe, mon amour !!" J'étais tellement étonnée et embarassée que je ne sus quoi répondre. Je tournais la tête vers Yvette pour trouver du secours mais elle pleurait comme une madeleine. Je ne savais pas quoi dire. Je me tus. Je lui souris et lui pris la main. Il but sa menthe à l'eau puis me parla des choses que nous avions faites dans notre jeunesse. Est-ce que je me souvenais de ceci, de cela ??? Je restais ainsi près de 2 heures à l'écouter. Puis je dus partir et devant son angoisse, je lui promis de revenir le lendemain. Ce que je fis. J'étais devenue la Marthe de Charles et je revins, tous les jours, jouer mon plus beau rôle dans ce petit café...
"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"
Style : Nouvelle | Par pupucekib | Voir tous ses textes | Visite : 571
Coup de cœur : 11 / Technique : 9
Commentaires :
pseudo : ifrit
C'est vraiment magnifique, l'amour comme on ne le voit plus. Ca doit être pour cela qu'elle le trouve dans un bar comme on n'en voit plus...
pseudo : dorianmiles
Super texte ou se dessine une part de mystère avec Charles.Belle métaphore au début,on se laisse couler dans la réalité pour finalement repartir dans l'imagination avec l'histoire de Marthe et de Charles.La chute brutale du rôle que doit jouer la narratrice est stupéfiant.Un super texte qui m'a fasciné bravo a toi.
pseudo : pupucekib
Merci beaucoup dorianmiles !!
pseudo : iloa
Oh ! c'est beau...Merciii...
pseudo : Ombres et lumières, une vie
Quand on a du taleeeennnnnnt A offrir en partaaaaaage !!!!! Cdc, pupucekib
pseudo : pupucekib
Merci Iloa et Ombres... Je l'aime bien le petit papy de mon histoire !!! Ombres : tu fais bien de commencer à travailler ta voix avec tout ce que l'on a à chanter !!! @+
pseudo : Karoloth
Emouvante cette histoire. Bravo.
Nombre de visites : 19473