"Julie, dépêche-toi !! Descends, tu vas rater ton car..."
"Je descends, je descends. C'est bon, j'ai presque 1/4 d'heure d'avance maman !" répondit Julie qui s'était habillée, pour la circonstance, avec soin et s'était même un peu maquillée, juste ce qu'il faut pour essayer de se mettre en valeur, avec, au fond du coeur, un espoir muet mais prégnant : qu'il la voit, qu'il la remarque, elle, Julie !
"Eh ben ma cocotte, c'est pas des bouches d'oreilles que tu nous as mis, c'est des boules de noël !!"
"Oh c'est bon maman, garde tes vannes pour toi, ok ?"
"Ouais ben t'as raison, fais comme tu veux, vu que le ridicule ne tue pas.... Bon t'as ton billet de train, ton billet pour le concert et un peu d'argent ?? Des mouchoirs, t'as pas pris de mouchoirs.... Je t'ai déjà dit cent fois qu'on ne sort jamais sans mouchoirs en papier, ça sert à tout ! Si t'en as pas, c'est la cata et crois-moi, je sais c'que j'dis..." dit la maman de Julie avec cet air qu'ont les mamans qui savent !!
'Ouais bon maman, c'est bon, j'ai tout !! Aller, j'y vais... Alors, à demain..." et Julie se hâta vers la porte tant pour échapper aux paroles archi connues de sa mère que pour courir vers son idole.
L'air lui piqua le visage si fort que ses joues gelèrent d'un coup et ses yeux se mirent à pleurer. Elle marcha d'un pas rapide, ce qui, vu sa corpulence, était un exercice peu aisé. Il faut dire qu'elle était plus que motivée, Julie. Ce concert, elle l'avait préparé dans sa tête, elle en avait imaginé tous les instants, elle en avait presque respiré toutes les odeurs. Elle s'était fait un film pendant ses nuits où le sommeil ne venait plus, où aucun rêve ne venait plus la hanter. Elle se mettait en scène avec son idole. Il la remarquait, la faisait monter sur scène, l'embrassait, se faisait prendre en photo avec elle...
Puis elle se réveillait avec des étoiles dans les yeux.
Et les étoiles disparaissaient bien vite pour laisser place à son quotidien.
Ces murs, ces meubles, ces bruits, ces silences...
"Mon dieu, je vous en supplie, emmenez-moi loin loin.... Prenez-moi ! Je vous donne mon âme, ma saleté de corps à la con. Tout ! J'vous donne tout pour que tout s'arrête et que je n'aie plus mal... J'ai mal, si mal... Pourquoi chuis là, ici, dans cette chambre, dans cette maison, dans cette ville pourrie, dans ce corps qui pue ???"
Julie hurlait son désespoir à ses propres entrailles pour mieux pourrir de l'intérieur. Pour distiller à ses poumons, son coeur, ses reins, sa rage et son dégoût d'elle-même.
Elle pleurait tout le temps, sans cesse.
Elle souffrait tout le temps, sans cesse.
Julie avait quitté l'école où elle n'avait aucun ami, aucune envie, pour aller en apprentissage chez un boulanger qui l'avait prise sous son aile, en quelque sorte. Il avait su voir son désespoir, avait posé des mots sur ses maux, il était gentil et ne se moquait pas ! Alors Julie avait repris un peu confiance. Elle avait appris le pain. Elle était restée parce que c'était plus facile que de se remettre encore en question et puis elle aimait faire du pain. De toute façon, ça ou autre chose...
Elle aurait bien voulu être belle, mince, intelligente. Elle aurait bien voulu susciter l'intérêt. Mais son physique ingrat annihilait tout le reste. Depuis toute petite, elle s'était polarisée et on l'avait polarisée sur son poids, sa peau rouge, ses cheveux filasses et ses oreilles un peu décollées ! A partir du CE2, son esprit refusa d'apprendre. Plus rien ne rentrait dans son cerveau. Il n'y avait plus de place dedans. Toute la place était prise par la souffrance ! Comment fait-on pour mourir quand on a 8 ans ?
Cette question, Julie se la pose tous les matins. Comment fait-on pour mourir quand on a 22 ans ?
Un jour, à la boulangerie, elle entendit une voix dans la radio. Une voix grave qui caressa son âme, qui alluma son coeur, qui la fit planer pendant 3 minutes 30 !
"Le dernier titre d'Arnaud GENTIL "viens vers moi"" annonça l'animateur de la radio.
Arnaud GENTIL.....
Quelque chose venait de se passer dans l'esprit et le corps de Julie. Une chose inexplicable et douce, comme un bouleversement intérieur et qui lui fit monter les larmes aux yeux.
Arnaud GENTIL....
L'après-midi même, après la boulangerie, Julie se précipita à la Fnac pour acheter l'album de cette voix entendue le matin.
L'album était en tête des ventes du moment. Quant elle vit le physique qui accompagnait cette voix, Julie sut que sa vie était bouleversée. Sur la pochette, un garçon brun souriait et tendait le bras comme pour attraper Julie.
Sur sa lancée, Julie passa chez le libraire et acheta toutes les revues qui parlaient d'Arnaud. Et il y en avait !
Julie hâta le pas pour rentrer chez elle. Elle allait se jeter sur ces revues et écouter le CD avec le casque, pour que sa mère ne pose pas de question !
"Salut Julie ! Tu as bien travaillé ?"
"Oui maman, mais je suis crevée, je monte !"
A compter de ce jour, la chambre de Julie fût tapissée de posters montrant Arnaud tantôt lors de concerts, tantôt en studio d'enregistrement, debout, couché, torse nu, à la mer, avec des créatures blondes, brunes et merveilleuses (ça, Julie ne le supportait pas !).
Sa vie devint alors plus légère. Son coeur s'était ensoleillé. Sa vie se résumait désormais à 2 mots : Arnaud GENTIL ! Deux mots qui l'accompagnaient jour et nuit, jusque dans ses rêves. Elle avait assisté à tous ses concerts depuis et n'hésitait pas à parcourir parfois jusqu'à 500 kilomètres pour aller voir son amour secret.
C'est comme ça que ce soir, Julie brave le froid pour aller prendre son car qui l'emmènera à la gare, d'où elle prendra un TGV qui la conduira à Nantes. Le Palais des Congrès de Nantes, Julie le connaît déjà. Elle y est venue il y a un an pour applaudir Arnaud !
Pour lui, elle pourrait soulever des montagnes.
Son coeur bat la chamade et, pour une fois, elle se sent légère.
Arnaud.... Me verras-tu ?
Il y a 6 mois, à Paris, il lui avait souri ! Elle avait même réussi à obtenir un autographe qu'elle gardait jour et nuit contre elle, avec une photo qui commençait à s'écorner gravement. Qui'importe.... Avec ça sur le coeur, rien ne pouvait lui arriver !
Julie regarda sa montre et s'aperçut qu'à force de rêver éveillée, elle avait pris du retard et risquait maintenant de rater son car et ce serait une catastrophe car le suivant était une heure après...
Julie se mît à marcher très vite, le souffle commençait à lui manquer sérieusement et ses muscles, peu habitués à travailler, la faisaient souffrir de plus en plus. Son pied gauche commençait à chauffer et elle était sûre d'avoir une ampoule !
Elle regarda sa montre, 17h43 ! Plus que 2 minutes. Pourvu qu'il ait du retard ce putain de car, sinon elle allait le rater.
Et merde... Julie se tordit la cheville et la douleur fut fulgurante mais elle continua à augmenter sa cadence.
Maintenant elle courait presque. 17h44 !!!! Son coeur battait dans ses tempes, elle n'arrivait presque plus à respirer. Son coeur ne pompait plus rien et ses poumons lui insuflaient une douleur aigue quasi insupportable.
Et puis, il y eut comme une explosion dans son corps !
Julie mit ses 2 mains à sa gorge, ses yeux s'écarquillèrent et son corps lourd s'effondra, presque au ralenti et sans bruit, sauf un bruit mat lorsque sa tête heurta le bord du trottoir.
La rue était déserte. Personne ne vit rien.
Julie resta étendue sur ce trottoir balayé par un vent glacial.
Elle ne prendra pas le car, ni le train. Elle ne verra pas qu'Arnaud a changé de coupe de cheveux, elle n'entendra plus sa voix lui susurrer des chansons d'amour, son corps ne sera plus jamais pesant, elle ne se demandera plus : comment fait-on pour mourir quand on a 22 ans ?
Julie est morte.
Morte dans cet élan qui la faisait courir vers son petit bonheur, vers sa raison de vivre.
Son coeur ne l'a pas accompagnée. Il s'est arrêté.
De son pull sort un bout de photo un peu écorné.
Dans la chute, le sac de Julie s'est ouvert et des paquets de mouchoirs en papier sont répandus sur le trottoir...
C'est vrai, ça peut toujours servir les mouchoirs en papier...
Pupucekib
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