L’année scolaire se terminait, les heures de cours se faisaient rares. Quand ils quittaient le collège plus tôt qu’à l’habitude, Moussa et Nicolas passaient une partie de leur temps au centre commercial à flâner au milieu des rayons d'informatique, de DVD, de jeux et de bandes dessinées sous l'œil invisible des caméras de surveillance.
Autour d'eux, ce jour là, des gens de tous âges poussaient de grands chariots chargés de victuailles, de vêtements, de bouteilles de vin, de bière, d'eau et de toutes sortes de choses bien inutiles mais si jolies.
Près de l'entrée du magasin un rayonnage particulier, destiné aux promotions thématiques du moment, étalait une flopée d'objets, du plus pratique au plus farfelu, avec pour cible, l’été approchant, les vacanciers en devenir. Ceux-ci s'agglutinaient tels des abeilles en essaim autour des matelas gonflables, des gobelets plastique, des duvets, s' arrachant parfois la dernière tente à trois places, se jetant sur des jeux de badminton, des bouées fantaisies, des sandales bigarrées, le tout à des prix imbattables. On s'étonnait « c'est pas cher! » et on entassait, se réjouissant des bonnes affaires jusqu'au passage en caisse où là, les chiffres défilaient et affichaient un total qui dépassaient souvent de beaucoup les estimations; des mines déconfites se dévoilaient alors au moment de payer la note mais il était trop tard pour faire machine arrière à moins d’abandonner un peu de son amour propre.
Il en était ainsi tous les jours, chaque semaine amenant sa nouvelle promo. C'était comme une grande fête, une ivresse perpétuelle. Jamais rassasiés, les gens parcouraient les allées en tout sens cédant à la moindre de leurs envies, sans modération. Dans un instant de lucidité, on s'étonnait de les voir si avides, si vulnérables, d'être comme les bêtes d’un troupeau mener par la main savante du bouvier, avant de redevenir soi même un exalté fragile, aveuglé par la mise en scène implacable, grandiose, de l'opulence, et de se soumettre, à son tour, à ses propres et futiles appétences. C'était dans l'air du temps, ce cri, ce slogan comme ultimatum: « Acheter pour exister! Consommer pour sauver notre monde! »
Les deux enfants, eux, se contentaient d'examiner, de soupeser, de caresser, renonçant pour l'instant à la convoitise. Un jour, sans doute, eux aussi seraient emportés par le tourbillon, l'esprit anesthésié, submergé, par la multitude des spots publicitaires télévisés et radiophoniques; des affiches envahissantes collées sur chaque panneau, chaque mur, chaque espace libre; des pages tape-à-l'œil de revues,de magazines, de journaux; des pubs des sites Internet, des spams, des fenêtres jaillissantes, intempestives, criardes, agressives; des brochures aux promesse alléchantes, des tracts, des feuillets, vomis des boites à lettres. Oui, sans doute, eux aussi, un jour. Mais dans ce présent, il partageait le même émoi devant l'art de ce dessinateur qui avait donné forme et vie à ces personnages ineffables qu'ils aimaient tant; en découvrant le talent de ce musicien, chanteur, auteur; en brandissant le DVD de ce film qu'ils avaient vu ensemble au cinéma quand ils étaient si petits, se souvenant sans nostalgie des répliques comiques et se les resservant avec l'humour si pertinent et naturel des garçons de leur âges. Tout était sujet à s'amuser, à s'étonner de concert, tout était là pour jouir de l'instant, il suffisait de piocher.
Quand ils en eurent assez de baguenauder dans ce grand bazar, ils quittèrent ce temple de la profusion dédié au nouveau dieu « Business ». Comme il n’était pas très tard et qu'il faisait bon, Nicolas proposa de rentrer à pieds. « D'accord. » Ils traversèrent la zone d'activité passant entre des entrepôts, sautèrent un muret et se retrouvèrent sur un terrain vague envahi par la végétation qui, par endroit, servait de décharge sauvage. Des gravats de toutes origines s'entassaient en monticules inégaux que les herbes et les plantes finissaient par conquérir, avec le temps.
Suivant un sentier sinueux, tracé entre les massifs de ronces et d’églantiers par le passage d'innombrables promeneurs, ils arrivèrent au bord d'un étang. C'était une ancienne sablière qui avait été noyée par les eaux du fleuve tout proche lorsque son exploitation avait pris fin. De ci, de là, des pêcheurs surveillaient leur canne et le bouchon immobile à moitié noyé sous la surface tranquille. De l'autre côte de l'étendue d'eau, sur l'autre bord, des toiles de tentes étaient dressées. On aurait pu croire en les voyant que des mordus de l'hameçon avaient pris possession du lieu, mais en fait, il s'agissait de pauvres gens que les vicissitudes de la vie avaient condamnées à l'errance et au bannissement pour crime de mauvaise fortune.
Parfois on voyait certains de ces déshérités errer ça et là aux abords du centre commercial, quémandant une piécette au passant pressé qui souvent détournait le regard par peur d’être contaminé par leur trop grande misère et leur déchéance. Ces hommes, ces femmes, ces errants, n’étaient que l’avant-garde, demain des nuées de crève la faim se répandraient à travers le pays annonçant la fin des temps d’abondance pour tout à chacun.
Moussa et Nicolas ne vivaient pas dans l’ignorance de tout ça, ils savaient qui étaient ceux qui logeaient dans ces abris de fortune de l’autre côté du lac. C’étaient deux enfants de leur temps que la télé avait façonnés à leur insu comme elle l’avait fait pour leurs aînés. Le monde était ainsi fait dans ce présent que les uns regardaient, en dégustant une crème dessert à la petite cuillère, les autres au loin crever de mille manières et pour Moussa et Nicolas, il ne semblait pas que cela ait pu être différent. Ne vous étonnez pas si déjà ils avaient le cœur un peu sec. Dans leurs boites à images, il y avait des choses que l’on n’apprenaient pas.
On avait mis dans leur esprit que l’avenir leur était promis, que la vie était un vide à combler, un désir à assouvir et même s’ils tardaient à adhérer à cette vérité, ils ignoraient que de ce futur glorieux, magique que partout on leur décrivait, ils n’en seraient peut-être pas ; qu’à l’image de ces mendiants avinés, ils iraient, l’un ou l’autre, pour peu que le hasard ne leur soit pas favorable, dans les rues des villes sans un endroit où se rendre dont ils pourraient dire : « C’est chez moi. »
Au loin, une grande tour se dressait devant eux sur le fond d’un ciel gris, c’est dans cet endroit qu’ils habitaient, et comme une pluie fine commençait à tomber, ils accélérèrent le pas.
R.D
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Style : Nouvelle | Par Karoloth | Voir tous ses textes | Visite : 587
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Commentaires :
pseudo : sylphide
Une bien belle description de ce monde avide de choses et de dépenses inutiles...Et ces 2 enfants rentrant chez eux, déjà déboutés par leur présent, et leur avenir ne sera guère plus gai...sur fond de HLM grisâtre.cdc
pseudo : Déméter
Une vision réaliste de notre monde. Je ne peux me permettre de parler de l'avenir pour ces enfants. Espérons qu'ils puissent vivre une vie décente et parviennent à y glisser de l'amour. Quand j'étais enfant il y avait des bidonvilles à la périphérie. Je suis née moi-même dans une Cité d'Urgence qui venait d'être construite (ces constructions de 1954 nous les devions à l'Abbé Pierre). Comme j'ai été la première enfant née dans cette cité, j'ai été accueillie par la communauté avec joie ; je représentais la concrétisation d'une vie plus digne - de La Vie possible -. Les regards portés sur moi ont été très tendres...j'étais leur reine...on m'appelait d'ailleurs "la petite reine de la cité". J'ai l'impression que le regard de toutes ces personnes continue de me porter. On ne peut jurer de rien.
pseudo : nani
Il m'est déjà arrivé de m'asseoir à une terrasse de café et de regarder les gens s'agglutiner, se presser, se bousculer pour saisir LA marchandise en solde, celle qu'il ne faut surtout pas manqué, mais manqué de quoi, ils ont déjà tout même le superficiel, cette société de surconsommation m'effraie, j'ai cette image de ces grands magasins happant le promeneur....(je suis phobique des grands espaces ...)
pseudo : moi1
Le monde appartient à tous mais malheureusement ou est l'égalité ,la fraternité , le partage et pourtant c'est l'affaire de toute l 'humanité. Très beau texte.
pseudo : Vincent Tyman
Est-il étonnant que j'adhére aux idées de ce texte. Je voudrais aller plus loin en notant que l'on a poussé le vice jusqu'à faire detester le plus pauvre par celui qui est économiquement juste au-dessus, par peur de cette chute vers le bas il soutient l'exploiteur... Le miséreux n'est-il pas un vilain feignant ?
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