Je vous présente mon chat, Félix. Indépendant à ses heures, câlins à mes heures. Nous vivons ensemble dans ce minuscule appartement depuis si longtemps. Nous nous comprenons, la plupart du temps, sans parler. Il me regarde, je le prends. Nous tuons alors le temps à coups de caresses.
Mon chat ne joue pas. Il mange, boit et dort. C’est un chat. Dans ce quotidien, fait de tout et de rien, la vie passe le plus souvent, sans qu’il ne se passe rien.
J’étais depuis toujours, je le croyais, confortable dans cette vie sans fin. Linéaire à souhait, compensant pour les hauts et les bas de mes vagues à l’âme. Jusqu’au jour où je sentis derrière moi un vague sentiment qui me glaça le dos. Je me retournai et c’est alors que je le vis. Ce regard félin qui me fixait ardemment, quémandant une réponse à une question qui m’était tout à fait étrangère.
- " Tu as faim Félix? " lui demandais-je en faisant résonner sa boîte de croquettes.
Ce geste ne manquait jamais de le faire réagir, mais cette journée-là, il ne fît rien. Mon chat continuait de me regarder, fixement, sans bouger. Je me sentais terriblement mal à l’aise et ne comprenais vraiment pas cette nouvelle sensation, cette nouvelle dynamique entre nous.
- " Tu as soif ? " essayais-je de nouveau. Toujours rien. Pas de réaction. Je regardai son bol. Il n’y avait pas touché depuis ce matin. Ce ne devait donc pas être la soif.
Mine de rien, je tentai de continuer à vaquer à mes occupations quotidiennes mais ce regard étrange me déconcertait.
- " Tu es malade alors? ". Aucun signe ne laissait présager quelque malaise physique que ce soit. Mon chat n’était pas malade, il était simplement devenu bizarre…
J’abandonnai cette partie de devinettes et lui déclarai alors : " Je donne ma langue au chat ! ". Félix se retourna et demanda la porte. Je la lui donnai et il sortît. Au moment même où j’allais la refermer, j’entendis une voix me dire : " Merci Travailleuse Sociale de m’avoir donné la parole. Je m’en vais de ce pas dire ce que tu n’as jamais osé dire. Je nommerai ce que tu n’as jamais osé nommer."
Cet événement eût lieu il y a bien longtemps. Je ne fus pas témoin de ce qu’il fît pendant les 48 heures où il fût absent de chez moi. Cependant, au fil des rencontres de ma vie, j’ai appris ce qui s’était passé, me permettant ainsi de vous le raconter.
Le premier geste que Félix fit, fût de se cacher dans un buisson, dans la cours du voisin, et d’attendre que toute la maisonnée se fût endormie. C’est alors qu’il se mit à chanter et à hurler. Si j’ai bien compris, il avait appris les paroles d’une chanson d’Angèle Arsenault et s’en servait comme arme de destruction massive du sommeil. Lorsque les voisins se levaient pour faire taire ce bruit infernal, Félix se taisait. Personne n’aurait pu imaginer qu’un si petit animal aurait pu se cacher si bien et faire autant de fracas. Sitôt les voisins rendormis, mon chat reprenait son manège, qui dura toute la nuit. Lorsque le voisin sortit ce matin-là pour aller travailler, les yeux cernés et le ventre tordu par le manque de sommeil, Félix vociféra, toujours bien terré dans son bosquet :
" Eille ! microbe ! Oui, toi le voisin ! Aimes-tu ça de la musique toute la "nuite"? Ben non ? Bon, ben moé non plus tu sauras. Pis dis toé qu'à partir de maintenant, pour chaque nuit que j'entendrai ta musique de deux de pique pis tes cris de cochon qu'on égorge, je vais revenir pour chanter chaque nuit de ton existence jusqu’à ce que ta mort cérébrale s’ensuive."
Le voisin, entendant des voix, cru qu’il devenait fou. Il s’enfuit à toutes jambes. On ne le revit plus jamais.
Satisfait de sa première œuvre, Félix se récompensa par une très grosse crème glacée molle nappée de chocolat, le tout accompagné d’un bon Pepsi. J’imagine qu’il avait dû souffrir d’entendre le combat perpétuel de Travailleuse Sociale entre la culpabilité engendrée par la consommation et la privation qui s’ensuivait. Il avait décidé qu’il en boirait tant qu’il en voudrait, sans toutefois exagérer. Félix était un païen et ne pouvait croire qu’il aurait huit vies successives à celle-ci. Il avait donc décidé que cette vie ne serait remplie que d'un immense sentiment de plénitude. Il refuserait dorénavant de ressentir le manque, ni le sien, ni celui des autres d’ailleurs.
C'est ainsi qu'il posa son deuxième geste en téléphonant à une amie de Travailleuse Sociale. Puisqu’elle lui avait donné sa langue, il n’eût aucune peine à imiter sa voix. Voici à peu de choses près ce qu’il lui proclama :
" Salut toi qui téléphones tous les soirs, toujours pour te plaindre de ta vie, de ton patron, de tes collègues, de ta famille, de tes amies infidèles, gna gna gna... . Pauvre toi, pis après ça tu perds tes amies pis il paraît que c'est même pas de ta faute ? Mais c'est ben dur de comprendre pourquoi hein ??? Si t'es trop centrée sur ton nombril ? Ben non voyons... Tsé quand tu poses une question pour qu’on te la pose en retour… pis que ta réponse c'est juste le début d’un interminable monologue sur toi, ton nombril et tes difficultés !!! On peut pas dire que t'es centrée sur toi ! Ben non, on peut pas le dire, on peut même pas placer deux mots !!!... Je comprends que la vie est tellement difficile pour toi que c'est impossible de me demander comment je vais... Ça te demande tellement d'efforts que t'aurais même plus l'énergie pour écouter la réponse, c'est vraiment pas drôle...
À partir de maintenant, interdiction de m’appeler si c’est seulement pour te vautrer dans ta misère que tu dis détester et que tu refuses de quitter ! Personne d’autre que toi n’est responsable de ton sort ! ".
Il raccrocha, ne voulant entendre la réponse qui, il en était sûr ne serait qu’un long monologue contre sa soudaine méchanceté. Il se sentait soulagé mais refusait de ressentir la culpabilité qui serait inévitablement engendrée par la réponse. Il avait appris, par son expérience de vie, que les personnes les plus fortes en matière d’autoapitoiement, étaient les plus habiles à vous faire sentir coupable de par leur incapacité à gérer leur propre vie. Il ne voulait pas entendre la réponse ce jour-là. Ce n’était pas un début de négociation. C’était une condition à respecter pour toute personne qui approcherait Travailleuse Sociale. Cessez de quémander. Donnez et vous recevrez… Ce n’était pas une question de religion ni de philosophie, mais une simple équation mathématique.
Après ces heures frénétiques de règlement de mes comptes, Félix rentra à la maison. Il avait l’air tout aussi épuisé qu’heureux de me retrouver. Je le pris dans mes bras et lui donnai toute l’affection dont j’étais capable. Je ne lui posai aucune question ayant finalement un peu peur de constater que mon chat parlait réellement. J’avais dû imaginer le tout. J’avais pensé tout haut et voilà tout! Je fus rassurée par la suite, puisque mon chat se comporta tout simplement en chat pendant le reste de sa vie.
Ce n’est qu’à la lumière de ces informations que je compris ce qui s’était passé. À partir de ce jour, grâce à mon chat, ma vie fût paisible. Plus de musique ni de bruits de voisins la nuit. Ceci me permit de mieux dormir et de m’adonner à des occupations que j’appréciais telles la lecture et l’écriture. Je gagnai également beaucoup en temps, que je pus convertir en instants de plaisirs, ne recevant presque plus d’appels téléphoniques ni de visites nuisibles. À partir de ce jour, les personnes qui rencontrèrent mon chemin étaient des gens avec qui je pouvais avoir de réels échanges. Ceux qui ne pouvaient le tolérer quittèrent graduellement ma route de vie. Elles me manquèrent un peu au début, mais lorsque je réalisai à quel point mon moral s’améliorait et à quel point le bonheur imprégnait mes jours, je m’habituai très rapidement à leur absence.
Mon chat avait compris bien longtemps avant moi comment être heureux et il avait décidé cette journée-là que mon moment était venu.
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