Il jeta subrepticement un regard par le fin interstice qui se dessinait sur la façade de la boîte aux lettres. Il sentit son cœur peser un peu plus lourd, son espoir s’effriter comme une roche mis à nue, s’effiler tel un vieux torchon usagé que l’on aurait mis en boule et balancé dans un coin sans la moindre attention. C’est avec ce poids malsain qu’il repartit en sens inverse, fâché de n’avoir reçu aucune lettre, bien qu’il sût parfaitement que, le facteur ayant déjà terminé sa tournée depuis quelques heures déjà, il n’avait tout bonnement aucune chance de trouver le moindre courrier ! Il entama alors la remontée, cinq étages qui lui paraissaient l’Everest, inatteignable et fier, le toisant de toute sa grandeur, de sa fierté et de son orgueil.
La première marche lui fut terrible. Il dut lutter contre cette voix nasillarde, aussi logique que malsaine, qui lui criait qu’il n’avait aucune chance, que c’était perdu d’avance. Il appela à l’aide tous ses souvenirs, ces jours heureux passés ensembles, loin de tous sous-entendus, loin de toute négligence. Des instants banals en soi, ordinaires, mais qui cachaient en leur manteau profond les marques d’un amour naissant. Mais, était-ce réciproque ? Il n’en savait rien, et cette question lui brûlait le cœur, le consumait avec une lenteur cruelle, comme des braises qui refusaient de s’endormir, profitant du moindre souffle pour renaître, plus démoniaques encore, plus avides de larmes. Il s’accrocha au crépis délabré qui ornait les murs, des murs fins trop fins, tellement fins qu’il semblait qu’un simple souffle, que la plus infime pensée aurait facilement pu les soulever et les déchiqueter, détruisant la vie de tous ceux qui en dépendaient. Ils auraient alors dû tenter de survivre coûte que coûte, envers et contre tout. D’essayer de reconstruire. Ensemble ?
Il atteignit le palier et se laissa entraîner par le mouvement, seulement retenu par sa main droite au monde d’en bas, au matériel, à la fine rambarde qui manquait de céder sous son poids. Il ferma les yeux, emporté par cette ivresse aussi soudaine et inattendue que brève et délicieuse. Envolé pour un instant, il repensa au passé, le cœur gonflé d’un plaisir douloureux, car il n’est en ce monde aucun souvenir –heureux s’entend- qui n’emmène pas avec lui son bagage d’amertume et son chariot de peine. Il revécut chaque instant, chaque regard, long et profond, s’étirant dans le temps et dans l’espace, indépendant du corps. Il se remémora la fois, unique certes, où cette mèche, blonde et caressante, lui avait effleuré le visage, où le parfum violent lui avait empli les narines, se changeant en un désir sauvage, farouche, de l’attraper par la taille, de l’emmener avec lui, loin de tout, loin des autres, loin des pensées. Seulement elle et lui, pour une seconde d’infinité, seuls, ensembles…
Dans sa folie sentimentale, il atteignit le second étage, avec ce long couloir sombre et morbide, mal éclairé par une fenêtre exigüe filtrant d’une couche de crasse les rayons d’un soleil entamant une douce descente. Des deux côtés, une rangée de porte s’étirait, monotone, toutes identiques qu’elles étaient. Seuls les numéros changeaient, quoique l’on pût parfois trouver des noms, souvent lessivés par le temps, oubliés, perdus dans quelque recoin. Il ne prêta pas attention à ce spectacle identique de jours en jours, et, accélérant le pas au fil de ses pensées, il attaqua une troisième ascension, gravissant les marches avec une énergie nouvelle, qui prenait source dans les territoires vierges de son âme. Son esprit s’arrêta sur un détail qu’il s’était évertué à flouter, à atténuer, à gommer tout simplement. Il en était résulté une ombre, un être sans couleur mais monochromatique, en qui il vouait une haine féroce, accentuée ces jours où il la voyait rire, elle, face à un inconnu la plupart du temps identique, toujours ce même inconnu qui en devenait à la longue moins inconnu que ses amis même ! Maintenant, il avait un visage à maudire, sur qui laisser exploser silencieusement toute sa frustration, sa jalousie, sa haine ! Il se sentait minable face à lui, inférieur et mesquin, et, sournoisement, ce sentiment attisait sa soif de vengeance. On n’avait pas le droit de la toucher. Elle n’était qu’à lui, qu’à lui, qu’à lui !
Il passa comme une fusée devant le quatrième, sans même s’y attarder le temps d’un soupir, il reprenait déjà sa cours effrénée, plus exaltée et plus tumultueuse, brouillonne, comme tout son esprit d’ailleurs, perdu dans un flot indescriptible de terreur et de rage. Et si c’était lui le fautif, lui et lui seul. Au final, comment pouvait-il oser prétendre à mieux, à son amour, lui qui abritait tant de rancœur et d’obscurs sentiments. Peut-être était-ce lui le fléau, la source de tant de problèmes. Son départ vers un ailleurs, l’abandon définitif de ce qu’il avait cru être sa moitié leur permettrait à tous deux un nouvel envol. En laissant cet infâme prétendant à sa besogne fourbe, il offrirait à tout les coups à sa tendre un avenir radieux, plein de promesse. C’était ce qu’il voulait après tout, son bonheur, son unique bonheur par-dessus tout. Lui passerait ensuite. Il ne méritait pas ce bien-être, il l’avait compris dans le bac à sable, et emporterait ce lourd fardeau dans la tombe. Advienne que pourra ! Ainsi se sentit-il à la fois abattu et mûr, il avait le sentiment de faire ce qu’il fallait, et le prix exorbitant que lui demandait ce sacrifice lui paraissait étrangement dérisoire. Il avait tiré les enseignements de cette leçon, et se retrouvait serein, comme résigné…
Il était en nage lorsqu’il se campa devant sa porte, grise comme les autres, atone. Sa porte tout de même. A peine l’avait-il ouverte que le rideau tomba, que le voile qui masquait sa vue durant cette dernière ascension s’enleva de ses yeux. Il resterait seul, à jamais, pour l’éternité. Toujours baigné dans ce souvenir, de reflet, ce mirage d’idylle qui le hanterait par delà la mort même. Toute sa vie serait baignée de cette peur de cette lâcheté, du regret de n’avoir pas couru, de ne s’être battu. Au diable la justice, au diable les convenus ! Il était certes le plus grand salaud de la terre, il n’en demeurait pas moins sincère, et il devait se lancer, quand bien même cela annoncerait sa mort. Il pleura de dernières larmes chaudes et brûlantes, tandis qu’il dégringolait l’escalier, fier de sa brave décision.
Il courut tout le long du trajet comme si la mort eût été à ses trousses, le malheureux ! Il courut à en perdre haleine, à en oublier de penser, il courut sans réfléchir. Il l’atteignit enfin, SA maison, il s’arrêta de l’autre côté de la route quelques microsecondes, mais n’hésita pas, il refusait d’hésiter, savait qu’il ne saurait se l’excuser. Il traversa, d’un bond gracieux, la chaussée.
Il ne vit pas la mort rouler vers lui, l’atteindre dans un crissement aigu qui emplit l’air d’une forte odeur nauséabonde de caoutchouc brûlé. Il se retrouva l’abdomen broyé, en lambeaux, ses tripes trainant sur le bitume cinq mètres devant lui. Le sang semblait rire, reflétant un soleil écarlate. D’un dernier regard, il aperçut, sortant de la voiture un homme banal, avec un visage qui ne lui semblait pas si étranger. Enfin, Elle, sortant par l’autre portière, allant se coller contre le torse musclé de cet inconnu, l’ennemi de tout amoureux, cet être invincible, qui arrivait toujours trop tôt, trop vite, pour qui tout semblait être d'une simplicité exaspérante. Il ne réussit pas à vomir, mais, dans un dernier soupir, une larme dénivela le long de sa joue maculée. Il l’aimait…
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Style : Pensée | Par dark-fate | Voir tous ses textes | Visite : 438
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Commentaires :
pseudo : Karoloth
Merveilleux texte sur lequel tout le monde devrait se donner la peine de s'arrêter un instant.CdC bien qu'il semble qu'il en manque la fin.
pseudo : dark-fate
Oui effectivement... je me demande pourquoi elle n'est pas présente... Merci pour ton gentil commentaire^^
pseudo : tournesol
Quel texte magnifique...
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