Autisme
Pour vous entendre encore faudrait-il que je ne sois pas sourde.
Pour vous remarquer, encore faudrait-il que l'amour ne m'ait pas laissée au bord de la route avec les yeux crevés. Son image incrustée dans ma nuit.
Pour vous écouter, encore faudrait-il que mes oreilles se desserrent. Elles ont tant peur d'entendre ses cris de solitude que je les ai bouchées de cire à jamais. N'insistez pas, même l'eau bouillante des fontaines miraculeuses ne saurait la faire fondre.
Pour vous voir, encore faudrait-il que l'éclat du soleil noir ne dégouline pas sur mon visage. Larmes de feu délicieuses, elles emportent l'incarnat de mes joues. Détournez vos yeux de ma face.
Pour vous toucher, encore faudrait-il que mes mains ne soient pas tombées desséchées telles des membres inutiles.
Un matin, mes doigts n'ont plus perçu le contour de sa poitrine en avançant mes paumes vers la morbidité de son torse. Morts de souvenirs, ils s'entêtaient à palper le vide. Ils ont chu. Regardez, je n'ai plus que moignons sous mes manches trop longues.
Pour sentir le parfum de votre peau, encore faudrait-il qu'elle exhale les arômes qui font frémir à jamais loin de moi emportés par le blizzard.
La brûlure enivrante de l'encens n'y apportera pas de remède. Tout au plus basculerai-je sur votre couche de jasmin. Et alors?
Pour frémir sous vos caresses, encore faudrait-il que ma peau ne cherche plus les siennes.
Pour goûter votre langue, encore faudrait-il que le relent de l'antique salive ne charrie pas la putréfaction des roses.
Pour humer votre haleine et vos soupirs, encore faudrait-il que la consomption me laisse du répit.
Pour savourer votre liqueur, encore faudrait-il que je sache entrouvrir les lèvres au désir.
*
Avancer la paume de mes mains au sacrilège du Léthé, je ne saurais.
Elles formeraient une timide cuvette où je pourrais rafraîchir ma bouche, dites-vous, et les mots gargouilleraient de nouveau au gouffre de ma gorge.
Folie!
Pour vous parler, encore faudrait-il que je ne sois pas muette.
L'eau de la fontaine me brûlerait la gorge et me laisserait morte.
Pour vous répondre encore faudrait-il que je me puisse me nommer "vie".
© "Les Cinq Sens de la Chair Eternelle"
Anne Mordred 2006
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Style : Poème | Par Anne Mordred | Voir tous ses textes | Visite : 491
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