John Baxter était un mari exemplaire et le père idéal pour ses deux enfants. Toujours à l'écoute, toujours disponible, souriant et serviable, cordon bleu dans l'âme et le geste, bricoleur, sportif, intentionné et bon amant au lit, cet homme-là était parfait.
John Baxter avait un revenu annuel net de quelque 350.000 dollars et cependant il ne travaillait qu'une ou deux semaines à raison d'une ou deux fois l'an. Cette situation lui permettait d'être quasi en permanence aux côtés de son épouse qu'il aimait fidèlement et de se consacrer à ses enfants qu'il chérissait comme la prunelle de ses yeux.
John Baxter était un tueur à gages.
C'était un professionnel.
Un dur à cuir. Un type sans scrupule qui faisait montre d'un sang-froid extraordinaire, d'un pouvoir d'adaptation unique, d'une logique implacable conjuguée à une maîtrise des armes inégalable, le tout enveloppé dans un physique d'athlète. Autant de critères qui justifiaient le tarif de ses prestations exceptionnelles.
L'enveloppe brune que la semaine dernière il avait retirée à sa boîte postale anonyme contenait les documents habituels: - une feuille descriptive qui reprenait le nom [Shiro Tagashi], une bibliographie succincte, le lieu, la date et l'heure, le transport et l'hébergement, l'identité d'emprunt et le moyen; - un extrait de compte qui indiquait que la moitié de la somme requise lui avait anticipativement été versée; - un billet d'avion aller-retour avec une escale "parapluie" pour le couvrir et assurer toute la discrétion indispensable ;- trois photographies de la "cible" (une de face, une de côté et un dernier portait global pris de pied); - un passeport, un permis de conduire et une pièce d'identité le tout falsifié évidemment-; et 10.000 dollars en billets de petites coupures pour ses menues dépenses.
Et, comme à l'habituel, Baxter s'était préparé à s'absenter.
- 10 jours mes chéris, ensuite je reviens! avait déclamé John sur un ton qu'il s'était appliqué à utiliser dans ces circonstances-là, tandis que ces enfants l'encerclaient.
- C'est quoi ton métier, Papa? avait demandé, une fois de plus, la cadette qui allait avoir 13 ans.
- Papa gagne beaucoup d'argent, laissez-le tranquille, c'est grâce à lui et à son labeur que nous avons la luxueuse vie que nous menons; avait coupé sa femme en souriant.
Savait-elle? Avait-elle la moindre idée? Avait-elle le plus petit soupçon? John n'en avait aucune idée, mais il espérait cependant que son épouse ignorait tout
Et Baxter avait décollé pour Hong Kong.
Dans l'avion, John avait encore brièvement et discrètement relu la bibliographie de Tagashi. L'homme de 44 ans était un important homme d'affaires, marié mais séparé depuis peu de Zenmai Xuen, propriétaire de la chaîne internationale de restaurants Xuen à la demande de laquelle une procédure de divorce avait été introduite.
Était-ce cette femme le commanditaire?
John Baxter n'était pas compliqué. Il ne se posait jamais la question du pourquoi. Son job, cette fois, consistait à éliminer ce fameux Shiro Tagashi point final. Ses seules restrictions et exigences étaient: ni stars, ni Politiques, ni personnages d'État, ni enfants, le reste n'avait strictement aucune importance.
L'homme prit possession de sa chambre: une luxueuse suite au Royal Pacific Hotel & Tower, et puis, comme indiqué dans les instructions de l'enveloppe brune, il avait commandé une bouteille de Moët & Chandon pour deux personnes. On la lui avait montée, sans aucune question, le préposé avait accepté le pourboire en saluant et avait aussitôt disparu. Sous la desserte à roulettes, dissimulée sous la nappe en soie, jonchait une valisette en cuir noir.
L'arme !
John Baxter s'amusait toujours du choix de l'arme qu'on lui imposait. Sa préférence allait au fusil de sniper à lunette, pour la précision, mais il appréciait également ce qu'il appelait les "petits plus", les armes non conventionnelles. Il ouvrit la valisette en se servant du code qu'on lui avait communiqué, et là il découvrit le "petit plus" qui le fit sourire: une Barnett !
Une belle arbalète à treuil en kevlar et carbone: la Raptor 7860 de Barnett, le tout dernier modèle du genre qui développait une tension de 1.500 livres. Il l'épaula, ajusta le caoutchouc à son épaule, régla le viseur et a lunette et finalement reposa l'arme sur son lit. Il vérifia la paire de gants fournie, elle était à la taille exacte de ses mains, puis, il s'arrêta net. L'alvéole sensée contenir le carreau était vide. Il n'y en avait pas! En onze années de carrière, c'était la toute première fois qu'un détail manquait aux prescriptions. Pas de flèche! Un coup d'œil au réveil électronique lui indiqua qu'il lui restait 24h avant de passer l'acte. Soit assez pour se procurer un carreau. Il s'empara de la petite étiquette de contrôle marqué d'un nombre, la glissa dans la poche de son veston – il avait bien l'intention de se plaindre aussitôt rentré chez lui – et il fit directement appeler un taxi qui vint le chercher au pied de l'hôtel.
Prudent, il demanda au taximan de lui faire voir les divers commerces des environs, d'emblée, il lui glissa un billet de 100 dollars afin d'avoir la paix. Au bout d'une heure de ballade, Baxter avait repéré deux armuriers, il avait mentalement mémorisé le nom anglais des rues et puis, il avait demandé au chauffeur de le déposer à plusieurs centaines de mètres du dernier marchand.
L'achat du carreau – de marque Barnett et de type vireton [les viretons sont des traits à forme renflée hélicoïdale à l'empennage qui lors du "vol" imprime une rotation autour de l'axe, ce qui augmente les capacités de perforation et provoque davantage de dégâts] - Baxter insista sur ces importants détails - ne lui posa aucun problème, l'usage courant de l'anglais lui ayant permis de se faire comprendre du vendeur. Comme il ne possédait que des billets, John laissa un pourboire au vendeur de 2,87 dollars, ce qui ne représentait rien pour le tueur à gages, mais qui était appréciable pour l'individu et il prit à nouveau un taxi jusqu'au la Royal Pacific Hotel & Tower.
Bien que son escapade ne dura pas plus de deux heures, Baxter ne put s'empêcher d'avoir un mauvais pressentiment. Ce manquement dans le matériel fourni, même s'il était une première, n'augurait rien de bon.
Le reste de l'après-midi, John le passa à ajuster la Barnett, à l'armer, l'épauler et à vérifier et vérifier encore la lunette et sa visée ainsi que le correct emplacement du trait dans son encoche.
Éliminer Shiro Tagashi à l'arbalète … songea Baxter, pesant le pour et le contre, en expert qu'il était. Du point de vue discrétion et anonymat, l'arbalète offrait toutes les garanties, par contre, sur le plan efficacité et facilité, le choix de cette arme était discutable. En effet, il n'avait aucun droit à l'erreur. Une seule flèche donc un seul tir, car en décocher une seconde relevait de l'impossible: le temps de recharge requis pour la tension mécanique du câble était beaucoup trop long. Le commanditaire – ou devait-on supposer "la" ? - , le client dans le jargon de Baxter, avait monnayé l'usage exclusif de ce type d'arme avec les employeur de notre homme et il n'y avait donc pas matière à discuter.
À 14h00, heure locale, ce jour là, un important dispositif informatique sécurisé et totalement inviolable permit à John Baxter d'envoyer un texto à son épouse qui lui parvint soi-disant de Hollande, l'escale parapluie. C'était la procédure, une de plus, à suivre, celle recommandée pour pallier à toute éventualité.
- Tout va bien. Affaires en bonne voie. Je t'aime. Bisous à mes trésors. Disait le Sms.
Quelques minutes plus tard, le temps du relai, Baxter reçut une réponse via la même procédure.
- Bonne continuation mon amour, reviens-nous vite, tu nous manques. T'aimons très fort.
John ne téléphonait jamais à son épouse, c'était aussi une exigence de ses employeurs et une convention avec sa femme. Les réunions, les pourparlers, les transactions et les discussions interminables faisaient que ce n'était prétendument pas possible. Et au fil des années, chacun s'en était accommodé.
À 23h00, Baxter fit appeler un taxi qui l'emmena à plusieurs kilomètres de la Royal Pacific Hotel & Tower. Il déambula dans les rues animées, et un peu avant minuit, après s'être assuré de n'avoir été ni suivi ni repéré, il gravit les marches du monument – une stèle élevée au souvenir d'une divinité qu'il ne connaissait pas – contourna l'édifice et grimpa ensuite à la petite échelle métallique du poteau électrique d'éclairage.
S'était là qu'il devait se poster. S'était là, depuis cet endroit précis, qu'il avait rendez-vous avec Shiro Tagashi. Une grille, quelques centimètres carrés à peine, encerclait le haut du pylône, juste de quoi laisser la place minimale au personnel de maintenance, juste assez pour Baxter s'y positionner. Entre minuit et minuit quinze, Tagashi devait sortir du restaurant juste en face, c'était précisément à cet instant-là que Baxter devait agir.
Il estima la distance, régla la lunette et la hausse sur la porte d'entrée de l'établissement, ajusta le viseur et plaça le carreau dans son encoche. À minuit moins une, il actionna la poulie, tendit le câble et s'accouda au garde-fou. Le pouce figé sur le cran de sécurité de la Raptor.
Doucement, avec méthode, il contrôla sa respiration et cadenassa ses sens pour se concentrer totalement, faire le vide dans sa tête, ne plus penser à rien d'autre que faire son métier, agir au bon moment, avec précision, rapidité et efficacité. Mentalement, il régula les battements de son cœur et figea ses muscles pour ne plus bouger d'un millimètre. D'un instant à l'autre, la cible allait apparaître et puis une fois verrouillée, il suffisait de … La double porte s'ouvrit soudain. Baxter relâcha le cran de sécurité. Un géant en complet noir, dont la carrure paraissait occuper tout l'espace, observa les alentours, puis Tagashi, escorté de deux splendides créatures suspendues à chacun de ses bras apparût juste derrière le colosse. Ce dernier fit signe au chauffeur de la limousine stationnée sur le parking un peu plus loin, et puis, lorsque la fausse blonde à gauche de Tagashi cessa de lui mordiller l'oreille, Baxter, qui avait la poitrine de l'homme dans sa ligne de mire, actionna la gâchette.
Presque sans bruit, le câble de l'arbalète se détendit d'un coup sec, projetant le carreau à une vitesse fulgurante. L'instant d'après, Shiro Tagashi s'écroulait lourdement, foudroyé en plein cœur. Avant que qui que ce soit eut compris quelque chose, John Baxter avait démonté la Barnett, l'avait rangée dans la valisette et était redescendu pour disparaître via le sentier à l'arrière du monument.
Mission accomplie, songea-t-il en montant paisiblement dans un taxi. Au loin, des sirènes, celles d'ambulances, retentirent.
John Baxter se débarrassa de la valisette dans le Fleuve Jaune et puis il parcourut encore à pied les 2km qui le séparaient du Royal Pacific Hotel & Tower, en tout anonymat.
Le soir, allongé sur son lit, il regarda les infos et les sous-titres en anglais lui confirmèrent la mort par assassinat de l'éminent Shiro Tagashi.
Tout était terminé …
Au petit matin, John envoya un nouveau texto à Marie-Lou via la procédure relai habituelle.
- Serai de retour demain soir. Affaires conclues! Ai hâte de vous retrouver tous les trois. Tendres bisous.
Après le petit déjeuner, il reçut une réponse: - Serons heureux de te retrouver enfin, Tom a obtenu son permis de conduire, Lucy a eu ses première règles. Je t'aime! John songea qu'il commençait à se faire vieux pour ce métier-là et qu'il lui faudrait bientôt envisager une retraite anticipée afin de ne plus manquer le moindre de ces petits événements d'une vie de famille ordinaire. Et puis il avait bouclé sa valise et s'était fait reconduire à l'aéroport.
Avant d'embarquer dans l'avion, il prit soin d'éteindre son portable et comme il allait appuyer sur l'interrupteur, il s'aperçut qu'il avait reçu un nouveau texto de Marie-Lou: -Merci pour cette charmante intention, les enfants sont ravis.
Qu'avait-elle voulu dire? S'était-elle trompée de destinataire?
Après tout cela n'avait aucune signification ni d'importance. Il éteignit son portable, s'installa dans le confortable siège du côté Business Class; il commanda encore un double Whisky soda, avala un somnifère et sombra bien vite dans un sommeil profond.
Mais tout n'était pas terminé !
Lorsqu'il stationna sa puissante Mercedes sur le parking de son imposante villa, John comprit d'emblée que quelque chose clochait. Zou, leur Labrador, aboyait furieusement sur le seuil de la porte d'entrée. Baxter sortit précipitamment de sa voiture, courut pour gravir les escaliers, poussa la porte et là …
- Marie-Lou, Tom, Lu-… John n'eut pas le temps ni la force de continuer sa phrase. Attablés dans la cuisine américaine luxueusement décorée, son épouse, son fils et sa fille gisaient inertes et contorsionnés dans des positions qui ne laissaient aucun doute. L'un comme l'autre avait dégluti une bave gélatineuse nauséabonde et ignoble.
Sur le bord du comptoir, à côté de maints cartons de plats à emporter ou livrés, ouverts et vides, un joli papier de parchemin aux caractères gras et rouges avait été laissé là, en évidence.
Avec les compliments des Restaurants Yuen.
Au bas du Document, John repéra immédiatement la terrible description du menu: Fugu maison aux aromates. Sous le menu, ses yeux embués eurent encore le courage et toute l'acuité nécessaire pour lire: Yĭ yăn huán yăn yĭ yá huán yá (*);
L'astérisque entre parenthèses se rapportait à une minuscule traduction qui ne nécessitait pas davantage d'explications: "œil pour œil, dent pour dent".
John Baxter s'écroula sur les genoux, abattu. Ses mains lâchèrent le rebord de la table où gisaient les corps sans vie des siens, et puis, comme il releva la tête vers le plafond pour hurler toute sa douleur, il remarqua encore les 2 dollars et quatre-vingt-sept cents que le livreur avait probablement remis en prime des plats livrés gracieusement.
Ce fut la dernière mission de John Baxter.
FIN
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Commentaires :
pseudo : Karoloth
Un vrai polar. Splendide! Par moment j'avais le sentiment d'être dans le film "Panic".
pseudo : BAMBE
Saisissant, le suspens est là, jusqu'au bout. CDCoeur
pseudo : VIVAL33
Oui, je suis fan ;-D!
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