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Flot rance par ifrit

Flot rance

J’suis pas rasé, c’est pas grave, on est samedi. Les cheveux en bataille, enfin plutôt la crinière, j’ai de quoi faire. Ils sont pas si moches mes cheveux en fait. Ils brillent d’un joli châtain, propre, soyeux. Et puis j’ai enfin réussi à les avoir comme je voulais, aux épaules tout en restant ondulés. Une myriade de petites mèches s’éparpillent tout autour de mon visage, autant de brindilles pour un nid d’oiseau. Une paire de lunettes sur les œufs, un gros morceau d’écorce pour le nez, on dirait moi. Je jette au loin le morceau de miroir qui, même brisé, sert toujours. Quel champ de bataille ici ! Et c’est rien de le dire… Je me redresse contre le mur, le carrelage froid ne me réussit pas. Le béton non plus, mais c’est toujours mieux que les dalles sales sur lesquelles j’étais étalé. Mes mains sont dans un état désastreux, mes grandes mains maladroites tout abîmées par la vie, par la mort. Ah par contre, j’ai toujours aimé mes mains. Sauf peut-être mes doigts un peu tordus par l‘écriture, mais ça ne voit pas tant que ça quand on ferme les yeux. Si on y réfléchit bien, il y a beaucoup d’occasions pour fermer les yeux avec mes mains, agréables ou désagréables. Oui en fait, j’aime vraiment beaucoup mes mains. D’ailleurs, elles vont encore me servir un peu. Je m’appuie sur la gauche tandis que la droite pousse sur le mur pour me relever, un, deux, trois ! Mes jambes me portent, malgré les bleus et les coupures. Je sens un liquide chaud courir le long de mon mollet droit, et la même jambe qui écrase son genou à terre. J’avais oublié, avant que tout n’explose, nous nous sommes battus. Quelle bonne idée d‘avoir autant de couteaux dans ta cuisine, il y en avait au moins un pour moi. Je saisis le manche avec un grognement. Dix bons centimètres de métal tiède ont trouvé refuge dans ma chair, mais la visite est finie ! Je tire une fois, trop doucement, la plaie s’ouvre un peu plus et je trempe mes chaussures. Tiens oui, mes pieds, ces mêmes grands pieds tout aussi utiles que ces mêmes grandes mains. Pas très esthétiques, il faut l’admettre, mais sans ça, je n’aurais jamais connu la randonnée, la course, l’escalade, les arts martiaux. Et puis je n’aurais pas pu courir assez vite pour échapper au jet de flammes de ta gazinière. C’est ça de travailler à la bombonne ! Tu ne voulais pas me croire, et maintenant tu es en autant de morceaux que le poisson que tu préparais. J’ai horreur du poisson. Si ça n’avait tenu qu’à ça, je t’aurais bien quittée avant, mais tu aimais le poisson. Je grogne à nouveau à l’idée de ce fichu truc bourré d’arêtes et d’écailles, et mon grognement se change en cri quand j’extrais la lame de ma chair brûlante. Mon sang coule à gros bouillons sur les dalles poussiéreuses, pour former un magma noirâtre, on dirait de la boue. D’ailleurs, c’est bien la définition de la boue : de la terre détrempée. J’en suis à ma deuxième tentative pour me mettre debout, mais il faut admettre que l’autre couteau -celui que tu m’as planté dans les côtes avant que je ne t‘abattes la planche à pain sur le crâne- gêne un tant soit peu. J’arrache les quelques lambeaux de chemise qu’il me reste, je les mets en boule. On a déjà vu mieux comme compresse, mais ce n’est pas comme si j’étais à ça près. Ca me rappelle tes parents. La nuit où tu avais vomi partout, ils n’avaient rien trouvé de mieux à faire que passer ta chambre à l’eau de Javel, tu avais passé deux nuits de plus à vomir. Un chouette souvenir maintenant que j’y pense. Finalement, tu le méritais bien. Il faut que j‘arrête de me bourrer la tête avec ses histoires passées. Ceci dit, voir la tienne voler à travers le salon m’a procuré une certaine joie, si on ne tient pas compte du fait que j’ai été soufflé en même temps par la déflagration. Je la regarde, elle me regarde. Je l’imagine presque sourire tandis que j’attrape cet accessoire de boucher. Ca fait un mal de chien ! Pour ça, pour me faire du mal, tu étais douée, mais là je dois avouer que tu t’es démenée ma chérie ! Je revaudrai ça à tes chers parents, ne t’en fais pas, ils sauront pour toi et moi, je leur annoncerai tout en douceur. Sans la planche à pain, ce serait injuste contre le fusil de ton père. Un bon cocktail maison, et la fête est plus folle ! En attendant, c’est moi qui vais le devenir si je n’arrache pas dans la minute la bêtise plantée au plus profond de mes entrailles. Pas question de refaire deux fois la même erreur, je saisis le manche à deux mains -ou plutôt le peu qui dépasse- et je tire un bon coup. Pas le temps de réfléchir ni même de hurler, j’ai l’impression que ma tête va exploser elle aussi, comme la bombonne, et faire gicler ma cervelle sur les murs. Je me dépêche, ma chemise, ma plaie, le sang qui coule, qui fuit pour former la même gadoue infâme sur le sol, et forcément je dérape dedans pour m’étaler de tout mon long, encore. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Pour une fois que c’est pour rester en vie qu’il bat, je ne vais pas gâcher une telle occasion ! J’attrape ta sale trogne par les dents, et je m’en sers pour me relever. Tu auras au moins servi à quelque chose une fois dans ta mort. Je ris à cette pensée, douloureusement. Et je reste là, à genoux dans mon propre sang, avec ta tête hagarde à côté de moi. C‘est d‘un grotesque… La flaque a fini de grandir, je crois que mon sang ne coule plus. Il fait froid chez toi, ça ne change pas. Tu savais que je détestais avoir froid. En général, nous faisions l’amour pour nous réchauffer. Du moins, je t’attrapais par les hanches tandis que tu hurlais tout ton mépris de toi-même, tous ces mots dégueulasses qui ne m’apportaient rien, rien que le même mépris de moi-même. Mais c’est fini maintenant. Tu es morte, je suis vivant. Blessé, peut-être même agonisant, je ne me rends plus bien compte, mais vivant. Je crois que les voisins ont appelé les pompiers, la porte est en train de se faire défoncer à coups de hache. J’ai juste le temps de comprendre qu’on me rattrape avant de m’évanouir.

Tout est blanc autour de moi. Les murs, les fenêtres, le plafond, je n’ai pas encore vu le sol mais il doit être blanc aussi. La seule touche de couleur est ce petit bouton rouge à côté de moi. J’appuie, on verra bien. J’attends. Rien. Ah si, je suis dans un lit. Pas vraiment confortable, mais toujours plus que le carrelage. Je me rappelle. Notre dispute, une rupture plutôt, les couteaux, la planche à pain, la bombonne, ta sale trogne. La porte s’ouvre, interrompant le fil crasseux de mes pensées. Un homme en blouse, tout s’explique mais il tient quand même à m’informer que je suis dans un hôpital. Il me présente l’infirmière qui va s’occuper de moi. Une petite brune aux cheveux très longs, elle a de très beaux yeux, verts, et je me fiche complètement de la dose de magnésium qu’elle va m’administrer chaque jour. Elle se présente, et me prévient que ça risque d’être un peu douloureux. Je réponds que je vais vécu pire, que je la trouve très belle et qu’elle peut. Tant que ça n’est pas avec un couteau.

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Style : Nouvelle | Par ifrit | Voir tous ses textes | Visite : 742

Coup de cœur : 10 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : Karoloth

Bravo pour ce texte tellement original et si amusant. Humour noir, quand tu nous tiens.

pseudo : BAMBE

Quel capharnaüm!! je m'y suis régalée. CDCoeur

pseudo : Cha

Super texte, j'en veux encore! Magnifiquement decrit chapeau bas l'artiste!